La ville ordinaire offre en premier lieu à qui se lance dans
l’exploration sonore et musicale d’un territoire, des sons communs et
universels, sourds et compacts : des ronflements de moteurs, rompus
de manière aléatoire par quelques klaxonnes et autres sirènes, des
glissements aigus de tramway, des bruits de pas… Dans cette grande
symphonie urbaine, le bourdon des machines et le produit de nos
déplacements, occupent au premier abord tout l’espace auditif. Si l’on
s’éloigne des grandes artères, aux heures d’animation, arrivent les voix,
les interpellations, les questions et les rires. Mais c’est dans l’intimité des
locaux associatifs et des appartements que se déploient les dialogues,
les récits et quelques fois, les musiques. Aborder un territoire d’un point
de vue musical c’est aussi s’intéresser à l’environnement sonore dans
son ensemble pour comprendre la place que la musique y occupe.
La démarche de collectage, issue d’une longue tradition, naît de
l’intérêt pour la diversité des expressions musicales présentes dans un
même contexte et de l’idée que chacune de ces expressions compose
notre patrimoine artistique et culturel. L’enregistrement de témoignages
« in-situ », de récits et de descriptions des vécus musicaux, des évolutions
et des significations, recouvre plusieurs objectifs.
Il s’agit d’abord d’un acte de captation du réel à un instant donné. Comme
le photographe, le collecteur enregistre une série de portraits musicaux
dans le but de constituer un album ou un paysage sonore. Chaque
élément donne sens à l’ensemble qui, à son tour, éclaire chaque partie.
L’oreille du collecteur comme le regard du photographe, est le prisme
à travers lequel la réalité est captée puis recomposée à destination du
public. Le deuxième objectif de la collecte s’apparente à un processus
de patrimonialisation. Recueillir et par ce geste, attribuer une nouvelle
signification à des éléments musicaux disparates, les conserver pour
la postérité et enfin assurer leur transmission, leur découverte, leur
réinterprétation.
Le projet « Mémoires musicales de la Guillotière », né au
printemps 2003 avec l’aide des services de la ville de Lyon chargés
du développement des territoires socialement fragilisés, possède une
troisième finalité, celle de rendre compte de la diversité des cultures
musicales, inscrites de longue date ou de manière plus récente
dans ce quartier, et d’essayer de rendre possible la découverte et les
rencontres entre différentes cultures. Au-delà de ces objectifs plus ou
moins concrets, plus ou moins réalisables, l’intérêt de cette démarche
est le processus même qu’elle implique, le fait d’aller à la rencontre
d’habitants d’un quartier et de partager avec eux des expériences, des
vécus et des récits, des voix humaines et instrumentales.
Nous sommes donc partis durant quatre années explorer ce quartier
de la Guillotière avec l’intention d’aller à la rencontre des pratiques et
des savoirs musicaux de ses habitants. Pour un travail comme celuici,
la condition première est le temps : le temps de l’immersion, de
l’errance et des recherches historiques, le temps des rencontres
humaines. Nous avons poussé des portes et pris des rendez-vous
foison. Nous avons constitué un répertoire digne du plus universel
des annuaires téléphoniques, enregistré et filmé des moments de vie
musicale collective et des personnes assises sur le canapé de leur salon.
Nous avons partagé des repas et trinqué dans toutes les langues. Nous
avons également essuyé maints refus et maintes déconvenues.
La Guillotière est un quartier de plaine qui s’étend à perte de vue,
à l’orée d’un fleuve. Il est né d’un regroupement de maisons autour
d’un chemin conduisant à un pont, porte d’entrée d’une grande ville
séculière. Il est né comme lieu de passage, de traversées, de transits. Le
village médiéval a donné lieu à un faubourg en partie dédié à l’accueil
des refoulés de la ville et aux pratiques marginales aux fêtes populaires
et aux lieux de débordements.
Au 19e siècle, lorsque des manufactures et de grands chantiers
de construction ont occupé l’espace vacant, la Guillotière a commencé
à attirer des populations des campagnes en déclin. D’Ardèche, de
Savoie ou d’Auvergne, des familles entières sont venues s’y installer.
La Guillotière accueillait alors les sociabilités et les pratiques musicales
minoritaires de petits groupes d’habitants venus de loin. C’était le cas
par exemple des bals à la musette des maçons et tuiliers creusois venus
à partir de 1830 pour combler le besoin de main d’œuvre de la ville
expansionniste. C’était le cas également des réunions de chansonniers,
qui se retrouvaient régulièrement dans les cafés du quartier.
Dès la fin du 19e siècle, comme d’autres quartiers ouvriers,
la Guillotière est devenue le quartier d’accueil des migrants italiens,
arméniens puis espagnols et portugais. Après la seconde Guerre
Mondiale, sur la célèbre Place du pont, se retrouvaient les hommes venus
du Maghreb, cherchant à leur tour du travail dans la reconstruction de
la ville. Ensuite sont arrivés les réfugiés politiques kurdes, les expatriés
chinois et de tout le Sud-Est asiatique, du Moyen-Orient puis d’Europe
de l’Est.
Quartier des premières générations de l’exil, la Guillotière est souvent
restée, malgré l’augmentation des loyers ou des projets de restructuration
urbaine qui ont conduit beaucoup d’habitants à la périphérie de la ville,
le lieu de ces regroupements, des fêtes et des possibles expressions de
spécificités culturelles.
Aujourd’hui, la Guillotière est l’un de ces quartiers qui rassemblent
en l’espace d’un village des personnes venues du monde entier. Comme
beaucoup d’autres quartiers des villes de France ou d’Europe, qualifiés
de « populaires », de « multiculturels », qui accueillent depuis un siècle
et demi des populations migrantes, comme le panier de Marseille ou
le Barbès parisien, la « Guille » est aussi le quartier où l’espace public
est investi d’une autre manière. On se retrouve et l’on reste dans la
rue, sur les places, au pas des portes. L’espace public est depuis des
décennies le lieu de retrouvailles, d’échange et de vie, sans aucun égard
aux changements climatiques et à l’évolution des politiques publiques
qui préfèrent en faire un lieu de passage. Dans ces rues, sur ces places,
une très grande diversité d’histoires et de trajectoires se côtoient sans
forcément se rencontrer.
Malgré son histoire multiséculaire et la grande singularité de son
évolution, la Guillotière présente au premier regard un aspect ordinaire.
Les quartiers ordinaires de nos villes n’ont, d’apparence, ni cachet ni
titres de noblesse, peu de patrimoine bâti, visible et valorisable, mais
des grandes avenues, de hauts immeubles du début du siècle, des rues
droites et quadrillées. Au fil des rues, les commerces d’alimentation
exotique, de mariage algérien, de vêtements indiens ou de décoration
asiatique matérialisent dans l’imaginaire lyonnais les quartiers
« arabe », « chinois » ou « africain ». Mais au-delà de cette apparence
parfois trompeuse, derrière les murs des immeubles de la ville ordinaire,
des mondes musicaux insolites se perpétuent et se réinventent d’une
génération à l’autre.
Au-delà des musiques elles-mêmes, des agencements sonores, des
créations et des expressions venues de tel village d’Algérie ou du
Cambodge, de Côte d’Ivoire ou du Pérou, ce sont les interprètes, les
détenteurs de ces trésors que nous sommes allés écouter, enregistrer
et à qui nous avons demandé de témoigner. Au fil de l’enquête, nous
avons eu l’occasion de rencontrer de nombreux musiciens et groupes
professionnels, créateurs et interprètes de musiques du monde,
amateurs passionnés pratiquant la musique dans le cadre d’ateliers,
d’orchestres, dépositaires des traditions du groupe animant les fêtes
communautaires, les regroupements familiaux, instrumentistes et
chanteurs de l’intime. C’est d’abord d’eux, de la richesse de leurs
mondes intérieurs et de leurs univers particuliers, de leurs chants et de
celui de leurs instruments qu’émane cette recherche, de la volonté de ne
pas laisser cette polyphonie imaginaire sans oreilles.
Rendre possible la découverte de cette diversité de mondes
musicaux ne pouvait se faire à partir d’un seul point de vue. Nous avons
donc choisi de multiplier les entrées et les formes de restitution et de
permettre l’expérience de la complexité des réalités musicales cohabitant
dans ce même espace. Le film « Musiques de la ville ordinaire » aborde,
par le biais d’un ensemble de portraits, différentes formes d’expressions
musicales, celles de l’entre-soi de groupes communautaires, celles de
la création et de la mise en représentation, celles des mémoires qui
se reconstruisent et des cultures qui s’expriment et se renouvellent.
Le documentaire sonore « Ritournelles » est d’avantage dédié aux
expressions musicales les plus fugaces et intimes. C’est un parcours
sonore à travers les chants de mémoire des habitants du quartier.
Au sein du DVD, des compléments audiovisuels, photographiques et
sonores, rendent compte d’une autre dimension du projet mené par le
CMTRA dans ce quartier, celui de créer des passerelles, des espaces de
diffusion et de découverte musicale.
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