Les langues chantées sont aussi représentatives de
l’univers d’origine : la langue kabyle (celle des berbères majoritaires
en France), les trois arabes dialectaux (langages du quotidien) et pour
deux chansons, une langue plus proche de l’arabe littéraire.
L’instrumentarium employé par nos musiciens serait aussi un riche
sujet de spéculation : oud-s (luths) de facture courante assez proche
dans l’esprit du oud de Farid El Atrache -référence du oud arabe
traditionnel-( Zitouni 1, Omar 14...), oud à la Munir Bachir au diapason
monté ici d’une tierce atteignant le mi de la guitare (Khaled 4),
violon kamenja (Nahawand 5), diverses percussions traditionnelles
populaires (darboka, bendir, etc...), et puis les instruments
occidentaux : du synthétiseur simplement voire timidement accolé aux
instruments traditionnels, à l’orchestre style "rayy" où c’est
l’instrument traditionnel qui s’accole aux instruments électriques
(Rabbah 15) en passant par le nouvel orchestre arabe, où le
synthétiseur- échantillonneur se substitue ou imite les instruments
rares ou difficiles à mobiliser : _ cithare-kanoun , ou ensemble de
violons à l’égyptienne (Nahawand 5).
Les musiciens de l’immigration sont les premiers à pouvoir suivre la sortie du matériel électronique, et sur le plan du critère commercial des musiques communautaires ils savent précéder leurs collègues du pays d’origine : pédale d’octave ou "reverb" ultra réverbante etc... Puisque la présence des musiciens dans tel mariage maghrébin se veut emblématique de la notoriété de la famille mécène, il sied aux artistes de présenter un matériel le plus moderne et le plus sophistiqué possibles ; autrement dit l’engrenage de l’étiquette de la mode fonctionne depuis vingt ans tant en France que dans le pays d’origine avec une incidence de plus en plus marquée sur les styles des musiques populaires. Le nouveau marché de la musique maghrébine, qu’il soit confidentiel, national ou binational, impose de nouveaux critères standardisants qui font éclore de nouvelles musiques où bientôt seules les paroles seraient arabes après transformation de l’instrumentarium et du langage musical. L’immigration vit cette délocalisation stylistique de manière accélérée.
Tout se passe par étape : ainsi l’exemple de Touré
Kounda, musicien africain qui passait d’abord à la télévision française
en jouant sa kora : quelques mois de succès plus tard, la kora muette
trônait sur un support, quelques mois plus tard encore, on ne la voyait
ni ne l’entendait plus.
Dans les traditions maghrébines la régulation esthétique se faisait
par le sheikh (le maître) qui surveillait jalousement l’apparition de la
bida’, l’innovation. Le sheikh se sentait en tous cas investi d’une
responsabilité qui disparaît généralement dans le cadre occidental. Les
transformations sociologiques et culturelles des pays du Maghreb sont en
train d’infirmer cette fonction effective de "félibre" ; quant aux
nouveaux mouvements religieux fondamentalistes, ils souhaitent éradiquer
la pratique musicale purement et simplement : d’où nombre de
bouleversements actuels.
Les nécessaires évolutions musicales ne sont que les
conséquences de la transformation de la "weltanschaung" des artistes
(leur regard philosophique sur le monde). Mais il est clair que le
mouvement actuel va en général vers une simplification des rythmes, des
modes et des versifications : d’où la necessité de préserver les
sophistications géniales des formes anciennes (par exemple les rythmes à
10 temps du Haouz de Tlemcen, ou des Kadiri de Beni Mellal au Maroc),
qui font référence en profondeur. La santé psychique et culturelle de la
planète y trouverait grand bénéfice et c’est un des plus beaux apports
potentiels de l’immigration aux pays d’accueil, celui qui aurait le
pouvoir de réinsuffler une dose d’humanité dans un univers
hyper-programmé. Le "moutreb", le musicien, dans les contingences
économiques et psychologiques de la profession, n’est généralement pas
en situation de s’en préoccuper.
Gageons que l’intuition artistique et la recherche du "tarab"
(l’émotion musicale collective) sauront affronter cette problématique,
comme le suggère le présent disque, panorama de l’art maghrébin en
Rhône-Alpes : il évoque les principaux styles et les principales strates
de fidélité, de convention ou d’innovation qui constituent la matière
immense, passionnante et passionnée des musiques maghrébines.
Marc Loopuyt
Collaborateur de longue date du CMTRA, Marc Loopuyt est professeur de musique orientale au sein de L’ENM de Villeurbanne. Joueur de oud, chercheur, il est également spécialiste des formes anciennes du flamenco, et plus généralement des musique arabo-andalouses.
46 cours du docteur Jean Damidot, 69100 Villeurbanne
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Tél : 04 78 70 81 75