De Tignes-Val d'Isère aux Cévennes,
collecté en 1997
Entretien avec Valérie Pasturel.
Valérie Pasturel : L'Atlas sonore de la Haute-Tarentaise paraîtra en juillet 97. Pour ce projet, le CMTRA s'est associé à la CCAS Actions Culturelles. Une certaine mémoire engloutie de la Haute-Tarentaise a motivé ce partenariat pour engager une campagne de collectage. En menant ces enquêtes, nous avons souvent ressenti les interrelations entre la Tarentaise et la Vallée d'Aoste qui se manifeste beaucoup autour de l'utilisation de l'accordéon et du chant polyphonique, puisque beaucoup d'émigrés valdôtains sont présents en Tarentaise.
Aujourd'hui encore, ils se retrouvent dans des veillées ou dans des bars pour chanter en polyphonie accompagnés à l'harmonica. Nous avons recueillis des chansons en franco-provençal assez intéressantes, sur des événements qui ont bouleversés cette vallée : des inondations, des éboulements de montagnes, très caractéristiques de ces hautes vallées.
Au niveau instrumental, nous avons tenté de retrouver des traces des fameux violoneux Fudral, et voir ce qui pouvait rester de leur répertoire : c'était une famille qui fabriquait ses propres instruments. Un des derniers violons fabriqué par un des frères Fudral a été légué par sa fille Lucie au descendant, actuellement membre du groupe folklorique local "Les Frontières". Le répertoire de cette famille a été enregistré, il y a plusieurs années, par une personne dont nous ne connaissons pas le nom.
Notre premier objectif était de découvrir cette personne, mais nous n'y sommes pas arrivé. Nous avons quand même rencontré la descendance de cette famille, ou des proches les ayant cotoyés. Ils nous ont alors joué au violon, à l'accordéon, ou chanté des refrains à danser de ces veillées où l'on trouve des airs de branle, montfarine, de polka.
Ce qui est très important pour ce projet, c'est d'avoir pu donner la parole à ces gens, qui ont vécu de manières très différentes selon l'endroit où ils habitaient dans cette vallée, l'histoire du barrage de Tignes : pour certains elle représente un développement considérable, et pour d'autres, un traumatisme qui n'est toujours pas dépassé.
C'est aussi sur ces thèmes que nous avons travaillé, sur le recouvrement de cette vallée, sur les contrastes, entre ce qui a été englouti par l'eau, par la neige. Contrastes entre un pays qui l'hivers vit dans "l'ultra modernité", et qui l'été retrouve des coutumes presque ancestrales comme la transhumance. Nous avons même découvert quelque chose qui ne se contemple plus beaucoup ailleurs que dans les musées d'Arts et de Traditions populaires : des crécelles de deux mètres et des crécelles d'enfants tournées pour la semaine sainte de la Pâques dans le village de La Gurraz. Puis, un chant de quête la Complainte des âmes du purgatoire chanté encore aujourd'hui le jour de la Toussaint par les jeunes conscrits de Montvalezan pour offrir des cadeaux aux personnes âgées. Tout un réseau social a d'ailleurs été organisé autour d'une association de jeunes de Montvalezan, les mêmes qui le soir dans leur local associatif regardent ensemble leur vidéo de l'hiver dernier où ils réalisaient leurs plus beaux looping en skis Tous ces contrastes étaient très intéressants à faire apparaître, autant que les contrastes dans les paysages sonores des diverses saisons.
L'implication de la CCAS a été importante et bénéfique culturellement : car elle a pu, par l'intermédiaire de ces enquêtes, trouver des partenaires et concevoir de nouvelles formes d'animations culturelles pour les vacanciers d'EDF-GDF : en impliquant les centres de vacances dans ce projet, en demandant la collaboration des agents, et en leur restituant le travail entreprit sous la forme d'un stage de chant avec Giovanna Marini, qui appuiera son intervention sur la base du répertoire collecté en Haute-Tarentaise, avec un concert donné au final. Concert donné par Giovanna Marinni et par les interprètes de l'Atlas Sonore de la Haute-Tarentaise, (pour fêter sa publication) dont les préoccupations coïncideront certainement. Elle interprètera notamment une chanson dont elle est l'auteur, sur un tremblement de terre, sur le temps utile aux gens pour reconstruire leurs représentations et leur mémoire, et sur le temps des machines qui est complètement différent.
Le travail en cours dans les Cévennes est tout à fait différent : Dans un premier contact, Jean-Noël Pellen m'avait bien averti que nous ne devions pas nous attendre à trouver des pratiques instrumentales, puisqu'il n'y en avait pas en Cévennes.
Alors, quand je suis arrivée dans la Vallée de la Cèze, en plein pays minier, et dans chaque village une harmonie ouvrière de cinquante personnes avec son lot d'instruments propres à ces fomations musicales, des instrumentistes il y en avait pleins !! Il est vrai qu'avant l'avènement des harmonies ouvrières, la musique dans les Cévennes, c'était souvent des refrains à danser, des chants. Je crois que cette histoire a été reléguée à l'arrière plan par l'harmonie ouvrière, par cet élan ouvrier qui a fait naître davantage de chansonniers populaires avec des chansons très revendicatrices, très engagées.
L'harmonie ouvrière est, elle, une musique écrite puisqu'elle a été apprise dans les écoles de musique fondées par les mines. Je dois dire que mes habitudes d'approches du terrain ont été bouleversées par ce passé minier, mais contrebalancé en même temps par le passé de la filature. Là , nous sommes arrivés à retrouver des femmes qui ont côtoyé des fileuses : toute une tradition de chants très poussée, des souvenirs très émotifs et imagés de centaine de fileuses interprétant des pastourelles, et, des chants de création locale très amusants relevant des concurrences pour le mariage entre les filles de Saint-Ambroix et les filles de Bessèges. Puis, les fileuses étaient très sollicitées par les conscrits, cela donnait lieu à des échanges de chansons entre les conscrits et les fileuses.
Les Cévennes sont également très contrastées : avec la Vallée minière de Bessèges, Molière-sur-Cèze, et plus au nord, la partie ardéchoise plus centrée sur le ver à soie, le châtaignier, les filatures. Enfin, la Haute-Vallée de la Cèze quand elle remonte jusqu'à Villefort est beaucoup plus influencée par le répertoire des bourrées de la Lozère et de l'Aubrac. Lorsque l'on fait une enquête au sud, on se rend compte qu'il y a beaucoup d'échanges culturels puisqu'il y a eu de très fortes immigrations polonaise, arabe, italienne et espagnole. On parle aussi beaucoup des gavots, image quelque peu stéréotypée des montagnard venus de Lozère pour travailler aux mines ou aux chataignes, de la confrontation de la langue du gavot avec celle " pointue " de l'ingénieur des mines. Ces pratiques, très ouvertes, nous ont permis de travailler sur les interférences culturelles.
CMTRA : Une fois que ces travaux de recherches sont réalisés, mis en forme et édités, penses-tu que l'on puisse développer d'autres actions dans ces régions ?
V.P. : Ce qui me semble très important dans l'activité de collectage, ce n'est pas seulement le répertoire qui est collecté, bien que tout repose sur lui, mais c'est l'expérience de rencontrer des gens, de voir comment on peut mobiliser la mémoire sonore : car on mobilise tout un réseau social qui s'était effondré avec la perte d'intérêt pour ces musiques là , et l'avènement d'autres centres d'intérêt.
Sur les Baronnies, j'ai beaucoup travaillé par rapport à cette idée de réseau : quand on demande à une personne de nous parler de telle chanson, cette personne va connaître le premier couplet, et se souvenir qu'il y a trente ans une autre personne connaissait le deuxième couplet. Tout un réseau est restitué, et je pense que ce réseau-là , il ne faut pas l'oublier, une fois que la publication est sortie.
L'important est aussi de voir comment un objet culturel peut devenir un objet de relations parce qu'il y a un centre d'intérêt et une préoccupation qui sont, du coup, partagés par toutes les personnes qui ont collaboré à ce projet. Et même si l'immigration n'a pas posé de problèmes et que les gens se sont très bien intégrés dans les Cévennes, cet objet culturel peut servir l'action sociale en considérant la place et les apports des cultures immigrées. Je pense aux interférences possible entre les différents Atlas Sonores de la collection du CMTRA, j'ai été très sensible à la dernière réalisation sonore consacrée aux "Musiques du Maghreb à Lyon". Cela m'a ouvert des portes dans la conception de l'enquête que je devais mener dans les Cévennes, voir comment les gens ont été sensibilisé par une autre pratique, celle du violon par exemple : on ne pratique pas le violon de la même façon en Pologne qu'en France...
Aujourd'hui, pour aller au-delà de la publication dans les Baronnies, je souhaiterais créer de nouveaux liens pour soutenir ce type de réseau sur place. Accompagnée d'Olivier Richaume du CDMD des Hautes-Alpes, nous sommes allés rencontrer dans le bassin de l'Oule en zone limitrophe entre les Hautes-Alpes et la Drôme, un accordéoniste qui connaissait tous les airs à danser de la Vallée, d'avant le musette. Là , un petit ensemble s'est créé, lui à l'accordéon diatonique, et Olivier au violon. Le violon était beaucoup pratiqué dans ce bassin, et cet accordéoniste a été très motivé par le fait de jouer avec Olivier. Alors il s'est dit qu'il fallait absolument faire un bal. J'ai trouvé que c'était un enjeu important. Voilà une forme de continuité de l'action engagée par le CMTRA, organiser un bal des musiques traditionnelles à La Motte-Chalancon avec la collaboration des violonistes des Hautes-Alpes...
Ces expériences, dans la Vallée de Haute-Tarentaise avec la CCAS, de collectage dans les Baronnies ou dans les Cévennes m'ont incité à penser et à oeuvrer davantage pour la diffusion et la continuité de ce travail au niveau de l'action culturelle pour que des structures touristiques ou de recherche aient une bonne implantation locale auprès des populations.
CMTRA : Qu'est-ce qui t-as amené à la recherche ethnomusicologique ?
V.P. : J'ai commencé par étudier à Lyon, en m'inscrivant dans un cursus de psychologie. Mes deux centres d'intérêt étaient, d'une part les concepts de la psychanalyse appliqués à la psychologie clinique, d'autre part le courant d'études sur l'identité culturelle et sur la notion des Incorporats Culturels menées à Toulouse dans les années 70, publiées notamment dans la revue Connexions.
Pendant longtemps, j'ai mené ces deux centres d'intérêt sans trop savoir comment j'allais pouvoir les combiner, ni comment j'allais me déterminer par rapport à l'un ou à l'autre, s'il fallait le faire. Parallèlement, j'étais partagée entre ma présence ici à Lyon, et ma présence dans les Baronnies. Il s'est trouvé que le CMTRA a contacté l'Université populaire de la Drôme provençale pour la réalisation d'un Atlas sonore sur les Baronnies.
Pour se faire, Roger Pasturel a été contacté qui connaissant mon intérêt pour les identités culturelles, et du fait de ma collaboration à des spectacles en langue occitane à l'occasion de diverses activités culturelles dans les Baronnies, m'a sollicité et demandé de participer à ce collectage. C'est comme cela que j'ai rencontré le CMTRA, et que j'ai pu goûter aux joies des enquêtes en ethnomusicologie, sur un terrain que je connaissais, mais pas sur ce plan-là . Sur ce, je me suis détaché de mes premiers objectifs pour la psychologie clinique, et j'ai retrouvé une enseignante, Odile Carré qui travaille sur les relations interculturelles, d'un point de vue psychosociologique. Elle m'a invité à travailler sur la place du Sonore dans la formation de l'Identité Culturelle. C'est ce que j'ai fait à partir des collectages dans les Baronnies.
Parallèlement à la mise en place de cette problématique, j'ai pu suivre mes premiers cours d'ethnomusicologie en licence, une formation aux objets et aux méthodes du domaine français avec Denis Cerclet et Eric Montbel, sans avoir eu de formation plus épistémologique dans cette discipline. J'ai donc rédigé et élaboré quelques réflexions ethnologiques dans un mémoire de Maîtrise de psychologie, en espérant dégager des voies dans un domaine plus interdisciplinaire, entre psychologie et ethnologie.
CMTRA : Observe-t-on une différence, lorsque l'on a comme toi une formation universitaire pluridisciplinaire, dans ce que l'on peut entendre dans un cours théorique et ce que l'on peut ressentir sur le terrain durant les enquêtes ?
V.P. : Étant donné mon sujet de recherche, c'est surtout dans les relations humaines que j'ai puisé mon matériel. J'ai essentiellement travaillé sur l'expression spontanée de ces Incorporats Culturels, quand subitement on ravive la mémoire sonore. Autour de ces tables, de ces micros, de ces enquêtes, beaucoup de choses primaires resurgissent. La difficulté des collectages est là , arriver à s'abstraire de ce vécu assez primaire pour en faire ressortir l'essentiel dans un regard plus distant, voire théorique, alors qu'on est forcément très impliqué dans l'histoire. Mais, j'ai pu en penser quelque chose du point de vue psychologique. J'ai essayé alors de construire des représentations sur le marquage corporel sonore, sur ces musiques originales et leurs fonctions symboliques. Je m'en suis rendue compte surtout auprès des chanteuses rencontrées dans les Baronnies qui retrouvaient une voix de tête, très haute et enfantine, et qui, en chantant des Noëls ou des pastourelles, balançaient leurs jambes comme sur un banc d'école. C'est cette prégnance-là , très forte, qui se restituait pendant l'enquête que j'ai pu analyser avec les concepts de "matrice culturelle de l'identité" et "d'incorporat culturel".
CMTRA : Quels outils as-tu utilisé dans le cadre de cette entreprise ?
V.P. : Toute une série d'articles parus dans la revue Connexion, dont certains écrits par Jean-Claude Rouchy à propos de la notion "d'incorporat culturel", et Jacques Leroy en ce qui concerne la "matrice culturelle de l'identité". Un travail intéressant a été fait par Édith Lecourt, psychanalyste et musicothérapeute sur ces même bases et appliquée aux situations interculturelles autour du sonore (thèse Lyon II). En fait, les sens sont transmis d'inconscient à inconscient dans la petite enfance dans le groupe familial. On a pas toujours conscience de ces transmissions, mais elles sont présentes en nous, et parfois malmenées, quand par exemple on rencontre une personne différente, étrangère qui n'a pas les mêmes repères sensibles que nous, alors on se rend compte qu'il y a un décalage.
C'est à ce moment-là qu'intervient la mise en représentation de tout ce qui a été incorporé dans la petite enfance, non-identifié, non-perçu comme une spécificité. Ce courant d'études des identités culturelles a maintenant débouché sur l'analyse des situations interculturelles. Odile Carré a aussi mené un travail très intéressant sur la notion d'objet culturel. Elle a été sollicité pour intervenir en tant que médiateur entre des travailleurs sociaux et des femmes immigrées qui n'arrivaient pas à se rencontrer.
Ces travailleurs sociaux se trouvaient en situation d'échec professionnel. Ils étaient sensés intégrer socialement ces femmes immigrées. Odile Carré a donc proposé comme médiation de travailler sur des objets culturels tel que le massage du bébé à l'huile d'olive où l'on retrouve toute une gestuelle, des odeurs. Elles ont aussi utilisé des berceuses pour faire resurgir ces éléments de la personnalité et les proposer en échange à la culture de l'autre, qui réagit et renvoie ses propres incorporats. Il y a donc une véritable situation d'échange et une véritable relation interculturelle qui se met en place sur les bases d'empreintes culturelles inconscientes.
CMTRA : Est-ce que cela veut dire que les outils proposés par la discipline scientifique, ethnologie, musicologie ou anthropologie en général, peuvent-être utiles dans d'autres projets que la recherche pure, tels l'action sociale ou l'action culturelle ?
V.P. : Oui, bien sûr, c'est très important qu'il y ait des liens entre les différentes disciplines. Ce qui est encore plus important, c'est la méthodologie de l'ethnologue, qui doit se laisser un peu imprégner par l'environnement de l'autre, comme le dit Tobby Nathan en ethno-psychanalyse : laisser venir des choses de l'autre, ne pas trop avoir d'idées préconçues sur les méthodes ou les outils que l'on va utiliser.
Il est vrai qu'en psychologie, les outils ne manquent pas, mais les grilles sont figées à tel point qu'on peut se demander si elles ont vraiment leur place dans les relations interculturelles éducatives ou thérapeutiques. Alors, je pense que c'est surtout dans la méthode qu'il faut réagir : appliquer des entretiens non-directifs, ou même se plonger dans un groupe et se laisser imprégner par les incorporats culturels de l'autre.
Ce qui me vient encore plus à l'esprit, c'est l'exemple d'une intervenante en psychologie qui se demandait pourquoi elle avait eu un blocage dans un entretien avec une personne arabe : elle avait instauré un cadre de confidentialité entre elle et la personne. Plus tard, j'ai appris dans une conférence menée par un ethnologue psychanalyste que la confidentialité pour le monde du Maghreb, c'est toujours à trois !
Voilà un parfait exemple de ce que peuvent nous apporter les références pluridisciplinaires, et je crois qu'effectivement toutes les caractéristiques culturelles relevées par une approche ethnologique doivent être diffusées auprès des travailleurs sociaux et doivent être prises en compte dans l'action culturelle. C'est en appréhendant le groupe, en partageant sa manière de vivre, mais vraiment de vivre au niveau cellulaire, de vivre le corps, la gestuelle, le goût, les odeurs, l'univers sonore culturel que l'on peut se dégager des réactions primaires à l'étranger et commencer à construire des représentations de sa propre culture et de la culture de l'autre.
Atlas Sonore n°12
Tignes - Val d'Isère
Atlas Sonore n°13
Pays de Cèze - Cévennes