Un cheminement vers d'autres univers musicaux
Entretien avec Fabrice Contri, successeur de Jean-Louis Florentz pour l'enseignement de l'ethnomusicologie au CNSMD* de Lyon.
CMTRA : Comment est conçu votre enseignement et quels en sont, à votre avis, les enjeux ?
Fabrice Contri : L'intitulé de la classe, donné par mes prédécesseurs, n'est pas "ethnomusicologie" mais "analyse des musiques de tradition orale". J'ajouterais pour ma part le terme "découverte" avec tout d'abord la curiosité, tout l'étonnement et l'enthousiasme qu'il suggère.
L'objectivité et la rigueur de l'analyse ne doivent pas exclure cette propension au voyage que nous effectuons en classe par l'écoute, la projection de diapositives ou de vidéos - réalisées durant mes séjours à l'étranger - sans omettre aussi l'imaginaire. Un voyage dans le sens où pouvait le concevoir l'humaniste éclairé du XVIIIe siècle, qui commence lorsque l'on part et non pas uniquement lorsque l'on a atteint son objectif. C'est donc le cheminement qui m'intéresse plutôt que la fin : comment susciter le désir "d'explorer", comment inciter à "partir", hors de son quotidien de vie et de ses habitudes de pensée.
Nombre d'étudiants de conservatoires, tout concentrés qu'ils peuvent être à leur tâche et parfois prisonniers de l'orgueil et de l'angoisse de leur réussite, ont tendance à s'enfermer dans des systèmes de pensée assez étroits. C'est un peu la course à l'examen. Et ma classe, comme certaines autres classes dites "complémentaires", peut leur permettre d'élargir ce champ et d'apaiser les passions sans pour autant les écarter de leurs objectifs. Là se situerait sans doute l'enjeu essentiel.
Quels sont vos sujets de prédilection ?
La musique indienne, et plus particulièrement la musique du sud (carnatique), constitue actuellement mon principal sujet de recherche et celui par lequel je suis "venu" a l'ethnomusicologie. J'ai ainsi voyagé dans tout le pays et depuis un an je me rends essentiellement au Kerala. On ne peut pas dire que le Kerala, en particulier, soit un choix objectif puisqu'il est primitivement le fruit de rencontres.
L'aspect humain, la relation avec "l'autre" représentent en effet une dimension capitale du métier. Ma sensibilité m'a ensuite poussé à poursuivre plus avant des recherches sur des formes d'expressions spécifiques et notamment les musiques de temple (sopana sangeetham) et les musiques rituelles (Mudiyettu et Theeyattu).
Cela m'a donc permis de diversifier mes sujets et mes méthodes d'étude et m'a fourni l'expérience nécessaire et une légitimité pour pouvoir aborder ces domaines dans le cadre de mes cours.
L'expérience directe, le contact avec la matière (terrain et pratique instrumentale), constituent pour moi un outil essentiel dans mon travail de recherche et d'enseignement. Les Indiens distinguent avec bon sens deux théories : la théorie proprement dite (celle des livres, des systèmes) et la théorie de la pratique ! J'ai donc tendance à suivre leur exemple et à me méfier des apparences. Il y a souvent de grandes divergences entre ce que l'étude intellectuelle tendait à faire comprendre et ce que dit l'expérience musicale.
Quels sont les thèmes ou les approches propres à la discipline qui suscitent le plus d'intérêt chez les étudiants ?
La réponse à cette question tient, il me semble, davantage à la manière d'enseigner qu'à la nature des sujets. L'un des moyens les plus efficaces de susciter l'intérêt des étudiants demeure sur le plan de la démarche intellectuelle la diversité des sujets et de leur angle d'approche. Ainsi il m'arrive quotidiennement d'aborder de près certains domaines en apparence extra-musicaux : la peinture, la sculpture, l'architecture, la littérature mais aussi, outre les arts, des questions religieuses, philosophiques....
Je citerais là encore la pensée indienne qui croit depuis longtemps - bien avant que Baudelaire ne l'ait si poétiquement énoncé - que les sens et avec eux toutes les formes d'expression de l'intelligence humaine se correspondent. Les penseurs indiens parlent à ce sujet de rasa qui signifie suc, saveur mais aussi essence.
Il apparaît aujourd'hui, à cette époque de multiplication galopante des moyens de communication et des échanges, non seulement nécessaire mais inévitable de créer des passerelles entre les différentes disciplines tant dans l'enseignement supérieur (la collaboration entre universités et conservatoires demande encore en France un plus ample développement) qu'à la base, c'est-à-dire à l'école, au collège et au lycée.
Nombre de mythes des différentes cultures commencent ainsi par un recensement, une catégorisation des multiples manifestations qui composent le monde. Le recul qu'offre la position mais aussi l'attitude de l'ethnomusicologue vis a vis de ces catégories et de ces systèmes de classification ouvre justement une voie merveilleuse, parce que musicale, pour comprendre leur relativité mais aussi leur complémentarité.
Ainsi un harpiste occidental qui part étudier la kora en Afrique, un élève compositeur au CNSMD qui s'immerge dans l'univers orchestral de certains rituels bouddhistes tibétains (pour citer le cas de deux mes étudiants) ne se détournent pas pour autant de leur univers mais apprennent à l'envisager sous un angle nouveau, à le considérer suivant d'autres systèmes de catégorisation, intellectuels, sonores, gestuels.
L'art est, à l'image du monde, une question de dosage et il convient à l'artiste comme à son créateur de devenir un bon cuisinier. Et il y a tant d'ingrédients ! Derrière tout cela il y a encore la question de la saveur : comment développer ses sens, ses connaissances et avec eux savoir mieux apprécier ce grand plat qu'est le monde !
Encore une fois toutes les voies sont possibles et donc tous les sujets, tous les ingrédients, méritent d'être envisagés, connus, goûtés. Et s'il faut être un jour savant c'est en écoutant, comme Debussy l'a si joliment rêvé dans Children's Corner, la petite bougie de ses sens.
Quelles sont les spécificités de l'enseignement de l'ethnomusicologie au Conservatoire ?
J'ai la chance d'avoir pu enseigner ma discipline à la fois en conservatoire et en université et je peux donc, si ce n'est apporter une réponse exacte à votre question, du moins faire part de mon constat. Les étudiants de conservatoires sont, comme je vous l'ai dit, davantage demandeurs de "stimulants" à la création, au jeu musical. Peu d'entre eux deviendront ethnomusicologues.
Davantage sans doute apprendront à maîtriser des instruments qui n'appartiennent pas à l'orchestre occidental classique. Quoi qu'il en soit, quels que puissent être leurs choix, il importe de mettre en avant l'élan musical qui les a poussés à s'inscrire dans ma classe. Si certains désirent devenir chercheurs c'est alors vers l'université qu'ils devront se tourner où toutes les structures et les moyens sont à leur disposition.
Bien entendu, ils ont aussi la possibilité, s'ils en font expressément la demande, d'effectuer une recherche dans le cadre du conservatoire mais celle-ci ne possède ni les dimensions ni les orientations d'un mémoire d'université : elle peut aussi prendre la forme d'une réalisation de concert, d'enregistrements, d'un documentaire...pourquoi pas d'une composition ? Là encore différents chemins sont possibles et l'aspect purement musical est privilégié.
Cette discipline est-elle susceptible de se développer davantage dans les Conservatoires ? Quelle est la politique des responsables d'établissement ou de leurs tutelles dans ce domaine ?
Si l'ethnomusicologie a pris sa juste place depuis plusieurs années à l'université, cette discipline demeure encore assez rare dans les conservatoires. Gilles Léothaud est responsable de la classe d'ethnomusicologie du CNSMD de Paris. J'ai suivi avec passion ses cours tant à l'Université qu'au CNSMD de Paris. Je sais, pour avoir demandé à plusieurs de mes collègues de quelle manière ils avaient décidé de se lancer dans l'aventure de l'ethnomusicologie, qu'il a suscité nombre de vocations ! Plus près de Lyon, l'ENM de Villeurbanne apparaît comme un modèle avec plusieurs classes instrumentales liées aux musiques traditionnelles.
Certaines ENM ont ouvert des classes spécifiques aux musiques traditionnelles de leur région (notamment en Bretagne, au Pays Basque...). J'ai pour ma part proposé en 1999 à Alfred Herzog, directeur du CNR de Boulogne-Billancourt, la création d'une classe d'ethnomusicologie dans son conservatoire et je m'en occupe depuis bientôt quatre ans ! Une inspection du Ministère de la Culture a eu lieu l'an dernier dans ce conservatoire et l'opportunité de cette classe a été fort bien perçue.
Il y a souvent beaucoup de curiosité et de bienveillance de la part des responsables d'établissement vis a vis de cette discipline et ils n'hésitent pas à développer un enseignement dès que leur budget, et donc ceux des responsables culturels et politiques, le permet ! H. Fourès, directeur du CNSMD de Lyon, voue pour sa part un vif intérêt pour toutes les musiques "différentes". Il agit bien entendu en faveur des musiques traditionnelles et invite non seulement des musiciens mais aussi des artistes et des chercheurs de tous horizons. Il m'offre d'ailleurs la chance d'organiser un a deux concerts par année. C'est pour moi l'occasion de sceller plus encore d'anciennes amitiés mais également de développer de manière concrète de nouveaux liens.
En 2001, comme je venais tout juste de prendre la responsabilité de la classe, j'ai saisi l'opportunité pour inviter mes amis indiens. Cette année il y a eu la musique chinoise avec l'ensemble Fleur de Prunus. Pour les projets à venir, j'espère pouvoir collaborer avec d'autres organisations culturelles pour organiser de véritables tournées. Il me semble important de développer ces contacts entre différents pays et diverses institutions.
Quelles sont les conditions d'accès à votre enseignement ?
La curiosité et le besoin d'enrichir son imaginaire apparaissent comme les principales conditions d'accès à ma classe. Non pas seulement l'imaginaire du rêveur mais celui du décou-vreur avec tout ce que cela implique d'abandon et de détachement, pour reprendre deux notions chères à l'Inde.
Propos recueillis par V.P.
*Conservatoire National Supérieur Musique et Danse
Contact
Fabrice Contri - CNSMD de Lyon
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