Les reflets du patrimoine
Entretien avec Denis Cerclet, professeur d'ethnologie à l'Université Lumière Lyon 2 et responsable de l'IUP Métiers des Arts et de la Culture
Denis Cerclet, vous interviendrez le 22 mars, dans le cadre du deuxième plan de formation interrégional à la collecte musicale et sa valorisation, sur les enjeux et le sens de l'approche patrimoniale. Quels types de patrimoines aborderez-vous ?
Je ne pense pas construire mon intervention en partant de types de patrimoines particuliers. J'illustrerai plutôt mon propos par des exemples puisés dans les différents domaines du patrimoine car ceux-ci me semblent autant indistincts qu'ils sont particuliers. Tout est affaire de position. Il est tout à fait concevable voire souhaitable que des savoirs et des méthodes soient élaborés autour de patrimoines particuliers ainsi qu'il en est de la musique, de l'architecture, des ressources des terroirs.
Mais toutes ces démarches qui dénotent un intérêt pour les « choses » du passé s'inscrivent dans un certain rapport au temps et à l'espace. Et c'est à cela que je me consacre. Dans l'idée que nos différentes activités professionnelles nous amènent à privilégier les discours de spécialité et nous font quelque peu oublier le sens de la totalité. Je jouerai donc le rôle de l'intervenant extérieur ' si vous le voulez bien.
Comment identifie-t-on un objet du patrimoine, est-ce que le patrimoine existe ?
Le patrimoine existe certes, non pas en soi mais parce que nous le faisons exister comme tel. Sinon, il ne pourrait y avoir que le carbone quatorze pour déterminer ce qui serait patrimoine. Et encore, le carbone quatorze ne peut rien nous dire de la « patrimonialité » de musiques, de contes, de chansons ni même de fromages et de charcuteries. De la même façon que le philosophe Nelson Goodman nous encourage à délaisser la question « qu'est-ce qu'une oeuvre d'art ? » pour demander « Quand y-a-t-il art ? », nous pensons que le patrimoine n'est qu'une idée à travers laquelle nous exprimons une certaine conception du monde.
Cela signifie que ce n'est pas en analysant l'objet que l'on saura si l'on peut dire de lui que c'est du patrimoine mais en interrogeant ceux qui font exister cet objet comme du patrimoine. Le patrimoine ne leur est pas donné ; c'est eux et nous, en tant que membre d'un groupe social, qui le construisons. Nous interprétons ces « objets » en leur reconnaissant certains signes et symboles qui les rattachent à une esthétique patrimoniale. Nous pénétrons ainsi dans l'univers des stratégies sociales car, lorsque nous désignons un « objet » comme patrimonial, nous projetons sur lui le passé d'un groupe social que nous le revendiquions comme le nôtre ou que nous nous en distinguions.
Comment identifie-t-on un objet du patrimoine, est-ce que le patrimoine existe ?
Le patrimoine existe certes, non pas en soi mais parce que nous le faisons exister comme tel. Sinon, il ne pourrait y avoir que le carbone quatorze pour déterminer ce qui serait patrimoine. Et encore, le carbone quatorze ne peut rien nous dire de la « patrimonialité » de musiques, de contes, de chansons ni même de fromages et de charcuteries. De la même façon que le philosophe Nelson Goodman nous encourage à délaisser la question « qu'est-ce qu'une 'uvre d'art ? » pour demander « Quand y-a-t-il art ? », nous pensons que le patrimoine n'est qu'une idée à travers laquelle nous exprimons une certaine conception du monde.
Cela signifie que ce n'est pas en analysant l'objet que l'on saura si l'on peut dire de lui que c'est du patrimoine mais en interrogeant ceux qui font exister cet objet comme du patrimoine. Le patrimoine ne leur est pas donné ; c'est eux et nous, en tant que membre d'un groupe social, qui le construisons. Nous interprétons ces « objets » en leur reconnaissant certains signes et symboles qui les rattachent à une esthétique patrimoniale. Nous pénétrons ainsi dans l'univers des stratégies sociales car, lorsque nous désignons un « objet » comme patrimonial, nous projetons sur lui le passé d'un groupe social que nous le revendiquions comme le nôtre ou que nous nous en distinguions.
Quels effets et processus sont à l'oeuvre dans la construction et la réalisation d'un projet patrimonial ?
Les processus de patrimonialisation ' expression qui dit bien la construction de l'objet ' s'inscrivent dans des situations qui peuvent être très différentes mais ne semblent pas pouvoir échapper à des volontés de clarification : rendre lisibles les contours d'un groupe social, ethnique ou non, territorialisé ou non. Le besoin semble se faire sentir de refaire l'histoire dès lors qu'apparaît le sentiment que le monde est devenu chaotique.
A travers la patrimonialisation, un groupe d'individus espère proposer une certaine intelligibilité de l'univers social auquel ils appartiennent en réordonnant des événements, des 'uvres, des objets, en les instituant comme des repères capables d'accomplir ce projet. Une musique n'est pas qu'une succession de notes, elle n'est pas que sonorités : elle signifie des valeurs, des pratiques du corps, des modes d'être ou de ne pas être ensemble, par exemple. Elle évoque l'idée que l'on se fait d'une époque d'un lieu, d'un mode de vie. Il en est de même des monuments, des savoir-faire' La patrimonialisation s'apparente à une achronie, comme on le dirait d'une utopie. Elle ne peut pas être une utopie parce que le patrimoine est toujours localisé ' à diverses échelles - mais elle joue avec un temps qui n'efface rien et qui est tout entier dans le présent. Elle renvoie à un modèle de société fondé sur des valeurs, en d'autres temps, éprouvées et d'une actualité probable.
Le fabuleux destin d'Amélie Poulain, relève, à mon sens, d'une démarche patrimoniale parce que Jeunet présente là une alternative de société inspirée d'un passé transfiguré.
De plus en plus d'actions culturelles s'organisent dans les quartiers des grandes villes autour de la mémoire. Ces projets ont souvent pour but de créer du lien social, de mobiliser les habitants dans une perspective intergénérationelle, interculturelle. Pensez-vous que la démarche patrimoniale soit la plus disposée à remplir ce genre d'objectifs ? Qu'est ce qui la distinguerait par exemple d'une action orientée d'emblée sur la création ?
La démarche patrimoniale n'est pas très éloignée de la démarche de création dans le sens où, dans un cas comme dans l'autre, il y a production « d'objets » qui nous permettent de penser le monde et d'évoluer en son sein. L'une et l'autre de ces démarches peuvent nous amener à penser le monde en toute simplicité ou dans toute sa complexité. De là, diverses façons de penser le lien social et de concevoir des projets culturels. Les 'uvres du patrimoine et de création peuvent être revendiquées comme étant des biens d'une communauté et symboliser sa singularité, mais elles peuvent aussi être présentées comme des arrangements complexes à l'image de la diversité des composants du processus social.
L'usage des mémoires, à des fins sociales, dans le cadre de projets culturels n'est pas anodin car ce sont des mémoires qui se connectent en chacun des participants. Cela ne signifie pas que l'on puisse parler de mémoire collective ou de mémoire commune ' existent-elles d'ailleurs ? ' mais cette dissémination de chacun en chacun, pourrait-on dire, devrait faciliter les échanges sociaux.
A travers l'évolution des objets du patrimoine, des sociétés fondent de nouveaux projets, de nouvelles images du monde en choisissant de révéler ou de masquer certaines blessures de l'histoire ou d'en célébrer les gloires. Quels sont selon vous les types de patrimoine qui retiennent le plus aujourd'hui l'attention des collectivités et quel avenir entrevoyez-vous pour le patrimoine qui reste à construire ?
Les collectivités locales ont beaucoup travaillé sur la conservation et la mise en valeur des patrimoines qui leur permettaient d'exprimer la richesse culturelle du territoire sur lequel les différents conseils ont compétences. Mais il est possible que les choses changent puisque, selon la loi du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité, la période des douze mois d'expérimentation prend bientôt fin. Au cours de celle-ci l'Etat a délégué aux collectivités territoriales ses compétences à propos de l'inventaire des monuments et richesses artistiques de la France, de l'instruction des dossiers de classement des monuments historiques et de la gestion des travaux d'entretien sur les monuments et leurs environs.
N'assiste-t-on pas, avec ces procédures, à la mise en place des conditions favorables à la conservation et à la mise en valeur de patrimoines jusque là ignorés ? La proximité des élus, la prise en compte de critères économiques, sociaux, politiques vont certainement encore concourir à la diversification du patrimoine. Et il s'agirait moins d'une multiplication des objets que d'un droit à la patrimonialisation pour toutes les cultures, quelques soient leurs origines.
Et, parallèlement, il y a certainement des collectivités locales qui vont être amenées à défaire des projets patrimoniaux car elles changent et ce qu'elles ont fait dans un certain contexte peut désormais nuire à leur transformation ou les contraindre dans un rôle qu'elles ne voudraient plus assumer. Il peut s'avérer nécessaire de réveiller certaines blessures ou d'oublier d'anciennes gloires ou encore d'explorer de nouvelles voies.
Vous avez une implication concomitante dans les champs de la recherche fondamentale, du patrimoine et de la formation aux métiers des arts et de la culture. Est-ce que ces trois engagements sont pour vous indissociables ?
Ils sont effectivement indissociables parce que je pense qu'il n'y a pas de recherche qui soit fondamentale au sens de pure et en opposition avec une recherche pratique. La recherche, dès qu'elle énonce des résultats, intervient dans le processus social et elle est, elle-même, le reflet d'une société : sinon comment penser une histoire des sciences libérée de l'idée de progrès ?
Propos recueillis par V.P.
Contact
Denis CERCLET
Mèl : [denis.cerclet@univ-lyon2.fr->denis.cerclet@univ-lyon2.fr]
/ 04 78 77 24 75
Faculté de sociologie et d'anthropologie
IUP - Métiers des arts et de la culture
Centre de recherches et d'études anthropologiques (CREA)
5 avenue Pierre Mendès France 69676 BRON Cedex