La Mission 2000 en France et la Ville de Lyon célèbrent la langue française par l'exposition-spectacle "Tu Parles ! ? le français dans tous ses états" qui évoque une langue française plurielle du point de vue des apprentissages, des histoires, des francophonies, des créations. L'exposition explore les sons et la musicalité de la langue sous l'angle historique, culturel, dans les expressions quotidiennes, artistiques, aussi bien dans les cultures urbaines contemporaines qu'en puisant dans les archives sonores nationales. L'exposition est réalisée simultanément dans les villes de Dakar, Québec et Bruxelles. Dans chacun de ces pays, un espace de l'exposition propose une déclinaison locale de la thématique commune, dont Jean-Baptiste Martin a eu la charge pour la France.
Entretien avec Jean-Baptiste Martin, directeur scientifique de l'Institut Pierre Gardette et professeur d'Antropologie à l'Université Lumière, Lyon.
CMTRA : La langue française n'a pas toujours été envisagée sous l'angle de la variété, pourquoi cette orientation ?
Jean-Baptiste Martin : L'exposition montre ce qui fait à la fois l'unité de la langue française, son histoire, mais aussi sa diversité. Car l'unité de la langue française est presque un mythe... Dans chacun des pays où l'exposition est présentée, une partie régionale permet au visiteur de voir ce que la langue nationale doit aux langues régionales en général et à la région qui accueille l'exposition en particulier. Le français, langue du bon usage, langue académique, est une notion qui a été en vogue pendant très longtemps et qui l'est un peu moins aujourd'hui.
CMTRA : Quelles sont les dates importantes du rapport des institutions françaises aux langues régionales ?
J.-B. M. : Déjà sous la royauté la façon d'unifier le pays passait par l'unification de la langue. Le latin a été langue écrite pendant très longtemps, le français ou les langues régionales étaient les langues de l'oral. En 1539 François Ier avec l'édit de Villers-Cotterêts a imposé l'usage du français dans la rédaction des actes officiels.
La Révolution, favorable dans un premier temps aux langues régionales dans lesquelles s'exprimait alors une grande partie de la France, leur est devenue très hostile avec l'enquête et le rapport de l'Abbé Grégoire qui a décidé de supprimer les langues régionales pour que tous les citoyens puissent comprendre les lois françaises. Ce qui s'est décidé sous la Révolution a été continué sous la IIIe République et l'école s'est acharnée à faire disparaître ce que l'on appelait dédaigneusement "les patois".
En 1904, Frédéric Mistral recevait le Prix Nobel de la Littérature et les hommages du monde entier pour son uvre écrite en provençal pendant que l'instituteur de son village punissait les enfants qui utilisaient le provençal à l'école.
Depuis une cinquantaine d'années les choses ont changé, d'abord avec la loi Deyxonne qui a toléré un certain nombre de langues régionales à l'école, et cela s'est amplifié au cours des vingt dernières années avec notamment la création de CAPES spécifiques. Cependant pas d'enseignement obligatoire des langues régionales en France. Il suffit de se référer aux querelles que suscite en ce moment la possibilité de rendre obligatoire l'enseignement du corse en Corse. La situation n'est pas très nette encore puisque la France vient de reconnaître les langues régionales mais ne peut pas aller au bout de sa logique en ratifiant la Charte européenne des langues régionales et minoritaires et en les inscrivant dans sa Constitution.
CMTRA : Dans le contexte actuel, les termes de "langue minorisée", "langue minoritaire" sont-ils toujours d'actualité ?
J-B.M. : Moi j'utilise rarement ces termes. Minoritaire, par rapport au français bien sûr, mais prenons un exemple. En Espagne, le catalan a été successivement langue officielle et interdite à plusieurs reprises, le même catalan en France n'a pas le même statut. Le statut des langues régionales est donc en général très tributaire d'une volonté politique.
CMTRA : Dans la partie de l'exposition dédiée à la région, vous présentez Guignol comme "le plus lyonnais des lyonnais ". De qui Guignol est-il le porte-parole aujourd'hui ?
J-B.M. : La langue de Guignol représente en fait une permanence du français à la fois dialectal, populaire et technique parlé dans le milieu canut au début du XIXe siècle lorsque Guignol a été créé ; c'est du français à la fois très marqué régionalement et populairement. On utilise Guignol à la fois pour sa langue mais aussi pour maintenir certains traits de l'histoire et de la culture de Lyon. Il faut bien distinguer traits régionaux du français, langue de Guignol et francoprovençal. Le français parlé est teinté d'un certain nombre de traits lexicaux, phonétiques, morphosyntaxiques qui lui donnent une coloration particulière.
Ces traits viennent pour une part de l'influence du substrat dialectal, c'est-à -dire de la langue parlée avant le français, le francoprovençal dans notre région et dans le sud de Rhône-Alpes l'occitan. Et il y a d'ailleurs d'autres traits dans le français actuel que les marques du substrat. Lyon a abandonné le francoprovençal au profit du français à la fin du Moyen Âge. Mais le francoprovençal est encore parlé dans la région, de plus en plus de militants et d'érudits l'enseignent. On se rend compte qu'on a abandonné un patrimoine et un élément identitaire extrêmement fort qui remonte à deux millénaires.
CMTRA : Est-ce que des questionnements nouveaux se dessinent aujourd'hui dans les recherches menées sur les langues régionales ?
J-B.M. : Il y a d'une part les recherches sur l'histoire de ces langues et sur l'enseignement. La reconnaissance d'un statut officiel va permettre de gommer définitivement la connotation péjorative qui est attachée aux langues régionales, qui perdure encore malheureusement dans certains milieux. C'est à partir de ce regard nouveau porté sur la langue qu'il y aura possibilité de transmission par l'appareil scolaire, sinon, on restera toujours confiné dans les cercles des érudits ou des militants. Et ce serait bien dommage, car la famille ne transmet plus la langue régionale.
J.-B. Martin, directeur scientifique de l'Institut Pierre Gardette (Centre de Recherches sur les Langues et Cultures Régionales, Lyon) et Professeur d'Anthropologie à l'Université Lumière Lyon 2. "Les Rhônalpins et leurs langues. Du latin de Lugdunum au français d'aujourd'hui." Ed. Lyonnaises d'Art et d'Histoire, novembre 2000.
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Entretien avec Bernard Cerquiglini, Président du comité scientifique international de l'exposition.
CMTRA : Votre fonction au sein du Conseil supérieur de la langue française est de traiter avec une préoccupation égale les langues de France. Pouvez-vous nous expliquer cette évolution des positions des institutions françaises ?
Bernard CERQUIGLINI : Le Premier Ministre préside un Conseil supérieur de la langue française, il l'a installé le 16 novembre 1999 en donnant quelques directions de travail. En particulier, il a demandé de réfléchir aux rapports entre la langue française et les langues de France, dans le cadre d'un dialogue harmonieux entre d'une part la langue de la République, la langue de la citoyenneté, de la Nation et les langues autres, légitimement parlées en France. Dans l'exposition, si nous ne citons pas les langues de France, nous rappelons constamment que le français est varié et légitimement varié et d'autre part que les francophones sont en général bilingues.
CMTRA : On parle de langues "minorisées", "minoritaires". Quelle est l'histoire de cette terminologie ?
B.C. : Cette terminologie provient de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires qui s'occupe de ce qu'elle appelle les langues régionales, liées à un territoire (le breton, le basque). Mais, dit la Charte, il convient de protéger également - "accessoirement et secondairement" selon les termes employés - des langues "sans territoire", qu'elle appelle aussi "minoritaires".
Ceci ne nous convient pas, me semble-t-il. D'abord pour des raisons de principe, car toutes les langues ont même dignité et méritent d'être protégées également et, deuxièmement parce que les langues dites minoritaires sont très importantes en France. Parmi les langues les plus parlées, après le français, vient le créole, peut-être plus parlé encore en Ile de France qu'aux Antilles, ensuite sans doute le berbère, l'arabe dialectal En fait les langues les plus importantes en France, outre le français, sont des langues sans territoire.
Personnellement, je dirai qu'il y a une langue majoritaire en France, quantitativement et que toutes les autres sont minoritaires, qu'elles soient liées à un territoire ou pas. D'ailleurs je n'aime pas dire qu'une langue est liée à un territoire, elle est liée provisoirement à un territoire, mais on peut parler corse à Paris, breton à Lyon.
CMTRA : Quelles problématiques se sont dégagées du traitement local de ces questions en Belgique, au Canada et au Sénégal ?
B.C. : Ce qui m'a frappé, en participant aux réunions et aux discussions, c'est l'idée d'un français d'égale dignité. La norme française avait tendance à être généralisée dans la francophonie ; or il y a maintenant une reconnaissance de la diversité et de la dignité, au-delà de l'unité du français qui fait qu'on peut se parler et se comprendre.
CMTRA : Qui sont les acteurs des langues régionales en France aujourd'hui ?
B.C. : Il y a les associations bien sûr, mais il y a l'Etat, qui fait déjà beaucoup. La Culture aide les associations, les événements. L'Education Nationale permet d'apprendre les langues régionales. En option au Baccalauréat, par exemple, il y a trente-deux langues dont l'arabe dialectal, le berbère, l'occitan
CMTRA : Quelles sont les nouvelles voies du développement des langues régionales à votre avis, sur quels plans vont-elles s'exprimer ?
B.C. : Cela participe du grand mouvement de décentralisation de la France qui fait que tout en étant citoyen français, on est davantage lié à une région, ou à un groupe et donc il importe que l'Etat aide à ce que l'on pourrait appeler un "bilinguisme français". En ce moment il n'y a plus en France de locuteur unilingue d'une langue régionale, la langue de la République est générale et c'est bien. Il faut que tout le monde puisse se comprendre pour pouvoir, comme disait l'Abbé Grégoire, critiquer le gouvernement.
Et par ailleurs, il y a toute une série de langues de fratries, de groupes humains et l'Etat doit reconnaître ces langues, il l'a fait et il doit les aider. C'est une politique patrimoniale.
CMTRA : Vous présentez le français comme une langue créole qui a réussi, ce modèle est-il transposable aux langues régionales, notamment dans des régions qui ont un plus fort discours d'enracinement qu'en région Rhône-Alpes ?
B.C. : Oui, je crois qu'il faut se méfier des nationalismes à l'échelle d'une Nation ou à l'échelle d'une micro nation. Il ne faudrait pas quitter un discours nationaliste chauvin, puriste, concernant la langue française, pour le retrouver au plan régional.
Beaucoup de langues régionales résultent de mélanges, prenez le corse par exemple. Il y a aussi dans l'histoire du corse une créolisation. Et j'ai voulu rappeler que le français, c'est en fait du latin des rues, mêlé d'un peu de gaulois et de beaucoup de germain. Mais ce n'est pas grave, ce n'est pas indigne Il faut se déprendre d'une identification puriste à la langue. L'aimer ce n'est pas vouloir faire de la purification linguistique.
Bernard Cerquiglini, directeur de l'Institut National de la Langue Française (CNRS) et Vice-Président du Conseil supérieur de la langue française, son rapport à Lionel Jospin " Les langues de France " (avril 1999) est consultable sur le site de la Délégation Générale à la Langue Française :
[http://www.culture/dglf/->http://www.culture/dglf/]
Propos recueillis par V.P.
Exposition-spectacle
Musée d'Art Contemporain de Lyon 81, cité internationale
Quai Charles de Gaulle - Lyon 6e jusqu' au 21 janvier.
Un programme de manifestations est associé à l'exposition, préparé par le Comité de coordination pour la célébration de la langue française, Louis Muron
rens. 04 72 38 20 22
Renseignements
Musée d'Art Contemporain
rens. 04 72 69 17 18
[www.2000enfrance.com
->www.2000enfrance.com]