Tous les musiciens, chanteuses,
témoins présents sur cet enregistrement résident dans ce quartier des
pentes de la Croix-Rousse, situé au cur de la ville de Lyon, dominant la
place des Terreaux et l’Hôtel de Ville.
Ce quartier, construit au XIXe siècle pour accueillir les métiers à
tisser la soie, activité alors en pleine expansion après le Premier
Empire, s’est progressivement vidé de sa population très dense
d’ouvriers tisseurs, les canuts. Les habitants qui vivent dans ces
immeubles caractéristiques sont, depuis la seconde moitié du XXe siècle,
en grande partie issus des immigrations successives. Ils sont eux-mêmes
remplacés par une nouvelle population caractérisée par une
exceptionnelle concentration d’artistes, gens de théâtre, plasticiens et
musiciens.
Cet enregistrement, étape d’un travail de recherche étalé sur deux
ans, se veut le reflet de ces époques successives, dont l’une ne
remplace jamais complètement la précédente, créant une stratification
des mémoires qui s’entremêlent.
Marie-Louise Gaillet (Malou), ancienne canuse et Marie-Louise Bret
(Marilou), couturière, interprètent quelques-unes des chansons de la
mémoire lyonnaise. Ces compositions d’illustres chansonniers lyonnais,
tel Pierre Dupont au milieu du XIX et un siècle plus tard Camille
Jacquemot, sont encore transmises oralement dans les assemblées des
sociétés chansonnières de la Croix-Rousse. Elles étaient connues par les
ouvrières en soie au début du XXe siècle. "Mon vieux coteau de la
Croix-Rousse", "La Marche des Canuts" (de Girier et Chabat) plus
récentes, sont aussi chantées aujourd’hui par les nouveaux jeunes
habitants qui initient ici et là des repas de quartier sous les ombrages
des places et dans les cours de l’arrondissement.
Les ingénieurs des studios d’enregistrements
ont gardé dans leur catalogue une mine d’information sur la variété des
expressions musicales en milieu urbain. Ce sont eux qui ont constitué
les archives et la mémoire musicale de l’agglomération. De 1958 à 1984,
Jean Piazzano a enregistré à Lyon, dans un studio de pointe pour
l’époque, situé rue Royale sur le bas des Pentes, plus de 650 disques,
édités sous le label JBP. Il a accueilli des artistes de tous styles,
notamment, en 1973, le chanteur Tazi, et en 1966 ou 1967, Tchan Chou,
guitariste gitan virtuose, ami des artistes lyonnais, qui vivait dans
les caravanes installées sur les bords des bras du Rhône à Jonage.
Plusieurs jeunes formations de musiciens résident aujourd’hui sur les
Pentes. Depuis quelques décennies des groupes lyonnais se succèdent et
choisissent de porter haut et loin le nom du Bistanclaque, onomatopée du
bruit du métier à tisser, en hommage direct au quartier. Certaines de
leurs compositions en retracent les évolutions. L’ensemble vocal féminin
Balkanes s’est créé sur cet arrondissement et se consacre à
l’exploration des répertoires de chants bulgares. Depuis leur venue
d’Afghanistan, les musiciens de Shams, rassemblés autour de Massoud
Raonaq, maintiennent leurs traditions musicales dans le cadre convivial
d’un des nombreux lieux associatifs du quartier, ouvert à leur
initiative, et sur les scènes de concerts.
Habla’ Tambores interprète
les répertoires traditionnels de danses, percussions et chants rituels
collectés avec minutie à l’occasion de voyages de recherche auprès des
communautés rurales de Cuba. Puisant toujours dans ce creuset musical
cubain et dans ses influences voisines africaines, espagnoles, andines,
Aguas se lance avec succès dans la vague de la "salsa". Les chanteuses
du trio Maezah explorent avec énergie et talent les répertoires
polyphoniques afro-américains et africains, en hommage au continent de
leurs racines. Florentin Dragomir, par son archet volubile entraîne avec
lui l’ensemble Spercada autour des traditions musicales yiddish et
roumaines. Le groupe Vach’inton (.G) revisite les musiques
traditionnelles du domaine français et s’engage dans des arrangements
novateurs pour vielle électroacoustique, flûte traversière en bois,
accordéon diatonique et guitare. L’ensemble interprète spécialement pour
cette occasion une bourrée lyonnaise sur laquelle dansaient les canuts
dans les bals et guinguettes des Brotteaux au XIXe siècle.
Partis à l’aventure ou poussés par la répression dans leur pays,
certains musiciens sont arrivés à Lyon et ont trouvé sur le quartier de
la Croix-Rousse, depuis les années 70, un environnement accueillant et
propice à la poursuite de leurs activités musicales. Roberto
Giambastiani, par ailleurs chanteur de tango et responsable d’un grand
ensemble de salsa, interprète ici un genre très apprécié des Argentins,
la zamba, curieusement peu représenté en France, si ce n’est dans
l’intimité des retrouvailles.
À Rio, à Sao Paulo, Silvia Nogueira
habitait comme à Lyon dans un de ces quartiers populaires accrochés aux
collines de ces grands ensembles urbains. La distance qui la sépare du
Brésil est, dans son imaginaire, représentée par la thématique de la
mer, chère au chant de pêcheurs du Nord-Este qu’elle interprète sur ce
disque.
Bassel Kayssieh, chanteur, joueur de "ud" et clarinettiste
est arrivé depuis peu à Lyon pour poursuivre ses études supérieures et
musicales, entamées au conservatoire de Damas. Il a trouvé auprès des
restaurateurs libanais du quartier de la Croix-Rousse un lieu où
partager une sensibilité et une poésie musicale associées aux modes de
prédilection de la musique machrek.
Attiré par le soleil, John Doherty
a quitté l’Irlande pour rejoindre la France. Il a conservé le goût de
la musique jouée dans les pubs, en session, jeu collectif où tous les
musiciens sont les bienvenus, sans hiérarchie ni ambition autre que
l’amour de cet héritage musical entraînant. D’autres Irlandais de sa
génération, arrivés à Lyon à la même époque, ont ouvert à Lyon, rue Ste
Catherine, les premiers bars à musique qui devaient renouveler et
prolonger la tradition des cafés-chantants et cafés-concerts, en vogue à
Lyon depuis 1770 et qui ont connu leur plus grand succès à la fin du
XIXe. Aujourd’hui, des mesures "anti-bruit" s’abattent sur ces lieux de
diffusion musicale de proximité. Pourtant, dans la mémoire des personnes
âgées interviewées sur le quartier, le rappel des cafés aux grandes
terrasses ouvertes sur les cours et les boulevards accueillant des
musiciens, où l’on pouvait s’arrêter en sortant du travail, est toujours
chargé positivement et affectivement, il est même le symbole d’un
attachement au quartier. Chaque café était d’ailleurs bien souvent le
siège d’une société musicale ou chansonnière et mettait à disposition de
celle-ci une salle à l’entresol. Dans les cafés de l’arrondissement se
tenaient aussi, spécialité des quartiers de la Croix-Rousse et des
Brotteaux, des assauts de chants où les clients pouvaient interpréter
tour à tour sur scène quelques-uns des répertoires les plus en vogue à
l’époque.
Sans se projeter professionnellement dans le monde de la scène certains
musiciens ne s’engagent pas moins dans la vie de la cité. C’est le cas
de Suleyman Dumlu. Auteur et compositeur au sens où l’entend la
tradition musicale turque, il s’est installé peu à peu dans un rôle
d’ashek - ou barde - pour les migrants turcs de sa génération et leurs
descendants, déshabitués de cette fonction depuis leur arrivée en
France. Par sa présence musicale et ses chansons, il fait état des
difficultés rencontrées dans l’expérience de la migration, des choix de
vie et de ses réactions à l’actualité politique et sociale en France ou
en Turquie. Les chansonniers d’aujourd’hui s’accompagnent à la mandole
berbère, au saz turc, au violon arabo-andalou, au oud et trouvent dans
ce quartier, dans des conditions parfois improvisées, un public pour
recevoir leurs impressions acoustiques du monde, de l’évolution des
sociétés, des conflits et des fraternités interculturelles. La mémoire
musicale du quartier se construit ainsi chaque jour, comme en témoigne
Madame Donatila Garcia interprétant un noël espagnol, chargé des
souvenirs de convivialité musicale dans la maison familiale. Dans le
paysage sonore de la ville, on devine encore le bruit du métier à
tisser, le bistanclac-pan, à travers les vitrines de l’atelier de
tissage de velours de soie d’Agnès Alauzet, dans la Cour des Voraces.
Dans cette même cour des Voraces,
une Société revendiquant une République démocratique et sociale a pris
part aux soulèvements des canuts de 1848 et 1849. Les Voraces, ont été
écrasés par l’armée le 15 juin 1849, après avoir détruit, en partie, les
remparts qui occupaient l’emplacement de l’actuel boulevard de la
Croix-Rousse. Gérard Truchet, spécialiste de la chanson et du parler
lyonnais, président de la Société des Amis de Guignol et de quelques
autres spécialités lyonnaises interprète ici "Les Voraces lyonnais,
chanson républicaine dédiée à tous les Voraces de l’Univers, Par un
autre" sur l’air d’origine, retrouvé plus d’un siècle et demi plus tard
grâce aux moteurs de recherche du réseau Internet.
Autres époques, autres murs,
pourtant quelques coins de rue ont gardé un aspect plus que provincial.
Marcos, originaire du Leon en Espagne, habite depuis près de 40 ans le
quartier de la Croix-Rousse, il exerce le métier de rémouleur sur les
marchés de la ville de Lyon. Conscient de l’originalité de ce travail,
il nous fait cadeau d’une chanson, accompagnée au son de la meule - à
moins que ce ne soit l’inverse - dépeignant sa vie professionnelle et
les réactions de surprise et d’attachement qu’il suscite chez les
habitants. Autre artisan aux richesses secrètes, Philippe Revel,
passionné de musique clawhammer, embarqué dans le mouvement folk des
années 70 autour d’un des trois premiers folk club de France, la
Chanterelle dans un local de la cour des Voraces, s’est lancé dans la
fabrication de banjos oldtime, avec une facture de plus en plus poussée
dans la recherche des sons, la personnalisation et l’ornementation de
l’instrument.
Des pépites d’or roulent dans les eaux cristallines de ton fleuve..
Aujourd’hui encore des
familles d’indiens Otavalos d’Equateur se retrouvent mystérieusement
accueillies dans ces appartements de canuts, des musiciens roumains,
bosniaques viennent ici se construire une autre image du monde. De tous
les villages perchés sur les collines de Kabylie, d’Argentine, dans les
favelas du Brésil sont nées des mélodies retraçant oralement les grandes
épopées des départs et des rencontres. Elles se croisent ici à Lyon
comme les traboules secrètes dans les immeubles étagés des Pentes de la
Croix-Rousse. Elles ouvrent ce quartier, pris en étau entre les eaux du
fleuve et de la Saône, et projettent notre sensibilité d’orpailleur vers
d’autres horizons sonores.
Valérie Pasturel, Jean Blanchard
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