Salitajma
... Ou la musicalité des mots
Entretien avec Sofian Mejri, chanteur du groupe Mango Gadzi, pour la sortie de leur premier album
CMTRA : Mango Gadzi est composé de sept musiciens, peux-tu nous les présenter ?
Sofian Mejri : Au départ, nous avons des parcours très différents les uns des autres, mis à part peut-être trois personnes, Aurélien (guitariste), Philippe (percussionniste) et moi-même, qui avions déjà une formation. On faisait plutôt de la musique mexicaine, avec des influences espagnoles. Au départ, j'ai commencé par faire du blues et du gospel, dans une chorale, des choses plutôt classiques, pour essayer de trouver un timbre de voix. Une fois familiarisé avec le chant, j'ai commencé à le travailler sur d'autres répertoires, des musiques mexicaines, du rock, du jazz.
Tous les musiciens du groupe ont des parcours assez riches : Thierry (guitariste) a fait de la guitare classique, puis de la guitare flamenca avec Jean-Philippe Brutmann ; Thomas (flûtiste) a fait de la musique baroque ; Pierre (violoniste) a fait le conservatoire, puis une école de jazz, et est parti en Roumanie et en Hongrie se familiariser avec les musiques tsiganes ; et Johannes (contrebassiste) a appris la basse électrique et fait de la contrebasse depuis deux ans.
On a un parcours assez classique, mais nous sommes ouverts et nous avons plein d'envies. Nous n'avons pas de limites dans l'interprétation, car nous nous permettons de déformer les structures musicales, nous ne voulons surtout pas les figer. Ce qui fait que nous avons un style personnel et une grande liberté dans les mélanges de musiques que nous faisons.
Nous avons commencé par interpréter des morceaux existants, pour certains très connus, mais tout à fait librement, et en ajoutant par exemple des thèmes à l'intérieur de ces morceaux. C'est un apprentissage progressif, qui fait que tu apprends certains rouages, et que petit à petit tu en viens à faire de la composition presque sans t'en rendre compte. Cet album n'est pas vraiment un album, disons que c'est une présentation, un avant-goût de ce que pourra être le prochain, avec plus de titres.
Comment travaillez-vous au sein du groupe ?
Souvent une personne a un thème, écrit ou non, cela dépend du musicien.
Pratiquement tout le monde compose dans le groupe, tout le monde propose des choses. Ce qui est important c'est que chacun amène sa couleur dans un morceau.
A chaque morceau correspond un état d'esprit, mais qui a toujours une identité Mango Gadzi parce qu'on travaille sur les arrangements ensemble. Je pense que le fait d'avoir un important potentiel musical donne de l'indépendance. Ce qui est bien c'est d'avoir cette capacité à faire paraître un truc très simple, alors qu'il est très compliqué à mettre en place.
Ce qui fait l'originalité de la musique, c'est de pouvoir s'affranchir des contraintes techniques, et aussi d'improviser à certains moments pour rattraper certaines erreurs, ou ouvrir des pistes qui n'étaient pas les bonnes pour revenir sur des choses que les autres connaissent. En fait, je pense qu'il faut vraiment garder une spontanéité dans ce qu'on joue. Une fois qu'on a compris comment ça fonctionne, sur scène on peut faire vivre n'importe quel morceau.
Ce qui est important avant toute chose, c'est que le morceau ait une ligne directrice, qui emmène les gens dans un voyage, qui prenne le public du début jusqu'à la fin. Après, si les structures sont trop complexes ou qu'on n'arrive pas encore bien à les maîtriser, alors on continue à travailler sur le morceau.
Dans notre travail, nous comptons beaucoup sur la capacité des musiciens à s'adapter à la situation du jeu : après, s'il y a des pains ou des petites erreurs, il faut assumer, et arriver à les utiliser pour qu'ils ne soient plus des erreurs mais qu'ils s'intègrent à la musique.
Vous jouez des morceaux traditionnels, notamment yiddish et roumains, très connus, comment faites-vous pour leur donner une couleur qui vous est personnelle ?
Ce sont souvent des morceaux que nous avons écoutés sur CD. Nous les avons repiqués à l'oreille, nous ne sommes pas allés les chercher sur des partitions. Le fait de repiquer à l'oreille fait que nous captons finalement ce que nous voulons, ce qui nous laisse une certaine liberté.
Tu prends les accords principaux, et tu composes sur une partie du thème, tu enlèves des choses et tu en ajoutes d'autres. Pour Opa Opa par exemple (trad. grec), nous avons monté le morceau à Genève avec une chanteuse tsigane. Elle avait une version à elle du morceau et elle avait envie de faire une animation à Genève, elle nous a appelé pour qu'on travaille avec elle. Elle m'a passé une partie des paroles et j'ai écrit le reste, elle avait une rythmique plutôt tsigane, nous avons fait une rumba, nous avons ajouté une mélodie composée pour la flûte et le violon.
Nous fonctionnons comme ça, en apprenant oralement des morceaux d'autres personnes, ou en les repiquant sur des enregistrements. Cette manière de faire induit forcément des modifications et une appropriation de la musique. Il n'y a aucun intérêt à reprendre des morceaux déjà joués par d'autres tels quels.
On peut aussi mélanger deux thèmes connus en un seul morceau, qui ont les mêmes accords, et passer de l'un à l'autre, casser le rythme. Nous avons par exemple mélangé un thème yiddish avec un thème arabo-andalou. Je pense qu'il ne faut pas avoir peur de se lancer et de faire des choses. Nous ne sommes pas des puristes, et c'est ce qui nous donne une grande liberté dans ce que nous faisons, nous ne sommes pas emprisonnés dans le piège de la tradition.
Tu inventes des paroles qui n'ont pas de sens dans certains morceaux, comment procèdes-tu ?
Je pars de sonorités propres à certaines langues, et j'enlève des mots dont les sonorités ne me plaisent pas. Ensuite j'essaie de caler rythmiquement les syllabes sur la musique, je mélange des syllabes qui créent de nouveaux mots, j'enlève des terminaisons pour en ajouter d'autres. Cela ne veut rien dire, mais ça fait de la voix un instrument à part entière. Elle peut être devant à certains moments, mais aussi derrière en accompagnement d'un instrument.
Vous avez choisi d'enregistrer votre disque dans un auditorium en “prise directe”, peux-tu nous expliquer ce choix ?
Nous avions fait deux maquettes en studio et nous avions été déçus par le rendu sonore. Les instruments perdent beaucoup lors du mixage et du mastering, il y a un grain qui disparaît, etc. Même si c'est très propre, il manque du relief. Le jeu du contrebassiste (pizz et claquement des cordes sur le manche) ne passait pas trop en studio, et on trouvait ça dommage. Quel intérêt d'avoir une contrebasse si c'est pour qu'elle sonne comme une basse, alors qu'elle n'a pas ce rôle ? Idem pour la voix.
Nous nous sommes dit qu'il fallait donc enregistrer en “prise directe”. On a les mêmes sensations qu'en répétition, nous ne sommes pas amplifiés. Nous avions des micros pour chaque instrument, et des micros dans la salle, pour capter un peu la chaleur.
Nous avions vraiment envie d'avoir une restitution proche de la scène.
Nous avons enregistré avec Adrien Virat, qui connaît bien notre son, et avec qui nous travaillons pour la scène.
Vous êtes donc plutôt un groupe de scène ?
Nous pensons que notre musique vit mieux par la scène, que ce n'est pas "naturel" d'enregistrer. Il y a beaucoup d'artistes qui sont beaucoup plus à l'aise sur scène et qui perdent beaucoup sur CD.
Nous avons enregistré à l'Auditorium de Meylan. La directrice de l'Auditorium nous a proposé de nous prêter la salle pendant les journées d'enregistrement, et qu'en échange, nous jouions le jour de la Fête de la musique là -bas. Cet échange correspond bien à l'état d'esprit dans lequel nous sommes et à la musique que nous faisons.
Dans ce type d'enregistrement, il n'y a pas de raccord comme en studio, si un solo est raté, il est raté. Nous avons fait certaines prises en live, et nous avons choisi les meilleures. Cet enregistrement nous a appris à avoir une certaine rigueur dans notre façon de jouer, cela demande beaucoup de concentration. Et nous ne sommes pas mécontents du résultat.
Au niveau du visuel du disque, nous avons suivi la même démarche : nous avons demandé à un peintre de nous faire la pochette. Laurent Eisler est peintre et infographiste, il connaît bien notre musique. Nous ne lui avons donné aucune consigne, il a réalisé ce visuel juste après un concert, et nous sommes très contents aussi de l'objet CD (digipack).
Quels sont vos projets après ce disque ?
Nous nous orientons vers plus de composition, en effet nous avons quatre nouvelles compositions, dont trois seront prêtes pour cet été, et peut être des reprises.
Le but est aussi de partager ce que nous avons découvert un peu par hasard. Nous avons envie de jouer partout, de ne pas se donner de limites à ce niveau-là . Nous jouons dans des théâtres et des lieux institutionnels, et nous nous faisons plaisir, mais nous jouons aussi dans des lieux où l'on n'a pas l'habitude d'entendre cette musique (des squats, la rue, etc.). Et nous expliquons aux gens que nous jouons des morceaux traditionnels, où on peut les entendre, etc. Beaucoup de gens sont très surpris et sont curieux de savoir où on peut entendre les musiques trad.
Nous avons aussi commencé à travailler sur la danse. Nous avons envie de lier la danse à notre musique, dans une optique de création. Nous avons travaillé sur un nouveau morceau, un tango, avec un danseur, Jorge Diaz, et c'est très intéressant. Nous aimerions monter un spectacle avec de la danse, mais aussi exploiter plus le côté visuel de ce que nous faisons. On commence à avoir quelques idées pour faire plus vivre notre musique sur scène, au niveau corporel.
Nous avons bien sûr pour projet de faire un vrai album avec plus de titres, plus de compositions. Et nous voulons tourner le plus possible, nous aimerions aussi aller à l'étranger pour faire connaître notre musique, et partager des choses avec d'autres musiciens et d'autres publics.
Propos recueillis par PDJ
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