Entretien avec Olivier Chavanon, sociologue (Université de Savoie, Chambéry)
CMTRA : Quels ont été vos sujets de recherche sur la mémoire en région Rhône-Alpes et comment ces objets de mémoire parlent-ils de cette région et de ses caractéristiques ?
Olivier Chavanon : J'ai consacré l'essentiel de mes travaux ces dernières années à l'histoire de l'immigration en France, et plus particulièrement en Rhône-Alpes, ce qui peut apparaître un peu étonnant, voire paradoxal de la part d'un sociologue qui, comme son nom l'indique, n'est pas par définition un historien. Mais pour moi il s'agissait en réalité d'une sorte de prétexte pour aborder un autre objet, cette fois plus théorique, celui du fonctionnement de la mémoire collective et de la construction de l'histoire à l'échelle des groupes.
Pour bien comprendre il faut rappeler tout d'abord que notre région a constitué depuis plus de 150 ans une zone de prédilection pour des milliers de migrants en provenance de l'Italie, de la Belgique, de l'Espagne, du Portugal, de la Pologne, de l'Afrique du nord, du continent asiatique, etc. Il convient de se souvenir qu'à une époque pas si lointaine, la France était le premier pays d'immigration au monde, devant les Etats-Unis ! Autant dire que la réalité démographique, économique, sociale, culturelle d'aujourd'hui doit beaucoup à ce passé migratoire.
En Rhône-Alpes, on estime à titre d'exemple à plus de 40% le croît démographique lié à l'immigration depuis le milieu des années 50, ce qui signifie tout simplement que chez les moins de 50 ans la part des individus immigrés (c'est-à-dire qui peuvent avoir ou non la nationalité française) ou issus de l'immigration est très importante. Plus d'un sur deux si l'on remonte sur deux générations, c'est-à-dire à celle des grands-parents.
Pourtant, et c'est là qu'intervient la réflexion sur les mécanismes de construction et de production de la mémoire, force est de reconnaître que ni l'histoire locale, ni l'histoire nationale, celle que l'on apprend aux élèves à travers les manuels, n'accordent une place à cette réalité. D'ailleurs lorsque l'on interroge les personnes à ce sujet, l'immense majorité considère que l'immigration a commencé en France après la Seconde guerre mondiale... Ce qui en dit long sur notre méconnaissance du passé en la matière. L'immigration est en quelque sorte un « non-lieu de mémoire », pour reprendre l'expression d'un autre chercheur, un passé frappé d'amnésie.
En effet, absente, ou pour le moins très édulcorée dans les enseignements scolaires, reléguée au dernier rang dans les opérations urbaines de « patrimonialisation », invisible dans beaucoup d'archives, la présence étrangère, en ce qu'elle contredit sans doute trop le mythe du terroir incarné et célébré dans le fameux « nos ancêtres les gaulois », fait désormais figure de trou noir dans la mémoire collective.
Autrement dit il existe un décalage énorme entre l'importance objective de l'immigration dans l'histoire de la société française et le peu de place qui est accordée à ce phénomène dans notre mémoire collective. D'un côté, on survalorise certains aspects du passé « franco-français ». De l'autre on minimise, voire on occulte purement et simplement les événements liés à l'histoire migratoire, on éradique les souvenirs trop dissonants avec le culte de « l'enracinement ». Souvenons-nous par exemple du sort réservé à la ratonade d'Octobre 1961, événement visiblement encore trop incompatible avec l'image hyper-positive que la France entend véhiculer d'elle-même en matière de traitement de la question des étrangers sur son sol...
Comment une société construit et choisit ses objets de mémoire, quelle est l'utilité sociale de la mémoire aujourd'hui ?
Ce que nous enseigne la sociologie c'est qu'une société n'est pas une sorte d'être monolithique et homogène. Une société c'est avant tout une agrégation de groupes sociaux divers. Ces groupes (ou « classes » comme les appelaient les marxistes) ont parfois des intérêts contradictoires et luttent de manière plus ou moins visible ou invisible, tantôt pour maintenir leur position dans l'échelle sociale, tantôt au contraire pour en changer.
L'immigration, c'est-à-dire l'arrivée d'individus dans une société nouvelle, est en ce sens «pain béni» pour le sociologue puisqu'elle permet d'observer la nature précise de ces rapports. Chaque type d'organisation sociale engendre différents types de contraintes. Une des grandes questions qui se pose aujourd'hui à l'anthropologie est la suivante : Comment les humains sont-ils « domestiqués » par l'organisation sociale ? Les systèmes nationaux utilisent par exemple différents procédés d'assujettissement en vue de la normalisation des individus. L'un de ces procédés consiste à produire un discours canonique sur le passé, à produire un consensus qui, d'une manière invisible, stipule ou prescrit des modèles de conduite.
La société prodigue continuellement des messages centripètes, mélanges de normes et de valeurs qui engendrent chez les membres de cette société des comportements stéréotypés susceptibles de renforcer la cohésion du groupe.
Or sans vouloir, bien entendu, donner ici une image réductrice des choses, mes travaux m'ont amené à penser schématiquement que la mémoire collective peut-être l'objet d'enjeux très puissants dans la mesure où elle permet de porter les projecteurs, ou à l'inverse « d'invisibiliser » certains groupes dans l'espace social. J'ai travaillé pendant quatre ans, avec mon ami sociologue Frédéric Blanc, sur le « Village Nègre », un quartier situé dans l'actuel huitième arrondissement de Lyon. Ce quartier logeait plus d'une centaine de familles dans l'entre deux-guerre.
A l'époque, il s'apparentait à un conglomérat de baraquements en bois jouxtant la Cité des États-Unis construite par Tony Garnier. Il fut totalement rasé à la veille de la seconde guerre mondiale. Aujourd'hui, sur son ancien emplacement, les habitants ignorent complètement son existence. Plus personne ou presque ne se souvient de ce lieu et les archives sont tout aussi muettes. Le seul document officiel sur lequel nous avons réussi à mettre la main et qui atteste de l'existence du Village Nègre est une photo aérienne prise par l'armée.
Si l'histoire c'est le culte de la mémoire, en un sens c'est donc aussi le culte de l'oubli dans la mesure où tout n'est pas jugé digne d'être retenu, appris, transmis de génération en génération. L'histoire repose sur des principes de sélection des événements, d'emblématisation, de symbolisation, de tri, etc. Parallèlement l'histoire est aussi une force agissante. Je veux dire par là qu'elle imprègne notre mentalité collective, elle nous dote tous d'un passé commun, elle guide les classes dirigeantes qui y font souvent référence, elle construit les traditions, voire les lois. Ainsi l'histoire de la Gaule n'a-t-elle pas dicté la poursuite de nos frontières historiques ? Les longues luttes avec nos peuples voisins n'ont-elles pas entretenu les sentiments qui prolongent l'hostilité actuelle contre nos prétendus « ennemis héréditaires » ?
Par conséquent on pourrait dire qu'une des fonctions de l'Histoire de France comme forme suprême de la mémoire collective nationale est d'orienter la conduite des agents sociaux en leur servant de référence identitaire. Une historienne comme Suzanne Citron va jusqu'à parler de « nationalisation des mémoires ». En effet, la socialisation des individus passe par l'apprentissage d'une tradition nationale particulière, par l'intériorisation de souvenirs cultes.
Être Français aujourd'hui c'est aussi de fait partager des mêmes souvenirs glorieux, depuis Clovis en passant par l'épopée napoléonienne, les taxis de la Marne... On comprend dès lors les enjeux qui pèsent sur la constitution de nos souvenirs communs et la vigueur des luttes qui opposent les groupes sociaux entre eux pour l'imposition des souvenirs jugés légitimes.
Dans les cas extrêmes on a pu voir avec quelques États totalitaires comment la mémoire peut être utilisée comme un véritable instrument de domination passant par l'anéantissement de tout souvenir contradictoire avec celui du pouvoir en place. En effet en disloquant la mémoire des dominés, on détruit chez eux la capacité ou la possibilité de conserver et d'accumuler les ressources culturelles héritées du passé (Milan Kundera écrivait « Pour liquider les peuples on commencera par leur ôter la mémoire... »). Bref on détruit, on « stérilise » en quelque sorte toute éventuelle velléité de désaliénation, d'affranchissement. On maintient corrélativement l'ordre établi, la hiérarchie sociale. En ce sens l'amnésie est aussi un analgésique puissant qui permet de maintenir une domination autrement que par la force physique...
D'où le fait que la mémoire ou l'histoire fassent parfois l'objet de véritables duperies. Par exemple pendant très longtemps, l'Histoire de France n'a été rédigée qu'au service des dynasties royales, et ce au prix de distorsions de la réalité, de manipulations. Seuls les plus dominants des dominants figuraient dans cette histoire aussi fausse qu'élitiste, dont la fonction essentielle était de leur fournir à grand renfort de mystifications une légitimité susceptible de leur assurer le monopole du pouvoir. Ne demandaient-ils pas à leurs historiens attitrés de véhiculer l'idée selon laquelle ils descendaient directement des héros de la guerre de Troie là où ils n'étaient en vérité que de petits guerriers francs venus envahir le pays sur la selle de leur cheval ? Ce qui est bien entendu moins glorieux... Le premier historien du nom de Freret qui, oh sacrilège, osa la démystification, fut tout bonnement embastillé...
Qu'est-ce qui caractérise le travail de mémoire de nos sociétés contemporaines ?
Il se trouve que nous vivons une période où les appels au passé et à la mémoire ne cessent de se multiplier. Nos sociétés modernes sont en effet « assoiffées » de mémoire, de patrimoine, de commémorations. De plus en plus de personnes s'adonnent à la généalogie, collectionnent les objets anciens, achètent des revues d'histoire locale, etc.
La mémoire apparaît en effet comme un moyen privilégié de se réfugier dans ce qui paraît sûr. La peur de perdre son identité à l'heure de la mondialisation participe d'ailleurs beaucoup à ce processus mémoriel. C'est la « boulimie commémorative » qu'évoque l'historien Pierre Nora. Pour autant il me semble que les sociétés modernes ne regardent pas toujours leur passé en face, droit dans les yeux. Là où certains événements sont en effet glorifiés, érigés en véritables symboles collectifs, d'autres peinent en effet à se faire une place parmi les souvenirs collectifs.
Certes on ne peut se rappeler de tout sous peine de rendre impossible toute vie en société. Mais il est très étonnant de constater qu'aujourd'hui, alors que se multiplient les appels au passé et que la mémoire occupe le devant de la scène publique, les opérations de sélection, voire de censure sont toujours aussi nombreuses, même si elles s'exercent sous d'autres formes. A tel point qu'on pourrait se demander si les membres des sociétés contemporaines ne partagent pas surtout ce qu'ils ont oublié en commun, plus que ce dont ils se souviennent. La « rumination mémorielle » de Pierre Nora ne produit en fait complètement ses effets, et notamment identitaires, que parce qu'elle s'accompagne dans le même temps d'un déni commémoratif et d'un déni des traces qui laissent dans l'ombre des pans entiers du passé.
Et s'il est une caractéristique des sociétés contemporaines en matière de mémoire, elle tient sans doute dans le fait que de plus en plus l'arbre du souvenir cache la forêt des amnésies.
Propos recueillis par V.P.
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