La collection " Atlas Sonore ", riche
de 12 numéros déjà, se présente comme une sorte de "photographie
sonore" d’un lieu ou d’un pays. Il s’agit d’une collecte de sons, d’une
enquête pluridisciplinaire sur un " pays " et ses habitants, où le
sonore, le visuel, et le sensible entrent en jeu, servis par les outils
de l’approche ethnologique.
Mais c’est aussi un travail collectif de valorisation d’un
patrimoine auprès d’une population locale : elle prend en charge
progressivement l’enquête elle-même, pour multiplier les informateurs et
les informations.
Dans le cadre de l’Atlas Sonore de Val d’Isère, un troisième objectif s’est ajouté aux projets de notre collection : installer une résidence de chercheurs-collecteurs dans le lieu d’un équipement de vacances (CCAS) implanté depuis longtemps en Haute-Tarentaise, afin d’intéresser les " résidents " vacanciers à l’enquête elle-même, et permettre une interactivité plus grande entre ce " pays profond " et les touristes de passage. L’enjeu en était une meilleure connaissance réciproque des habitants à l’année, et des visiteurs pressés de profiter de " la montagne ".
Au terme de deux années d’enquêtes, nous voici en
possession de plusieurs dizaines de cassettes DAT, et d’une centaine
d’heures d’enregistrements réalisés sur le terrain. L’enquête peut-elle
vérifier un sentiment ? Le sensible apporte-t-il des arguments à la
raison, dans le cadre d’une approche ethnologique ? En Haute-Tarentaise
plus qu’ailleurs, le subjectif nous impose cette réflexion partout
vérifiée : le paysage n’est rien sans les hommes qui l’ont façonné, et
l’idée-même de nature, si éclatante et si lumineuse dans les Alpes, doit
tout à l’homme et à son uvre.
Celui qui gravira lentement cette route de Haute -Tarentaise qui va
de Bourg Saint-Maurice jusqu’au Col de l’Iseran, cette route de peine
lancée sur les téléviseurs du monde entier par le Tour de France, le
voyageur qui s’élèvera vers les sommets de neige, parcourra aussi une
montée initiatique dans le temps et dans l’espace, pour peu qu’il sache
voir et connaître. La modernité des cîmes prend le pas, de kilomètre en
kilomètre, sur l’archaïsme du pays de tradition, celui du bas de la
vallée. Et cette fracture symbolique que représente le grand barrage de
Tignes, cette magnifique cicatrice de béton marque elle aussi la
frontière entre deux pays, deux époques, deux mondes. Il y a un avant et
un après-barrage, un dessus et un dessous.
Au-dessous, les villages-patrimoines, le Miroir, la Mazure, Seez
Au-dessus du barrage, les stations nouvelles, européennes,
internationales, cosmopolites : Val d’Isère, Tignes 2000. Et en-dessous
des eaux du barrage, voilà le village-symbole englouti, que l’on ne voit
plus mais que l’on sait, le Vieux Tignes à une distance de mythe : ce
par quoi s’est fait le sacrifice d’un monde et d’un époque révolus.
Notre travail ne consistait pas à chanter les mérites d’un " bon vieux temps " illusoire dont on sait bien qu’il ne reviendra jamais, et qu’il n’est vivant que dans la mémoire, ni à jeter l’anathème sur les grands travaux qui permirent à la France de tenir son rang énergétique au lendemain de la guerre. Mais en 1997, il était intéressant de saisir l’occasion d’une enquête sur les mémoires musicales pour explorer aussi les attitudes liées à ce grand bouleversement que représente la Haute-Tarentaise. Et lorsque l’un des acteurs de ce drame que fut l’engloutissement du Vieux Tignes, le Tignard José Reymond, se révèle aussi chanteur, et écrivain de chansons, notre travail trouve sa justification.
Les enregistrements de Valérie Pasturel ont permis de découvrir un univers sonore riche. Sa grande compréhension du projet " Atlas Sonore " l’a conduite à enregistrer aussi bien des éléments sonores caractéristiques du patrimoine local, que des évènements particuliers plus contemporains : sonneurs de crécelle lors de la semaine pascale dans le village de La Gurraz, chansons traditionnelles et composées en français, en " terrachu " et en franco-provençal, " paysages sonores " réalisés lors de Comices agricoles, de fêtes, de veillées, de balades en montagne. Mais aussi paysages sonores au milieu des skieurs, révélant l’aspect cosmopolite, international, de la très Haute-Tarentaise.
Des éléments importants sont apparus en cours d’enquête. Les Vallées de Tarentaise sont des lieux de juxtaposition, où les époques et les contrastes se bousculent de manière violente, à l’image de ces saisons qui apparaissent si marquées dans tout le domaine alpin. Des mêmes paysages peuvent être radicalement différents en hiver ou en été. Le sens symbolique de ces lieux peut être pressenti lui aussi : le haut et le bas , entre les sommets et le creux des vallées, l’ancien et le moderne qui coexistent, s’ignorent parfois (les touristes hivernaux), se gèrent au mieux (double activité des agriculteurs-pisteurs), se dynamisent (tourisme d’été, randonneurs), s’affrontent avec violence (engloutissement du vieux Tignes, paysage bétonné des stations de Haute-Tarentaise, à quelques minutes des villages classés du Miroir et de Sainte-Foy).
La part de réhabilitation de l’univers patrimonial ne serait pas le moindre aspect de ce travail d’enquête mené par la CCAS et le CMTRA, si l’on considère les fractures morales et économiques, les aventures humaines qu’a pu engendrer " l’épopée hydro-éléctrique " de cette vallée, pour reprendre le terme de Pierre Gérard. Les différents messages sémantiques livrés par la montagne, lieux-communs de la perception, sont ici brutaux : blancheur purificatrice de la neige qui recouvre les mémoires comme les épreuves, mémoire engloutie (par le temps-par les eaux) mais qui réapparaît/qui réapparaitra (travail de deuil visiblement non clos à propos du " village dans la vallée "), tous ces messages organisent une vision à la fois poétique et parfaitement rationnelle du phénomène " barrage de Tignes ". Peu à peu cette présence énorme conditionne la perception toute entière de la Haute-Tarentaise. Et le barrage, dans sa monstrueuse beauté, apparaît comme la clef sociale et historique de ce petit monde, si proche de l’universalité des hommes et de leur capacité à produire de l’irrationnel au nom de la raison.
Eric Montbel
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