Entretien avec Talia Bachir, doctorante
à l'EHESS Paris (CRIA) et à l'Université
Humboldt de Berlin.
Soit une ethnologue, familière de l’Allemagne, passionnée de musiques
traditionnelles. Un travail sur les musiciens
turcs de Berlin l’a amenée à
croiser le chemin des organisateurs
d’un concours de musiques, « Creole
– Weltmusik aus Deutschland ». Entre
septembre 2006 et mai 2007, elle suit
les étapes qui font passer de 500
groupes candidats à 21 finalistes issus
des sélections régionales, pour finir
avec trois gagnants du prix Creole. Au
fil de ce processus, elle rencontre une
foule de musiques inclassables (le
« jazz mésopotamien » d’Ahoar, la
« salsa bavariana » de Los Dos y Compañeros,
« l’électro-lyrique » de Kent
Masal ?…) et des notions dans l’air du
temps : la « diversité culturelle », la
« globalisation », la « créolisation » ,
le « post-colonial »... Cette combinaison
de musiques inclassables et de discours
volatiles la persuade qu’elle a
trouvé un « terrain » susceptible de
l’occuper pendant toute la durée de sa
thèse: en partant des concours Creole,
elle interrogera donc la situation
actuelle des musiques du monde en
Allemagne.
Des musiques du monde en
Allemagne ?
Dans beaucoup de mes discussions
avec des musiciens, organisateurs et
producteurs d’Allemagne, on m’a dit
quelque chose comme : « la France,
c’est le pays des musiques du monde...
du fait de votre histoire, vous avez tellement
de musiciens, alors que nous en
Allemagne, nous avons encore tout à
faire ». Cette idée peut surprendre
quand on sait que c’est en Allemagne
que sont apparus les grands opérateurs
du réseau des musiques du monde
(World Music Charts Europe, l’European
Forum of Worldwide Music Festivals,
la World Music Expo…). Mais
justement : les musiques du monde, en
Allemagne, sont d’abord vues comme
venant « d’ailleurs », relevant d’une
question internationale avant d’être
une affaire intérieure. Ce n’est que
récemment qu’elles sont devenues un
enjeu des politiques multiculturelles,
et que l’on a commencé à s’intéresser
aux musiciens du monde d’Allemagne.
Une préoccupation qui est au
centre du projet des neuf organisateurs
de Creole :
« Creole a pour objectif de permettre
la sélection et la promotion de groupes
originaires d’Allemagne, afin d’améliorer
leur visibilité dans le pays et de
les aider à poursuivre leur travail artistique,
mais aussi afin que l’image de
l’Allemagne perçue depuis les autres
pays en soit changée, et corresponde
davantage à ce qui se passe vraiment
dans ce pays » (Birgit Ellinghaus, de
l’agence Albakultur, sur la radio
WDR3, le 30 août 2006).
Et il se passe de fait beaucoup de
choses dans ce pays… Que plus de
cinq cents groupes se soient portés
candidats ne doit pas surprendre,
quand on sait que la métropole « Ruhr »
compte plus de musiciens que l’agglomération
parisienne, et que, du fait du
système fédéral, le contraste entre
capitale nationale et capitales régionales
soit moins marqué qu’ailleurs: ce
n’est pas seulement Berlin, mais aussi
Cologne, Munich, Hannovre, Stuttgart,
Francfort, Hambourg qui peuvent
faire figure de « villes des musiques du
monde » - une dénomination (Weltmusikstadt)
qui est, bien sûr, aussi
affaire de slogan. Aune époque où les
métropoles européennes rivalisent de
« diversité culturelle », les musiques
du monde sont un moyen particulièrement
efficace pour s’exposer en tant
que « ville-monde ».
Tout un monde de musiques
d’Allemagne…
Or, pour les organisateurs de Creole,
cette visibilité internationale compte
moins que la création d’une scène
nationale, fédérant les diverses scènes
musicales régionales. Par « créer une
scène », entendez « connecter ce qui
existe déjà » : chaque session de
Creole organise la rencontre entre les
musiciens de la région, des producteurs
et des journalistes venus de toute
l’Allemagne, et un public local. Cette
concentration en un lieu et en un
week-end permet de mieux exposer la
diversité des musiques, et d’offrir au
public un tour du monde des musiques
locales.
Au-delà du concours, Creole est donc
une plateforme. L’objectif ultime, ce
n’est pas de choisir trois « gagnants »,
mais d’instituer un nouveau monde de
musiques de manière durable, par
l’organisation de tournées, la création
d’un site Internet, ou encore l’invention
d’objets (compilations, badges,
cartes postales…) qui vont diffuser la
nouvelle marque de fabrique : « Creole ».
Et revoilà les étiquettes… Car pour
capter l’attention des médias, il faut
imposer une « marque » – quand bien
même celle-ci n’est pas celle dont
usent habituellement les musiciens
pour décrire leur musique. S’y
retrouve, aussi, cette tension familière
aux acteurs culturels : entre des
notions tellement communes qu’on ne
sait plus très bien ce qu’elles veulent
dire (« musiques du monde », « diversité
culturelle »…) et la promotion de
l’originalité artistique. Peut-on échapper
à ce dilemme ?
Création musicale et diversité
culturelle :
La manifestation « Creole » est patronnée
par la commission allemande de
l’Unesco, en tant que manifestation de
la diversité culturelle. Voilà un slogan
de plus, ancrant l’évènement dans un
programme social, politique, éthique –
pour des musiques qui, répétons-le,
n’ont pas besoin de cela pour exister,
mais y gagneront éventuellement une
certaine visibilité. Les termes de
« diversité » ou de « créolisation » sont
d’abord des atouts stratégiques, des
ressources pour parvenir à attirer la
bienveillance des sponsors et des
médias.
Là où la notion de diversité culturelle
n’est pas qu’un vain mot, c’est lorsque
ces acteurs ont commencé à agir avant
la convention de l’Unesco : ainsi Birgit
Ellinghaus, qui a réussi à monter,
avec sa petite agence Albakultur, un
réseau extrêmement dense pour la diffusion
des musiques du monde en
Rhénanie-Westphalie – au point de
réussir à trouver, pour chacun des
groupes qui vient participer au cycle
mensuel « Klangkosmos », une vingtaine
de dates consécutives dans ce
seul Land .
Pas un hasard non plus si la
métropole de la Ruhr, choisie pour être
Capitale Européenne de la Culture en
2010, fait figure de modèle dans les
politiques de la diversité : on y trouve
une foule de projets durables, de « best
practices » (pour reprendre un langage
familier de l’Unesco) dans lesquels
coopèrent artistes, acteurs publics, et
habitants des quartiers. En somme, on
peut (on doit) critiquer les slogans culturels
à la mode : il n’empêche que
dans certains cas, ces notions prennent
un sens et un contenu plus riches que
dans d’autres.
Cette tension entre discours institutionnels
et création artistique est au
coeur d’une plateforme de réflexion
sur les musiques du monde coordonnée
par l’ethnologue Denis Laborde
(EHESS Paris, LAIOS). Dans le cadre
d’un séminaire que j’organise avec lui
depuis septembre 2007 , nous invitons
les acteurs des musiques du monde à
venir présenter leurs activités, et à
réfléchir avec nous à cette question
commune : comment fabrique-t-on
tout un monde de musiques ? Mais
laissons là cette publicité pour en
revenir à Creole, et à la seule chose qui
compte pendant les festivals : les
musiques…
Musiques créoles : la fin des
identités ?
Un coup d’œil sur le programme suffit
pour mesurer la diversité extrême des
musiques présentées lors de ces festivals.
Chaque groupe invente son style :
en puisant dans tous les genres, de la
musique contemporaine au punk en
passant par le jazz, le folk, l’électro,
la musique baroque ou médiévale – le
tout combiné avec des sons venant du
monde entier. Toutes les frontières se
dissolvent, la controverse des
musiques du monde vs world music
(opposition qui ne marche pas en allemand
!) n’est plus qu’un lointain souvenir
…
Dans leur musique et sur scène, les
musiciens ne se contentent pas de
combiner des sons, mais ils en jouent.
Ainsi la « polka cosmopolite » du
groupe Hiss, qui mêle avec humour les
clichés de la world music (reggae,
polka, country…) tout en contant les
déboires d’un aventurier globe-trotter:
À Tachkent, c’est un doigt que j’ai
perdu
Puis un oeil, lors d’une rixe à Jacksonville
À Santa Cruz, je me suis fait tirer dessus
Et dans mon crâne se trouve encore le
projectile
À Luanda, je me suis battu au couteau
À coups d’insultes et de poings à
Cadix
À Odessa je suis devenu manchot
Et à Amsterdam, ce fut la syphilis
(Refrain)
J’ai voyagé dans le monde entier
J’ai vu les tropiques, les étendues glacées
À présent, je connais le monde tel qu’il
est
Vaste, étrange, plein de dangers
J’ai pris congé de mon pays natal
Mais j’ai appris, dans cette dure tournée
Qu’à la polka, personne ne m’égale !
(« Polka um die Welt »,www.hiss.net)
D’autres groupes jouent quant à eux
du contraste entre des références éloignées
: ainsi Egschiglen (troupe de
musiciens mongols) qui entonne à la
fin de son concert un air bavarois ultraconnu
en chant diphonique, provoque
l’hilarité générale dans le public.
Ou au contraire, la globalisation est
présentée dans ses aspects sombres :
ainsi dans cette performance inoubliable
de la chanteuse Mariana
Sadovska et de son groupe Borderland,
qui raconte l’aventure d’un
immigrant parti « pour un an », dont
on pressent qu’il ne reviendra jamais
chez lui :
« I want to go to America…
America !… For a year or… or maybe
for two !... America, for two years… I
hope not forever ! Oh no no no, not
forever… In two years I come back !... »
www.borderlandmusic.de
Or, précisément parce que les groupes
se présentent d’eux-mêmes à Creole et
ne sont pas choisis en fonction d’un
« message » clairement défini à
l’avance, le sens de la manifestation
reste ouvert – et ambigu. Ici comme
ailleurs, l’interprétation de la diversité
culturelle oscille entre deux extrêmes :
ceux qui clament haut et fort leur identité,
comme le musicien kurde Dost
Matur lors de sa prestation avec Enkh
Jargal et Christian Auer, et les groupes
qui jonglent avec les styles musicaux.
Entre ces deux extrêmes, certains parviennent
à créer la magie d’un
mélange qui va de soi : deux musiciens
de jazz rencontrent deux musiciens
irakiens, et tout se passe comme si
cette musique avait toujours existé…
Point de grandes paroles, mais d’abord
une écoute mutuelle, plus proche de
l’esprit que de la lettre d’une tradition.
Ainsi parle Saad Thamir, du groupe
Ahoar :
« Ce qui compte, c’est d’abord que
nous puissions nous comprendre, d’un
point de vue musical… Que signifie
« musiques du monde » ? Je ne me
reconnais pas vraiment dans ce terme,
il s’agit de musique, tout simplement.
[…] Pas du makam, pas du jazz,
quelque chose de nouveau : Ahoar. »
Talia Bachir-Loopuyt est doctorante
à l'EHESS Paris (CRIA) et à l'Université
Humboldt de Berlin. Elle
enseigne l'ethno(musico)logie et
l'allemand à l'EHESS et à l'ENSLSH
de Lyon.
1 - Les Musiques dans la ville. Faire de la
musique turque aujourd’hui. Mémoire de
Master 2 (EHESS, 2006).
2 - www.creole-weltmusik.de. Pour un
compte-rendu par François Bensignor :
www.alterites.com.
3 - Edouard Glissant a défini la créolisation
comme « la mise en contact de plusieurs
cultures […] avec pour résultante une donnée
nouvelle, totalement imprévisible par
rapport à la somme ou à la simple synthèse
de ces éléments » (Traité du Tout-Monde).
Contrairement à la notion de métissage, le
terme « Creole » suppose donc l’invention
d’un langage inédit, par delà la combinaison
de styles existants.
Infos sur www.klangkosmos-nrw.de.