Speranta Radulescu
Qu’est-ce que c’est « la musique tsigane » ?
Tout d’abord, je n’aime pas du tout utiliser ce mot au singulier, parce qu’il n’y a pas une musique tsigane : il y a des musiques tsiganes locales, constituées autour de certaines communautés professionnelles ou des groupes de tsiganes.
Ainsi en Roumanie, j’ai repéré quelques musiques tsiganes différentes, où il y a une empreinte ethnique assez évidente : tout d’abord la musique des musiciens professionnels de Bucarest, du début du 20ème siècle, qui était la musique des musiciens professionnels pour eux-mêmes : la « muzica lautareasca ». Et comme la plupart des musiciens professionnels étaient tsiganes, c’était une musique tsigane pour les Tsiganes connaisseurs.
J’en ai repéré une autre, qui est la musique d’une certaine région centrale de la Transylvanie, qui a certaines caractéristiques, des rythmes, des tournures mélodiques spécifiques. S’il y a un mariage tsigane, les musiciens qui se trouvent en tête du cortège jouent cette musique pour que tout le monde sache qu’il s’agit d’une noce tsigane – et tout le monde le reconnaît : Tsiganes et non Tsiganes.
Enfin j’en ai repéré une troisième dans les milieux des Caldarari1. C’est une musique où celui qui chante s’accompagne en frappant une sorte de tambour improvisé d’un tonneau, avec des cuillers, des cailloux, avec le talon…, une musique qui a une sonorité plutôt « archaïque ». Ces Tsiganes prétendent que leur musique est la vraie musique tsigane. A leur manière, ils veulent suggérer quelque chose : que c’est la musique la plus ancienne.
De toute façon chaque communauté tsigane qui dispose d’une musique à elle est convaincue que sa musique est la vraie musique tsigane.
D’où vient la confusion en Europe de l’Ouest entre musique tsigane, musique traditionnelle locale, musique folklorique… ?
Cette confusion est savamment entretenue par de nombreux « commerciaux » de la musique – impresarios, organisateurs de spectacle, producteurs de disques -, parce que le label « tsigane » est un bon argument de vente. Alors ils s’empressent de mettre ce label sur n’importe quelle musique qui vient de l’est, surtout de Roumanie.
Quelques fois le label convient, c’est vrai, mais le plus souvent ça ne va pas. Et j’ai entendu des Roumains comme des Tsiganes mécontents de cette confusion… Mais de toute façon ici on ne peut rien faire : c’est votre affaire ! Ca tient aussi de l’ignorance : les gens ignorent plus ou moins les musiques de l’Est, ou ils les connaissent dans leur version folklorisée, et alors ils s’imaginent que toute musique venant de l’Est est de la musique tsigane – c’est sur ça que jouent les commerciaux de la musique.
Est-ce que du point de vue musical on peut dire que les Tsiganes ont une nécessité créatrice plus développée que d’autres ethnies ?
Formulé comme ça, je deviens réticente : évidemment il y a un penchant, mais je refuse les explications relevant de la biologie. En pratiquant la musique pendant des siècles – je ne sais pas par quel accident, mais ils ont commencé à le faire très tôt dans l’histoire -, ils sont devenus experts : on fait ça en famille, dans les communautés, on se transmet la chose, ça donne de la compétence et ça développe l’imagination. Mais je ne veux pas parler d’un penchant biologique pour la musique, parce que je n’y crois pas et que je n’en sais rien.
Pourquoi l’image tsigane est généralement positive à l’Ouest alors qu’à l’Est il y a une forte discrimination ?
Ca tient à l’histoire culturelle de chaque région de l’Europe. En Roumanie et dans les pays voisins il y a eu beaucoup de Tsiganes à partir des 14ème et 15ème siècles : donc on connaît la population, leur musique, leurs coutumes, etc. Tandis qu’à l’Ouest ils ont été moins nombreux. Et l’imaginaire collectif, avec notamment la littérature romantique, ont inventé les Tsiganes vigoureux, enthousiastes, près à commettre des gestes héroïques : on a bâti une image du Tsigane sublime, que les gens conservent encore plus ou moins - et on ne peut pas disloquer cette image… Tandis que dans les pays de l’Est, où il y a eu beaucoup plus de liens sociaux et culturels avec les Tsiganes, ils sont mieux connus, ce qui explique notamment qu’on ne fait pas la confusion entre musique tsigane et n’importe quelle autre musique.
Aussi, la confusion entre musique tsigane et musiques traditionnelles locales vient du fait que beaucoup de musiciens en Europe de l’Est et notamment en Roumanie sont Tsiganes – peut-être 80% des musiciens professionnels sont des Tsiganes. En Occident les gens - qui ne connaissent pas les mécanismes de fonctionnement de ces musiques - s’imaginent que les Tsiganes ne jouent que de la musique tsigane, mais non ! Si c’est un professionnel il joue la musique de tout le monde : la musique roumaine pour les Roumains, la musique hongroise pour les Hongrois… Il joue toutes les musiques qui existent autour de lui pour pouvoir gagner sa vie.
D’où vient le fait qu’il y a autant de Tsiganes qui jouent de la musique en Europe de l’Est ?
Il m’est difficile à dire, mais… voilà les suppositions : en arrivant dans la région, les Tsiganes sont devenus des serfs des boyards2 - certains faisaient la cuisine, d’autres s’occupaient des chevaux, d’autres faisaient de la musique, etc. Ils jouaient la musique qui était à la mode à l’époque. Et au bout d’un moment les boyards ont commencé à louer les services des serviteurs tsiganes aux bistrots, aux auberges, là où ils pouvaient faire de la musique pour tout le monde. Et graduellement les Tsiganes ont appris la musique des Roumains, des Hongrois, des Sachs, etc., et ils ont commencé à jouer cette musique souvent paysanne. Et au moment où ils ont été délivrés, vers le milieu du 19ème siècle, au lieu d’être entretenus et protégés par leurs boyards en échange de leur musique, ils se sont mis à la disposition des communautés rurales pour faire leur musique.
La situation dans les villes était différente : très tôt au cours de l’histoire, il y a eu des Tsiganes qui appartenaient aux princes des provinces et qui étaient libres en échange d’impôts assez importants. Et dès le 17ème siècle, ils ont pu s’organiser en corporations professionnelles de musiciens et gérer la distribution des musiciens des villes. Et certains de ces très bons musiciens tsiganes, libres, étaient même bien riches, ils pouvaient recevoir de très gros pourboires en pièces d’or, par exemple – et ils percevaient en plus les taxes des membres des corporations ! Probablement les musiciens des villes jouaient de la musique savante grecque, turque, peut-être aussi occidentale à partir du 19ème. Et puis ils ont fait des mélanges… Et certains sont rentrés dans les conservatoires au début du 20ème siècle, et ont fait des carrières extraordinaires. C’était des musiciens qui en soirée donnaient des concerts à l’Athénée de Bucarest, ensuite ils allaient jouer dans les restaurants de luxe ; certains avaient parfois des contrats en France ou en Allemagne. C’est une catégorie assez particulière de musiciens. Ils ont même fait une musique nationale roumaine, on leur doit beaucoup.
Et puis pendant la période communiste il y a eu cette maudite folklorisation qui les a obligés à rentrer dans le système de la musique folklorique officielle, festive, propagandiste, etc., sinon ils ne pouvaient pas faire carrière et voyager. Cette musique était contraignante et ils ne pouvaient pas s’exprimer comme ils voulaient : dans ces ensembles folkloriques ils étaient obligés de ne jouer que de la musique purement roumaine et aménagée d’une manière assez infernale, assez grotesque. Ils n’étaient pas libres de jouer ce qu’ils voulaient, il y avait toujours un chef qui donnait les directives générales, qui imposait certaines pièces et surtout la façon de les jouer.
Bon, mais ceux qui ne voulaient pas faire carrière, ceux-ci continuaient à faire ce que leurs parents avaient fait : ils étaient engagés par des paysans ou des gens des faubourgs pour les fêtes de mariage ou autres. Et ce sont eux qui ont conservé la musique vivante.
Certaines fois ce sont les Tsiganes qui connaissent mieux que n’importe qui les musiques locales – hongroise, roumaines…
Oui, c’est clair, parce que c’est eux les professionnels depuis longtemps et les gens comptent sur eux. Mais c’est valable pour une bonne partie des coutumes traditionnelles locales. J’ai vu des scènes pendant des fêtes de mariage où les gens, ne connaissant plus les séquences du rituel, ont recours aux musiciens professionnels – Tsiganes - qui ont le devoir de les connaître, pour chaque village :
ce geste on le fait après celui-là, etc. Et j’ai entendu ça souvent des musiciens de campagne : « les gens nous respectent, nous demandent conseil » Ils sont aussi gardiens des coutumes locales, c’est assez extraordinaire ! et c’est aussi très important car c’est un vrai pouvoir, de savoir bien faire les coutumes.
C’est un vrai plaisir de travailler avec des musiciens tsiganes – ils sont vraiment sérieux : pour eux, avoir un engagement avec quelqu’un, écrit ou non, c’est quelque chose qu’on respecte par-dessus tout. On peut leur proposer des sommes extraordinaires pour passer à la télé ou ailleurs, ils refusent parce qu’ils ont promis à quelqu’un de la campagne d’être présent à la fête de mariage. C’est sacro-saint, un contrat. Ils ont développé au cours des siècles un sérieux professionnel qui est formidable.
Vous parlez de Tsigane, pas de Rom ?
Oui, je sais que les Tsiganes, les Roms, surtout les chefs de leur parti, veulent être appelés Roms. Mais les musiciens – en Roumanie et aussi dans d’autres pays - préfèrent être appelés Tsiganes, peut-être parce qu’ils veulent être considérés différemment des autres Roms. Ils se considèrent supérieurs - et d’une certaine manière ils le sont, parce qu’en pratiquant ce métier ils ont dû se socialiser, s’intégrer socialement… Alors ils veulent qu’on les appelle Tsiganes, moi je le fais comme ça. Evidemment les associations roms n’acceptent pas, crient que ce n’est pas possible, que c’est une façon d’exprimer des préjugés… Si les gens se considèrent Tsiganes et se nomment ainsi, pourquoi les appeler différemment pour être correct du point de vue politique ?
Speranta RADULESCU, Taifasuri despere muzica tiganeasca – Chats about gypsy music, Ed. Paideaia, Bucarest, 2004
(résumé très complet sur 60 pages en anglais)
Musée du Paysan Roumain : www. muzeul taranului roman.ro
(pages en roumain et en anglais)
Caldarari : groupe de Tsiganes chaudronniers – comme les Calderaches en France.
Boyards : seigneurs de Roumanie, grands propriétaires terriens