L’EFFERVESCENCE
L’élevage des vers à soie
Le mois et demi (Avril à Juin) pendant lequel s’effectue l’élevage
du ver à soie est une période entre parenthèses dans le cycle de
l’année. A l’époque de l’apogée de la sériciculture, vers le milieu du
XIXème siècle, tout le pays était en suspens, mobilisant ses forces
vives, son savoir-faire, son imagination pour la réussite de la récolte.
En 1855, une étude de Louis Reybaud décrit cette animation des
campagnes au moment du travail séricicole : "On dirait que le pays tout
entier ne vit et ne respire que pour les vers à soie, c’est une
véritable fièvre, dont les citadins eux-mêmes ne sont pas affranchis....
Pendant la durée de ce travail les autres travaux cessent ; on ne vend
plus, on n’achète plus, on ne passe point d’actes, on ajourne ce qui
peut être ajourné.
Aussi tout chôme, marchands, notaires, avocats, tout, jusqu’aux
médecins et aux pharmaciens ; la population n’a pas le temps d’être
malade." C’est la priorité, et c’est une affaire de famille qui mobilise
chacun, des anciens qui couvent la graine aux enfants qui aident à la
feuille. Lorsque l’on ne possède pas de magnanerie, l’habitation
elle-même est investie par cet élevage qui occupe la chambre et fait se
tasser la famille dans l’espace restant. "Une veuve qui habitait dans
une seule pièce s’était vue réduite à dormir dans un fauteuil pour
laisser l’espace du lit à ses vers à soie".
Mais l’on accepte sans mal ces contraintes qui permettent de
s’évader de la routine quotidienne, du rythme immuable des saisons, de
la lenteur du monde paysan et de sa misère. On échappe pour un temps à
ce monde où le travail ne paie qu’après des mois de patience.
Le travail est harassant. Nourrir, nettoyer, déplacer,
soigner les vers issus de plusieurs onces de graine demande une présence
et des efforts de chaque instant. Mais l’argent est au bout du mois.
L’argent frais qui permet de payer le fermage et le percepteur, les
dettes, d’acheter une bête ou un bout de champ convoité, de prévoir plus
sereinement les dépenses liées à l’organisation d’un mariage. Cet
élevage est une aubaine.
C’est une ouverture sur tous les possibles et l’on raconte que
certains dans la région des Vans ou de Joyeuse, qui ont voulu vivre à
fond cette aventure se sont parfois retrouvés fortunés ou ruinés.
Pareil enjeu nécessite une attention et des précautions à
chaque étape. La magnanerie est nettoyée et soigneusement désinfectée :
"Quand la magnanerie était prête on faisait "l’estorra". On prenait une
plante qui fume bien, de la rue, de l’ellébore ou bien du soufre et on y
mettait le feu. La fumée faisait fuir les rats, on les voyait courir
sur le toit ! Mais il paraît que cela désinfectait aussi. Il y en avait
d’autres qui y faisaient coucher le troupeau quelques jours avant. On ne
sait pas si c’était efficace, mais on essayait tout ce qui était
possible pour se protéger de la pébrine." (En cop nostre)
Avant de mettre la graine à couver, certaines grands-mères la
portent à l’église pour la faire bénir par le curé. Cette graine, c’est
la merveille, de végétale qu’elle semble être (on la compare souvent à
la graine du chou colza), elle devient vie grouillante et vorace,
porteuse de toutes les espérances. D’elle dépendent le bien-être et
l’aisance de la famille. C’est pourquoi on la confie aux soins de la
grand-mère ou de la mère.
"Ma mère, elle mettait le sac dans sa poche. Elle la surveillait la graine : quand elle va éclore, elle change de couleur ; elle est blanchâtre, grisâtre, et quand elle allait éclore elle devenait pâle... et puis elle commençait à voir les vers à soie : c’est à peu près noir, pas tout à fait, couleur café... Alors elle mettait ça dans une boîte de carton, elle y maintenait la chaleur avec des bouteilles d’eau chaude, puis elle mettait tout cela dans le lit, et la nuit elle le tenait près d’elle. Elle préparait alors des morceaux de papier de la dimension de la boîte, elle y faisait des petits trous, elle les mettait sur la boîte avec des bourgeons de mûrier. Alors les petits vers passaient par les trous et ils venaient manger la feuille. Ma mère ramassait ça dans une autre boîte à mesure que ça grandissait..."
Lorsque la graine est éclose c’est à nouveau la "mamé"
qui, se méfiant du sort que peut vous jeter le mauvais oeil, apporte une
protection supplémentaire en dérobant aux voisins les premières
feuilles données à manger aux vers. Elevage de l’intérieur, le ver à
soie doit rester dans le secret de la maisonnée. Il ne doit pas voir de
personnes étrangères à la maison.
Cette superstition était un moyen de prémunir son élevage contre
toute contamination extérieure. La faillite soudaine et inexplicable
d’élevages qui semblaient se développer explique cette méfiance. L’on
n’était jamais trop prudent. Les quêteurs de Mai ne s’y trompaient pas
qui, pour s’attirer les largesses des fermiers, venaient chanter sous
leurs fenêtres :"Si avètz de manhans espelits, Dieu vos don’ben
reussis"("si vous avez des vers éclos, Dieu vous les fasse réussir").
Cependant le savoir-faire, l’observation, la
connaissance du ver et de son développement étaient essentiels. Il
fallait veiller à maintenir une température constante voisine de 20
degrés, une bonne aération du local, la qualité de la feuille, sa
quantité, le nombre de rations suivant le développement du ver ; ne pas
oublier d’avoir de la feuille ramassée d’avance, mise au frais dans une
cave pour la garder de la pluie car les vers ne peuvent pas manger la
feuille mouillée ; tourner la feuille de temps à autres pour qu’elle
s’aère et ne s’échauffe pas ; garder les vers propres et bien nourris.
"Avant qu’ils ne s’endorment pour faire leur mue, on les nettoyait,
on les mettait au propre, on leur faisait une "donnée" un peu plus
forte ; les magnans étaient en appétit Ils attaquaient cette feuille
nouvelle ; alors on enlevait la feuille sur laquelle ils étaient et on
la changeait de place au fur et à mesure pour nettoyer, enlever le jas".
Le paysan en retour de sa peine, s’offre le spectacle
étonnant d’une vie minuscule et particulière, qui dépend de lui et dont
il explique, à force d’intimité, chaque mouvement. Il l’observe jusque
dans son "sommeil" : "Quand ils dorment, ils sont tous là sur la
litière : ils lèvent leur tête... Quand ils se réveillent, vous voyez
que ça bouge sa tête là, et ça remue !" Plus le ver grossit, plus il est
besoin de main d’oeuvre pour ramasser et distribuer la feuille
nécessaire, enlever les déchets, veiller à ce que les rats ou les
fourmis ne s’installent pas dans la magnanerie, préparer les arceaux de
bruyère, genêt ou buis où grimperont les vers à la fin du quatrième âge
pour y fixer leur cocon.
Les vers qui montaient à la bruyère mais ne faisaient pas de cocon
étaient plongés dans du vinaigre pendant huit jours après lesquels, en
tirant sur chaque extrémité, on obtenait un fil très résistant qui était
utilisé pour la pêche. Alors, une activité fébrile s’empare de tous.
Les voisins connaissent le même affairement et l’on se tient au
courant, d’une maison à l’autre sur le stade d’ évolution des vers de
chacun : "Duèrmon a la primièra, a las doas, a las tres, a las
quatre"(ils sont à la première mue, à la deuxième, à la troisième, à la
quatrième) ou bien : "Son sortit de la una, de las doas, de las tres, de
las quatre ! " Ceux dont les vers atteignent les premiers telle ou
telle mue, ou "montent" les premiers à la bruyère éprouvent une réelle
fierté.
Ainsi se crée une sorte d’émulation et pour rattraper le voisin l’on
n’hésite pas à se relever une fois dans la nuit ou plus tôt le matin
pour activer le chauffage et donner une ration de feuilles
supplémentaire, afin de "pousser" les vers. Dans les champs, les
manhaudaires (jeunes de la montagne ou de régions où ne se pratique pas
l’élevage des vers à soie, qui sont venus se louer pour la saison)
s’interpellent et chantent en cueillant la feuille à pleines mains
glissées le long des rameaux. C’est la "préissa", une période où le
travail ne peut attendre car le ver à son développement maximum dévore
la feuille.
L’atmosphère sonore des magnaneries est alors bien particulière : un bruit de forte averse sur les feuillages, ou bien un chuchotement de pluie douce et réguliere, apaisante. "On aurait dit qu’il pleuvait à torrents, le bruit que ça faisait de grignoter la feuille ; parce qu’ils grignotaient de face, ils mangeaient pas au milieu : ils prenaient le bord et ils le tenaient avec des espèces de barbilles qu’ils avaient et puis ils le tenaient droit, et la scie : tac !tac !tac ! Ils allaient de nouveau chercher de haut en bas, on aurait dit une vraie scie : ça le sciait. Ils étaient voraces : tu les entendais de loin comme quelque chose qui va bouillir !"
Une fois embruya c’est à dire montés à la bruyère, les
vers entament leur lente, savante et fragile construction : "Le ver
commence par consolider pour avoir une place où il puisse travailler ;
il fait tout un tour de bordure de soutènement là autour, et puis dans
le centre de cette touffe qu’il a déjà terminée, pas en dehors, pas au
bord, ça prend un biais. Il travaille pas à la légère ! En quatre ou
cinq jours il a fait son cocon, mais pour changer en chrysalide il doit
falloir une dizaine de jours.
Les rats en étaient gourmands, et ils n’emportaient pas les cocons
qui valaient rien !" Jusqu’à cette dernière étape tout n’est pas gagné
pour autant : "Y en avait qui s’isolaient au lieu de profiter, ils se
raccourcissaient, on appelait ça des "gores", ils faisaient que courir,
ils mangeaient rien et ils finissaient par mourir. Aussi bien ces
bêtes-là, elles montaient à la bruyère, elles faisaient rien, un
semblant de cocon de bourre qu’elles avaient, puis ça empoisonnait les
autres.". On attribuait ces maladies à un brusque changement de
température, à l’humidité ou à un temps chaud et orageux. _ C’était bien
sûr un désastre pour le paysan.
Mais lorsque tout réussit, c’est le décoconnage,
synonyme de fête. On invite les voisins à enlever les cocons de la
bruyère ainsi que les déchets qui y sont restés accrochés, et tout se
termine par un petit repas de fête. Puis les cocons déposés dans un drap
sont portés au leveur qui vous a vendu la graine. Jusqu’au début du
XXème siècle, il était possible de vendre ses cocons sur l’un des
nombreux marchés séricicoles qui existaient en Ardèche.
Le cycle se referme ainsi, jusqu’à l’année suivante où les premiers
bourgeons de mûriers inviteront à tenter de nouveau l’aventure.
Mais cette histoire appartient au passé. La baisse des
prix, la concurrence d’autres cultures (vigne, cerisiers...) nécessitant
un travail important au même moment, et surtout la concurrence des
soies asiatiques amplifièrent le déclin de la sériciculture en Ardèche.
Cependant la culture de la soie a permis au pays de faire un bond en
avant :
"Les Vivarois avaient connu jusqu’alors une adaptation difficile à leur
environnement, qui les maintenait dans un état de relative pauvreté. La
sériciculture leur a permis de passer d’une ère de subsistance à une ère
de prospérité. Elle a été l’élément essentiel de leur survie et un
facteur de développement générateur de progrès, pour l’Ardèche comme
pour les Ardèchois. En outre elle faisait basculer l’économie vivaroise
de la polyculture autarcique à une économie de marché nationale voire
internationale."(H. Ozil )
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