El Goyo
Retour sur une figure mythique de la rumba et des chants et danses afro-cubains, et sur la vie musicale à Cuba
La Havane, avril 2001, dans le saint des saints de la Rumba, le "Grand Palenque", où se tiennent les "Sabado de la Rumba", réunions hebdomadaires des Rumberos havanais, qui y rivalisent d'adresse et de ferveur. Les salles de répétitions du Conjunto Folklorico National de Cuba ouvrent directement sur ce bar-terrasse, abrité du soleil par de grands arbres et situé dans le quartier du Vedado.
A chaque pause on peut y rencontrer tous les artistes de cette phalange mythique ainsi que des anciens venus suivre le travail en cours. Aujourd'hui tous ont répété ensemble un spectacle prévu pour le festival Percuba, en hommage à Pello el Afrocan (Pedro Izquierdo), joueur de rumba décédé et inventeur du rythme "mozambique" dans les années 70.
C'est après cette répétition que Raphaèle Frey-Maibach retrouve Gregorio Hernandez-Rios, dit El Goyo, pour évoquer ensemble leur collaboration prochaine à Jazz Action Valence lors d'un stage tout public prévu en septembre prochain.
El Goyo : Je suis né à Pinar del Rio, et je suis arrivé à La Havane encore enfant. Comme nous étions une famille très pauvre, nous avons habité dans un quartier marginal dans lequel la musique d'origine africaine accompagnant les rites religieux populaires était très fréquente. De plus la rumba comme moyen de se relaxer et de se distraire, était une activité quasi constante, pour célébrer un anniversaire ou n'importe quelle fête.
Cette manifestation musicale, chantée et dansée peut se réaliser avec très peu de moyens : sur une caisse, sur un mur, dans n'importe quel endroit, on joue la percussion, on danse et on chante, c'était une façon très économique de faire la fête pour une catégorie sociale très défavorisée.
C'est parmi tous ces joueurs, les Rumberos mais aussi les Abakwas* et les Santeros* que je me suis formé de manière empirique en participant activement par le chant, la danse et également la percussion. Dans les années 1960, suivant le mouvement imprimé par des formations comme le Coro Folklorico et Los Munequitos de Matanzas de nombreux groupes de rumba se constituent à La Havane. Parmi eux, Los Tercios Modernos, que j'intègre. Rapidement je suis reconnu pour mes interprétations de cette musique et en 1962, lorsque le Conjunto National est en gestation, je me présente au concours de recrutement parmi un nombre impressionnant de postulants et je suis retenu avec un groupe de 45 personnes. Pour mes compétences en danse Abakuà je suis nommé professeur de cette manifestation. Je suis resté au sein du conjunto en tant que professeur, chanteur et danseur pendant 25 ans.
En 1985, en tant qu'auxilliaire technique, je commence à travailler à l'université de La Havane dans le cadre de son Conjunto Folklorico, cette même année j'intègre le corps des professeurs de l'ENA*, puis en 1989 l'ISA* en tant qu'instructeur principal. L'ensemble de mes travaux me permet d'accéder au titre de "Profesor titular adjunto".
Je commence à travailler avec des élèves étrangers et c'est ainsi que je rencontre Poney Gross* qui m'invite à donner des cours en Europe ( Tournai, Royan, Roubaix Bruxelles ...) Entre 1991 et 94, je donne un série de cours à la Timba* à Rome ainsi qu'aux Pays-Bas et aux Etats-Unis. J'ai enregistré plusieurs albums notamment "Rapsodia Rumbera", "A mi manera", "Cuba Linda" d' Alfredo Rodriguez, avec Tata Guines, Jane Bunnet, Anga et le groupe Havana Sax. A présent je suis le directeur artistique du groupe Oba Ilu qui compte déjà un CD à son actif et se produit régulièrement à Cuba et à l'étranger.
Raphaèle FREY-MAIBACH : Quand tu as appris la musique, c'était de manière empirique, aujourd'hui quand tu enseignes à des étrangers quelle pédagogie utilises-tu ?
El Goyo : Je pense que l'élève aide à former le professeur. Ce qui est difficile avec un élève c'est de pouvoir lui transmettre les connaissances en tenant compte du fait qu'il est européen de caractère, il faut beaucoup de temps pour transmettre son savoir et donc il faut travailler beaucoup avec la même personne. L'élève reçoit beaucoup du professeur mais le professeur qui pense qu'il ne reçoit rien de l'élève est perdu ! Le vrai professeur se sent heureux quand il a pu donner à d'autres.
R.F-M : Que penses-tu des étrangers qui enseignent cette tradition qui n'est à priori pas la leur ?
El Goyo : Pourquoi pas ? Si tu apprends bien tu peux bien enseigner. Aujourd'hui le meilleur joueur de tumbadoras est Giovanni Hidalgo, il a appris à Cuba mais c'est lui qui a développé une technique très spécifique et il est Porto-Ricain. De même qu'à Cuba il existe une école de Ballet classique internationalement reconnue, alors que le Ballet est une expression typiquement européenne. Il y a à Cuba des musiciens qui jouent du classique ou du jazz et qui l'enseignent ; de la même manière il peut y avoir des européens qui enseignent la musique traditionnelle afro-cubaine.
Je connais personnellement beaucoup d'étrangers qui savent et qui enseignent, comme Roberto Evangelisti à Rome ou Freddy Schmetz en Belgique, il y en a aussi en Allemagne, en Suisse les frères Gagneux et d'autres. C'est une erreur de penser qu'on ne peut enseigner la musique si on n'est pas de son origine, je pense que tu en sais plus sur la culture afro-cubaine que 80 % des femmes cubaines.
R.F-M : Merci. Plus généralement, comment expliques-tu l'importance croissante de la culture afro à Cuba depuis ces dernières années, je n'ai pas l'impression qu'elle était autant visible il y a 10 ans ?
El Goyo : La culture africaine a toujours été présente à Cuba, seulement depuis la révolution elle fait partie de la culture officielle. Avant, elle était considérée comme marginale et souvent persécutée par les différents régimes. C'est grâce à la révolution qu'elle occupe une place correspondant à la réalité du terrain et qu'elle participe au rayonnement culturel et à la défense du patrimoine national cubain. C'est pour cette raison qu'on peut voir beaucoup de spectacles traditionnels afro-cubains.
R.F-M : Ce sont des représentations scéniques de la tradition ou des créations à partir des matériaux traditionnels ?
El Goyo : Les deux coexistent, il y a des groupes qui reflètent la réalité populaire quotidienne et des groupes plus créatifs qui réalisent une projection folklorique. Ce sont deux manières différentes d'interpréter la musique traditionnelle.
R.F-M : Est-ce que tu crois que cette forme de projection artistique influence la tradition populaire ?
El Goyo : Oui bien sûr! Il y a interférence (interconnexion) entre les deux expressions. Même la production européenne de musique traditionnelle cubaine est susceptible d'avoir un jour une influence sur sa source. Comme c'est le cas aujourd'hui pour le groupe Sintesis*, dont la façon de chanter certaines mélodies Yoruba* est reprise au niveau populaire à Cuba, alors que c'est un groupe américain.
R.F-M : Que penses-tu de l'engouement de l'Europe pour cette musique ?
El Goyo : J'ai beaucoup réfléchi à ce phénomène et je pense à titre personnel qu'en Europe vous avez perdu vos expressions traditionnelles et que vous recherchez des choses plus spirituelles dans notre musique parce que votre quotidien est trop pesant.
R.F-M : Et que penses-tu du fait qu'il y a des centres en Europe qui dispensent un enseignement de vos musiques ?
El Goyo : Pour moi c'est très important et surtout pour notre pays, aujourd'hui beaucoup de personnes viennent à Cuba attirées par la culture traditionnelle populaire et c'est formidable. Je pense que la culture rapproche les peuples.
Propos recueillis par R. Frey-Maibach
Glossaire *
Abakuàs : membres d'une société secrète d'origine africaine qui possèdent une forme particulière de musique (chants danses et percussions).
Santeros : cubains pratiquant la religion yoruba qui comporte un très grand nombre de chants danses et rythmes dédiés chacun à une divinité.
Yoruba : nom d'une ethnie africaine d'origine nigérienne dont la culture est très présente à Cuba.
Congo-Arara : nom de deux ethnies africaines d'origine respectivement Bantou et du Dahomey également présentes à Cuba.
ENA : Ecole Nationale d'Art de La Havane.
ISA : Institut Supérieur des Arts de La Havane.
Poney Gross : directeur de Zig Zag Percussions à Bruxelles.
Timba : centre de percussions à Rome crée et dirigé par Roberto Evangelisti, qui propose entre autre, des cours de percussions afro-cubaines.
Sintesis : groupe de world-musique californien qui utilise les chants traditionnels Yoruba dans la plupart de ses albums, les musiciens sont américains d'origine cubaine et brésilienne.
El Goyo sera en France du 3 au 8 septembre prochain, invité par Raphaèle Frey-Maibach, pour animer un stage de découverte des musiques et danses afro-cubaines (styles proposés : rumba, Yoruba et Congo-Arara*) à Jazz Action Valence, Maison de la Musique et de la Danse, 32, avenue Georges Clémenceau, 26000 Valence.
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