Lettre d'information n°26. Eté 1997 Musiques en Sud-Isère : le Triève
Le Trièves, cher à Giono et son "Hussard", est une région connue pour ses pratiques de violon traditionnel, pour ses rigodons, tel le rigodon des filles de Mens... Qu'en est-il aujourd'hui ?
Le point sur les pratiques musicales en Trièves, mars 1997, avec Geneviève Chuzel.
CMTRA : Geneviève Chuzel, tu as été associée au travail sur le Trièves, suite à une commande du Musée Dauphinois. Peux nous expliquer d'abord dans quel cadre va se situer la restitution de ce travail : Exposition, Publication ?
Geneviève Chuzel : Après les cantons de Vizille et Domène, la conservation du Patrimoine en Isère/Musée Dauphinois a choisi le Trièves pour dresser son inventaire. Situé à la limite sud du département de l'Isère, le Trièves a fait pendant près de deux ans, l'objet d'enquêtes et d'études dans tous les domaines.
C'est dans le cadre de ce travail que Patrick Mazellier et moi avons été sollicités par Jean Guibal, conservateur du Musée Dauphinois, et Alice Joisten du Centre Alpin et Rhodanien d'Ethnologie. L'exposition "Patrimoine en Trièves" présentée actuellement au Musée, propose quelques résultats de ces investigations.
CMTRA : C'est donc un travail d'inventaire ?
G.C. : Oui, et il rassemble toutes les formes du patrimoine : rurale, artisanale, archéologique, industrielle, et il couvre plusieurs périodes historiques.
CMTRA : Et cela donnera lieu à quel genre de publication ?
G.C. : Deux réalisations. D'une part, la publication d'un ouvrage collectif de la collection "Patrimoine en Isère, le Trièves" dans lequel toutes les équipes de chercheurs présentent une synthèse de leurs travaux. D'autre part, une exposition itinérante qui propose un parcours mettant en scène, plans, photos offrant un panorama complet de ce terroir.
CMTRA : Je crois que Patrick Mazellier a travaillé avec toi sur le domaine bien précis, des pratiques musicales et, sur la danse populaire ?
G.C. : Patrick Mazellier est musicien, chercheur, il enseigne le violon, comme tu le sais par ces nombreuses collaborations avec le CMTRA. Depuis 1975 et pour diverses structures, il a effectué un grand nombre de collectes dans les Hautes-Alpes et l'Isère. Il a rencontré des musiciens comme Emile Escalle, Augustin Istier, ou encore Camille Roussin, mais aussi des chanteurs. Il a recueilli des témoignages sur les veillées, sur les fêtes... Je connais donc la valeur de son travail et ses qualités humaines.
Ainsi, nous avons décidé de faire équipe pour cette aventure dans le Trièves. Il faut dire que nous partageons le même intérêt en ce qui concerne le patrimoine, la vie quotidienne et l'Histoire des hommes.
Nos domaines d'intervention ont été essentiellement la musique, le chant et la danse de tradition dans le Trièves avec comme directive de recherche l'histoire du Rigodon. Par ailleurs, grâce à Alice Joisten, nous avons pu consulter les collectes effectuées par Charles Joisten dans cette région, entre 1965 et 1975.
CMTRA : Qu'est-ce que tu as trouvé sur les bandes magnétiques de Charles Joisten ? On connaît surtout les enregistrements de Emile Escalle, le plus fin violoneux de rigodon...
G.C. : Ce fond sonore, déposé au Musée Dauphinois par Charles Joisten alors conservateur, est unique par son exhaustivité et par les collectes qui concernent pratiquement toutes les régions alpines. Elles portent sur la littérature orale (contes, récits...) mais contiennent aussi des informations intéressantes sur la vie quotidienne.
Au fil des conversations, les informateurs, pour la plupart nés à la fin du XIXème siècle, se souviennent des occasions de fêtes et réjouissances (vogues, veillées, mariages, reboules...), et d'une foule de renseignements très précieux pour les collecteurs d'aujourd'hui. Charles a ainsi pu répertorier l'existence de nombreux chanteurs, chanteuses, musiciens et danseurs.
Notre démarche a été de repartir des enquêtes réalisées par Charles, des travaux d'Hélène et Jean-Michel Guilcher. Nous avons choisi d'enquêter dans des lieux où subsistait une pratique effective de la danse et de la musique plutôt que de faire un sondage dans une commune. Notre enquête oscille en permanence entre la tradition telle que les gens la perçoive, la vivent aujourd'hui, et la tradition dont peuvent témoigner les derniers dépositaires.
Quelques villages entretiennent une image de la danse soumise à des "réanimations successives" depuis les années 1975 : folkloriques ou revivalistes folk. Cependant, des personnes conservent le souvenir d'une pratique plus ancienne de la danse même si la transmission a été incomplète. Parallèlement à ce travail sur le terrain, nous nous sommes attachés à recueillir des documents complémentaires (écrits, photos, films, manuscrits).
CMTRA : Que pesnses-tu du problème de restitution par l'écriture, de faits qui sont de l'ordre de la musique ou de la danse, bref de pratiques vivantes ou le corps intervient beaucoup plus que le langage ?
G.C : En effet, il est difficile de décrire avec des mots un mouvement, une danse, un style dont la fonction est d'être sentie, appréhendée, testée, faite, refaite... L'exercice est encore plus périlleux lorsqu'on se trouve en présence d'images d'archives à décrypter, puis à retranscrire. Il faut les sensations, les appuis, les suspensions, et chercher le mouvement le plus juste. Pour la publication, nous avons voulu renforcer la restitution écrite en insérant des photos et des partitions. Des extraits d'enquêtes et des images sont d'ailleurs proposées dans l'exposition.
Nous avons souhaité faire le point sur la pratique de la danse du Rigodon, aujourd'hui dans le Trièves. Les informateurs que nous avons rencontrés au cours de l'enquête, dansent dans les vogues, dans les banquets... Ce sont des ruraux, et même s'ils ont fréquenté (pour certains) des mouvements revivalistes (animateurs divers, groupes folkloriques), ils ont quand même gardé de la danse une organisation commune, un mouvement collectif, une schématique du pas en rapport direct avec la tradition telle qu'elle subsistait avant la deuxième guerre mondiale. Mais, ce n'est pas la même danse : Il y a unanimité dans les témoignages pour dire que ce qui se fait actuellement sous le nom de "Rigodon" est loin de la danse ancienne. Tous reconnaissent que ce n'est pas leur danse, et s'entendent à souligner sa finesse, sa précision et sa subtilité.
L'ensemble des mélodies chantées et jouées, intitulées "Rigodon" représente un "corpus" important, varié autant dans les structures que dans le rythme moteur de chacune des parties.
Par contre, les airs qui servent de support à la danse sont de nos jours en nombres très limités et de formes très voisines. L'inadéquation partielle entre le répertoire chanté, joué, et celui aujourd'hui réservé à la danse, est peut-être l'indice d'une rupture de la transmission, en tous cas dans sa diversité.
CMTRA : Qu'en est-il des documents filmés ?
G.C. : Nous avons pu récupérer différents documents anciens que nous avons mis en relation avec un film réalisé durant notre enquête avec quatre danseurs et un musicien du Trièves. Au premier abord, il s'en dégage une perte de qualité du pas de la danse, comme un alourdissement, ce qui nous conforte dans l'idée de rupture de la transmission entre les deux guerres.
CMTRA : Ce type de travail a-t-il un intérêt pour la population locale ? Visez-vous une forme de restitution ou vous sentez-vous concernés par un souci de connaissance générale ?
G.C. : L'enquête est un point de départ pour distinguer dans les "réanimations successives" quelle était la réalité de la culture populaire dans le Trièves. L'accueil de la population a été très chaleureux, et exprime en lui-même tout l'intérêt que l'enquête accorde à cette initiative. Il faut souligner l'originalité de l'approche de Jean Guibal et de toute l'équipe du Musée Dauphinois , qui ont voulu et su intégrer cette dimension de la "littérature orale" ou plutôt "culture orale" : les musiques et les danses .
L'ensemble du matériel recueilli, les conclusions, les pistes avancées dans l'article que nous avons rédigé, permettent de préciser certains points de l'histoire de la danse populaire dans le Trièves : Le passage de la pratique du violon à celle de l'accordéon, la disparition du modèle traditionnel du Rigodon et son remplacement par un modèle folklorique "importé".
Même aujourd'hui, une enquête menée avec méthode, peut apporter des informations. Des concours de vogue aux "fêtes de la Terre", des "fêtes de moisson" aux "soirées Rigodons", les aléas de l'histoire culturelle et locale se perçoivent dans les multiples réalités qui se cachent derrière le vocable "Rigodon" : Refrain satirique, répertoire instrumental, danse qui apparaît comme extrêmement simpliste par rapport à son contenu musical. L'élargissement de l'enquête aux régions voisines n'apporte guère plus de certitudes : autant de points communs, autant de divergences derrière un même nom : Rigodon.