Certaines pratiques musicales qui s’inscrivent dans une ville peuvent passer inaperçues. Pourtant, malgré leurs lieux spécifiques d’expression elles ne sont pas forcément privées ou exclusives.Il en est ainsi de la musique populaire maghrébine dans la ville de Lyon.
Depuis les années soixante, cette musique vit dans des
bars musicaux tenus par des maghrébins. Des musiciens marocains,
algériens et tunisiens en situation régulière d’immigration animent ces
endroits pour une clientèle maghrébine - essentiellement masculine - et
interprètent exclusivement des musiques à danser. Autant par ma pratique
de musicien que par mes recherches universitaires, je fréquente les
lieux d’expression (bars musicaux, concerts, mariages) d’une pratique
musicale en exil, "terrain" de ma recherche anthropologique depuis le
mois de décembre 1991.
Mon propos n’est donc pas ici d’analyser le contenu strictement
musical de cet Atlas. Il s’agit plutôt d’apporter quelques précisions
sur l’environnement social autour d’une telle musique, d’illustrer un
espace social de production et de consommation musicale de pratiques
socialement organisé (le milieu) qui prend place dans la ville de Lyon
et sa région (les lieux).
L’Atlas Sonore présente plusieurs artistes. Chacun
possède un style instrumental et vocal propre, original. Même si le
produit reste maghrébin, le contenu qualitatif fait référence à des
aspirations et inspirations diverses.
De plus, on peut dire que l’interprétation est régionale. En cela,
cette "compilation" indique une réalité : la complexité des genres et
types musicaux existants, qu’ils soient dans une situation d’exil ou
pas. Cet aspect visible des choses donne à voir une musique maghrébine
plurielle en France.
L’émergence médiatique de l’artiste ouest algérien Cheb
Khaled à la fin des années quatre-vingt en France permet à une musique
"arabe" de se faire connaître du public français et international. Les
chansons de Cheb Khaled ou Cheb Mami sont diffusées sur les ondes radio,
passent à la télévision dans des émissions de variété, se retrouvent
dans le hit-parade.
Au Maghreb, et surtout en Algérie, le genre oranais moderne (ou raï)
jouit d’une forte adhésion de la part de la jeune population. Il en est
de même en France, notamment chez les "beurs". Quoiqu’ en disent les
intellectuels défenseurs d’une musique authentique, c’est un exemple
actuel de réussite médiatique récemment consacré "world music".
L’oranais moderne mélangeait les sons occidentaux (guitare, accordéon,
batterie, etc.) aux paroles, instruments et rythmes traditionnels locaux
depuis le milieu des années soixante.
Pourtant, le genre raï n’est pas le seul type de musique du Maghreb.
Il est difficile de parler d’une musique arabe unique et indivisible .
Il serait plus exact de la mettre au pluriel pour montrer les diversités
musicalement opposées de genres (populaire/classique), styles
régionaux, etcEn France, à Lyon et dans les villes telles que Marseille
ou Paris pour ne citer que les principales, les musiciens maghrébins
populaires jouent une musique intercommunautaire. Généralement, ils
peuvent aussi bien interpréter le répertoire régional dont ils sont
issus que celui d’une autre région du Maghreb. De plus, ils s’inscrivent
dans un réseau social et culturel d’animations publiques (les bars, les
concerts) et privées (les mariages, les baptêmes) où la demande est,
elle aussi, intercommunautaire.
Sur les dix-sept morceaux du disque, treize sont des musiques à danser. On retrouve ces dernières en France à l’occasion de fêtes privées et publiques où l’espace physique de danse est à la fois masculin et féminin, où les corps dansent et se frôlent soutenus par la darbouka et la boîte à rythmes ; combinaison acoustique et électrique, "exotique" et occidentale. Mais ici, onze morceaux affichent des sonorités acoustiques.
A titre indicatif, il est possible de dégager les thèmes des douze chansons de l’Atlas.
L’amour d’abord, majoritairement représenté, prend
plusieurs formes (souvent complémentaires) : nostalgie [Zitouni 1],
trahison [Nahawand 5 - Zitouni 10] et indifférence de l’être aimé [K.
Ben Yahia 13], jalousie [O. El Maghrebi 6]. L’amour est vécu comme une
souffrance provoquée par les lois du destin (mektoub), marquée par
l’impuissance : "c’est ainsi" [Zitouni1], "tout est question de destin"
[M. Mahdi 3], "que puis-je donc faire ?" [O. El Maghrebi 6], "advienne
que pourra, ce qui doit arriver, arrivera" [Zitouni 10]. Bien que Dieu
soit souvent pris à témoin du malheur infligé, cette invocation n’est
parfois réduite qu’à une simple expression.
Les chansons de M. Mahdi [11] et de K. Ben Yahia [13] ne se dansent
pas. Elles sont plus proches du chant classique. On y retrouve un amour
de type mélancolique mais il diffère dans la façon, la manière d’en
parler. Les termes, le travail poétique de la langue (vocabulaire
littéraire), de la prononciation, des "belles" phrases, de la forme en
somme ne sont pas les mêmes. Cela n’empêche pas le verbe populaire
d’être travaillé.
Ensuite, O. El Maghrébi soulève les problèmes de l’exil que peut
connaître l’individu qui "choisit" de partir vivre ailleurs. Il le fait
par l’intermédiaire d’une lettre qu’il écrit à sa mère .
Mais de toutes les chansons de l’Atlas, les plus revendicatives sont
certainement celles de M. Aïssi et R. El Maghnaoui. Ces deux artistes,
dans des langues, styles et thèmes différents, prennent position de
manière explicite.
Le premier s’engage politiquement en condamnant les
événements tragiques vécus en Algérie au mois d’octobre 1988, et rend
hommage aux anciens ou parents que la jeunesse doit respecter.
Le second traite de comportements permissifs réprimés par une
société algérienne où l’intrication du social et du religieux rend les
frontières du licite et de l’illicite mal définies, mal aisées.
La formulation de R. El Maghnaoui, loin d’être nostalgique ou
euphémisée, est plutôt crue dans le vocabulaire utilisé. Cet artiste
ouest algérien chante dans la verve dite "ray". En réalité, ce terme
désigne plus une attitude sociale qu’un style musical. Il signifie tout Ã
la fois opinion (personnelle), liberté (individuelle) et traduit un
état d’âme vécu douloureusement (mehna). Comparé aux autres genres
musicaux populaires du Maghreb, le Raï ancien ou moderne reste
particulier dans le positionnement parolier réactionnaire qu’il adopte
en traitant ouvertement de l’alcool, de l’adultère, de la prostitution,
du plaisir physique, etc., thématiques plus ou moins développées s’il
s’agit d’un ou d’une interprète. Ici, R. El Maghnaoui parle de deux
femmes aux moeurs libres (meryula). Il souligne un différend avec l’une
et prévient l’autre qu’il vaut mieux qu’elle change de style de vie.
Les soirées de musiques populaires à caractère public ou privé sont nombreuses dans la ville de Lyon. C’est la spécialité de quelques artistes de l’Atlas sonore. Il s’agit d’une pratique musicale de proximité, de fête. Même si les situations et les attitudes de mariages et de bars musicaux n’ont apparemment aucun rapport entre elles, les personnes présentes, aussi bien les femmes que les hommes, viennent s’amuser, se divertir et attendent des musiciens qu’ils fassent danser. Bien que certains composent et enregistrent des cassettes dans des maisons d’éditions maghrébines à Lyon, ils interprètent surtout des musiques de reprises (les succès du pays), comme "nos" musiciens de bals. Cela pose la question de la séparation, de plus en plus accentuée, entre des pratiques périphériques (ou profanes) et un système dominant de pratiques légitimées, plus professionnelles.
Les influences musicales ne manquent pas. Premièrement,
les musiciens algériens, marocains et tunisiens fréquentent les mêmes
lieux, se côtoient dans un espace social de production et de
consommation musicales.
Les situations auxquelles ils sont confrontés (jouer avec des
musiciens d’autres régions du Maghreb, marché intercommunautaire d’offre
et de demande) ont fait d’eux des musiciens polyvalents dans la
pratique instrumentale et vocale des genres musicaux. Deuxièmement, le
raï moderne par son relatif succès médiatique en France, au Maghreb et
auprès de la jeune population immigrée et née en France, incite les
musiciens qui ne sont pas de l’ouest algérien (région du raï) à repenser
leur style musical. Le raï a fortement influencé les musiques
maghrébines populaires modernes, notamment dans l’utilisation
d’instruments occidentaux (synthétiseur, guitare électrique, boîte Ã
rythmes).
On remarque que ces musiques populaires ne cessent d’évoluer sur place. Faire de la musique en situation d’exil ne représente donc pas a fortiori un caractère de décontextualisation car tous les lieux de prestation de cette musique plurielle, intercommunautaire offrent des occasions d’associations émotives très fortes qui font resurgir des expériences individuelles et culturelles enfouies dans une mémoire historiquement incorporée. La musique, la danse et les paroles chargées de sens rappellent, peut-être pour un bref instant, des sentiments chevillés au corps. Tout cela fait de la musique populaire maghrébine "lyonnaise" une musique urbaine d’immigration, un espace de pratiques en mouvement, un système dynamique qui évolue dans une logique de structuration d’espace social, lui-même lié au champ de la production culturelle en général.
Les artistes de l’Atlas Sonore s’inscrivent dans un
espace relationnel de pratiques spécifiques socialement organisé sans
fréquenter forcément les mêmes lieux. Le CMTRA a le privilège de
proposer dans cet Atlas un échantillon de genres et styles musicaux
différents, représentatif d’une réalité sociale dynamique dans la ville
de Lyon. Le "terrain" que j’étudie depuis quatre ans montre des
musiciens peu concernés par ce qui se passe au sein du champ culturel
français. Le milieu musical populaire maghrébin "lyonnais" est un espace
social de production et de consommation de musique qui présente un
réseau social et culturel vivant en relative autonomie par rapport Ã
l’espace culturel français des M.J.C. ou autres associations dites
"culturelles".
De plus, il s’est constitué sur place et ne s’est donc pas "importé" du pays d’origine.
Pour conclure, je dirai que le mélange des styles
musicaux populaires et les emprunts à la musique occidentale masquent le
sens réel de l’utilisation pratique de la musique. En effet, nous
n’avons pas affaire ici à ce que les médias qualifient de métissage
musical (ou "world music"). Du moins, il n’est pas vécu comme tel par
les musiciens populaires, surtout lorsque leur production musicale,
matérialisée par des pratiques, des lieux, des occasions spécifiques est
destinée à un public peu impliqué dans un espace culturel français
plutôt fréquenté par des maghrébins toujours immigrés mais d’origine
sociale différente. Par exemple, le fait d’enregistrer une cassette dans
une maison d’édition maghrébine à Lyon n’ouvre pas pour autant un
marché médiatique tourné vers cet espace culturel français. Le rapport
musical et tous les actes, les discours qui y sont rattachés montrent un
rapport culturel.
Dans tous les cas, la pratique musicale reste une pratique de
classe. Cet Atlas Sonore contribuera peut-être à faire bouger les
choses.
Richard Monségu
Richard Monségu, chercheur, musicien, prépare un doctorat de sociologie consacré aux musiciens du Maghreb à Lyon, dans le cadre de l’Université Lyon 2. Il collabore depuis 1995 aux travaux du CMTRA.
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