Comment expliquer le discrédit et la méconnaissance en France pour le
patrimoine chanté et conté, et plus généralement pour les cultures
orales issues de ses territoires ? Comment expliquer qu’en dehors des
quelques standards musicaux véhiculés et figés par l’institution
scolaire ou par les groupes folkloriques, si peu des grands thèmes qui
ont pu animer les traditions orales, nous soient familiers ? Il suffit
de voyager un peu pour constater qu’il s’agit bien là souvent d’une
« exception française ».
Conception jacobine de la nation et de la culture, notion moderne de
l’art fondée sur la « table-rase » des héritages du passé, hégémonie de
l’écrit, mépris du monde paysan et de ses classes populaires,
instrumentalisation politique des figures de la ruralité par les
mouvements d’extrême droite… les raisons mériteraient à elles seules des
livres entiers.
Dans le domaine du chant, on a du mal à se représenter à quel point
il était présent dans les campagnes de France jusqu’au XXe siècle à
l’aube duquel les cultures orales ont commencé à disparaître. Plusieurs
milliers de chansons-types exprimées en autant de variantes formaient un
immense répertoire qui rythmait le quotidien des gens et véhiculait un
riche imaginaire.
Œuvres culturelles régulatrices, elles exprimaient les rapports de
classes et de genres de ces sociétés, leurs aspirations, les
inconscients collectifs, les plaintes et les moqueries. Si ces œuvres
entretiennent de nombreuses et riches interactions avec l’écrit et des
modes de circulation plus modernes (radio, télévision, répertoires de
partition…), elles possèdent leur singularité propre avec des éléments
caractéristiques structurants qui leur confèrent une unité. D’un point
de vue narratif, elles ont en général des formes épurées, stylisées, "minimalistes"dans le sens où la tradition orale aura joué comme un filtre en en
épurant la forme. Elles charrient un ensemble d’images, de "prêt à porter langagiers"
et de motifs reconnaissables et se déclinent en une multitude de
versions dont le foisonnement passionnant rend stérile toute tentative
de recherche d’un « original
» identifiable, datable
et localisable.
Musicalement, elles possèdent des structures mélodiques, modales ou
rythmiques particulières. Du point de vue de l’interprétation, les
chanteurs ont des voix très caractéristiques, construites
culturellement, souvent très éloignées des canons contemporains formatés
par les enregistrements en studio, auxquels les médias nous ont
habitués et qui conditionnent aujourd’hui notre écoute et notre sens
musical.
Si en France, la Bretagne, la Corse, le Massif Central, toute la
zone occitane, ont pu sauver partiellement et réinvestir une partie de
ce patrimoine pour nourrir des pratiques nouvelles ancrées dans la
modernité, un chantier énorme reste ouvert pour les Alpes francophones
où ces pratiques, et en particulier le chant, ont été minimisées et
n’ont généralement intéressé qu’une petite poignée de personnes.
Langues, musiques et danses, se sont repliées dans des formes
folklorisées, touchant un public souvent vieillissant ou ont été
refabriquées à destination des touristes en quête d’authenticité,
soucieux d’animer leurs soirées en station. A l’instar des cultures
d’Auvergne, ils sont progressivement devenus les «
symboles négatifs d’une culture repoussoir de jeunesse et de vitalité ».
Dans le domaine du conte et du récit, la situation est plus contrastée,
dans la mesure où le travail de collecte de Charles Joisten, a laissé
dans son sillage de nombreux travaux de recherche, accessibles et
valorisés par des institutions culturelles.
Qu’était donc ce patrimoine chanté et conté des Alpes francophones ?
Comment et pourquoi accéder à cette mémoire lointaine et parcellaire ?
Une réflexion reste à mener sur «
les comportements
contemporains possibles face aux cultures traditionnelles désormais
admises, moins comme des trésors à conserver, que comme sources
créatrices de sens et de lien sociétaux.Sans minimiser leur charge identitaire, c’est vers une attitude plus
constructive, défaite du discours idéologique et revendicatif qui
l’accompagne souvent qu’il faut tendre, en procédant d’avantage par
alliance et par alliage, que par filiation ou descendance. Se faire le
refuge de ces héritages pour reconstruire sur ce qui est en attente…
Trouver des manières d’« être avec »… Instaurer un dialogue avec toutes ses « manières de faire » particulières, ces si belles façons d’être au chant et à la parole.
Si la préservation du répertoire, parfois désuet aux yeux des
néophytes, peut représenter un certain intérêt historique, c’est
davantage le mode de production et de diffusion de ces œuvres de
l’oralité qui constituent des outils de résistance et d’invention pour
l’avenir.
Parce qu’elles conjuguent économie de moyens, force expressive,
plasticité et spontanéité, et constituent à chaque fois une performance
unique, jamais systématisée.
Parce que, loin de toute consommation culturelle désincarnée, ces
expressions n’appréhendent pas les pratiques artistiques comme des
objets isolés de tout contexte, mais favorisent la rencontre
intergénérationnelle, interculturelle et s’ancrent dans la géographie et
l’histoire des territoires.
Parce que dans un contexte brutal d’accélération de l’histoire,
elles s’inscrivent dans une dynamique de continuité et de recréation.
Parce qu’elles sont l’expression de particularismes forts et
partagent avec les expressions orales du monde des caractéristiques
communes qui les projettent dans une dimension universelle.
Parce qu’elles prennent place dans un cadre communautaire, tout en favorisant l’expression individuelle.
Parce que les modes de transmission par imprégnation ou par contact,
exigent la proximité, la connivence, le sens de la communauté et de la
fête.
Tour d’horizon
Cette publication se présente comme un tour d’horizon de pratiques,
construit autour des témoignages anciens et récents, identifiés auprès
des habitants, des groupes et des institutions patrimoniales de ces
territoires. Notre intention est de rendre compte d’une diversité de
formes, de 5 pratiques et de répertoires, soumise aux bouleversements de
l’histoire mais possédant des traits de fabrication et de structuration
communs, forgés par des modes de transmission issus de l’oralité. La
recherche des archives sonores a été difficile car les travaux
ethnomusicologiques, les lieux de conservation des sources
sonores/audiovisuelles et le nombre de CD de collectages édités sur ce
sujet sont rares.
Nous avons privilégié, quand nous le pouvions, les témoignages enregistrés
in situ
(fêtes, cafés, cérémonies religieuses...) ou recueillis dans l’intimité
des maisons, au plus près des mémoires individuelles des personnes et
de l’histoire des familles. Au-delà de la rareté ou de l’implantation
locale d’une chanson ou d’une histoire, c’est davantage la force
expressive des interprètes et des styles individuels qui ont orienté la
sélection.
Pour le CD Chant, une attention particulière a été portée aux
pratiques de chant polyphonique et à ces moments privilégiés où le chant
est l’objet d’une création collective, associant solidarité
communautaire, émulation collective et jeux d’improvisation.
Le CD Contes et histoires est un objet original où la vocation
patrimoniale le dispute à l’envie de création artistique. Il mêle des
enregistrements récents effectués auprès d’habitants à des sources
écrites plus anciennes réenregistrées en studio, avec pour écrin sonore,
les compositions électroacoustiques d’un jeune musicien lyonnais. Les
pièces « Fées » et « On ne le voit pas, mais on l’entend », mêlent différents témoignages, donc différentes versions d’un même « type » d’être fantastique.
Autre parti pris de cette publication ; en raison de la proximité de
ces départements avec l’Italie, nous avons trouvé intéressant d’ouvrir
la sélection des enregistrements aux versants Ouest de la vallée d’Aoste
et des vallées du nord du Piémont tout proche. Ces régions, on l’oublie
trop souvent, partagent avec les Alpes du nord françaises, la pratique
du français, du francoprovençal et de nombreux aspects d’une culture
alpine commune qui ne s’arrête bien évidemment pas aux frontières
administratives, par ailleurs récentes. Sur ce terrain-là du
polylinguisme et de la place laissée aux traditions orales, elles
restent un laboratoire particulièrement intéressant. Traditions et
modernité réussissent à cohabiter, parfois même au sein d’une même
personne, sans à chaque fois s’opposer trop systématiquement.
Les Alpes du nord
Le territoire des Alpes du nord couvre les départements de la Savoie
et de la Haute-Savoie, une grande partie de l’Isère et le nord de la
Drôme. Ce vaste ensemble comprends plusieurs massifs montagneux réputés
et de larges vallées (Grésivaudan, Maurienne, Tarentaise, Vallée de
l’Arve), de grandes agglomérations (Grenoble, Chambéry, Annecy,
Annemasse, Albertville, Chamonix). Elle se caractérise par la proximité
de grandes métropoles urbaines, en particulier Lyon, Genève et Turin qui
exercent des pôles d’influence importants. La distinction entre les
Alpes du nord et les Alpes du sud se retrouve très grossièrement dans la
ligne de partage entre les deux régions administratives de la région
Rhône-Alpes à la région PACA. Historiquement, cette distinction recoupe
aussi la zone de transition entre les parlers francoprovençaux et
l’occitan.