Lettre d'information n°30. Eté 1998 Patrice Combey : Musique en Savoi
Nouvelle publication dans la collection du CMTRA : un CD consacré aux musiques d'un canton de Tarentaise, La Côte d'Aime. Répertoire 100% savoyard ? Questions à l'accordéoniste Patrice Combey.
CMTRA : Patrice Combey, le CMTRA va publier ce disque consacré aux musiques du canton d'Aime. Comment t'es venue l'idée de cet enregistrement ?
Patrice Combey : Quand on reste dans nos montagnes, on n'est pas au courant de tout ce qui se fait dans le reste de la région Rhône-Alpes. Ce que nous jouons ici, ce sont les musiques d'un canton, qu'on illustrait déjà avec le groupe folklorique "Tarentasia", il y a longtemps. Ce canton, c'est Aime, Peisey, Landry, Bellentre, Longefoy, Granier, Tessens, Valezan, Macôt, La Côte-d'Aime, Villette, Montgirod-Centron.
Ces musiques n'ont jamais quitté la vallée ; l'idée de cet enregistrement est venue d'une heureuse rencontre lors de l'inauguration de l'Atlas sonore "Tignes-Val d'Isère", auquel j'ai participé. L'idée est née de là, car le savoir musical disparaît avec le temps.
CMTRA : As-tu connu des musiciens traditionnels dans ton enfance, ici ? Comment as-tu découvert cette musique ?
P.C. : Les seuls musiciens que j'ai connus, sont des musiciens de famille. Et, lorsque je suis revenu vivre en Tarentaise, j'ai été très étonné que le groupe folklorique local me dise que c'était mon grand-père et sa cousine qui avaient redonné toutes les bases des pas de danses et des musiques : mon grand-père Albert Victor jouait du diatonique. Nous venons d'une très vieille famille d'Aoste, d'une famille noble les "d'Albert" encore connu dans le Val du Lys. Il y a presque trente ans maintenant que les collègues du folklore et mon grand-père ont remis certaines choses en valeur.
Le pépé Victor jouait bien à la maison, mais moi je n'avais pas prêté attention à ces musiques, heureusement qu'il y a eu ce groupe. Les vielleux, c'étaient des pauvres qui jouaient dans le canton... Il y a même un groupe de vielleux qui vivaient dans un endroit appelé Le Chatelard. Ma grand-mère qui est toujours vivante pourrait en parler. Ils venaient jouer pour les foires, les foires à bestiaux, printemps et automne... Le Chatelard était une espèce de grande maison où plusieurs foyers vivaient de mendicité. Des gens qui ont aujourd'hui 80-90 ans ont le souvenir de ces vielleux.
C'était un peu l'image caricaturale du vielleux savoyard, et qui se promenait avec sa marmotte. Il est vrai qu'il y a 130-150 ans la Savoie n'avait pas une situation économique très développée, et c'est pour cela que les gens ont dû s'expatrier pour aller chercher du travail pendant l'hiver.
CMTRA : Peux-tu nous rappeler la date de l'annexion de la Savoie par la France ?
P.C. : Le 22 avril 1860... et la date nationale du Duché de Savoie est le 19 février 1416.
CMTRA : Dans le canton où tu habites, est-ce que l'on sent l'effet "station d'hiver" et "barrage de Tignes" ?
Je fais bien sûr référence au travail réalisé l'année dernière par le CMTRA sur la vallée de la Tarentaise, qui a donné lieu à la publication du CD Tignes-Val d'Isère ?
P.C. : L'effet station est énorme. La nostalgie nous pousse à ressentir les mêmes choses pour nos alpages que pour ce village englouti. Mais, vivre aujourd'hui avec un mulet, et "faire l'Europe", cela n'est plus possible. Il faut évoluer, tout en conservant ces souvenirs, savoir qui on était, qui on est. Il est de notre devoir de conserver nos différences.
À une époque récente, certains jeunes de la Tarentaise se fichaient pas mal de leurs résultats scolaires, parce qu'ils savaient que de toutes façons ils iraient travailler en station, et qu'ils gagnerait l'argent facile. Le patois s'est trop vite oublié, ou il est utilisé d'une façon très snob, en boîte de nuit. Invariablement, ils tournent leurs origines vers la grande station internationale et c'est bien dommage que le nom de leur village natal passe au second plan.
Fort heureusement, l'effet tend à s'inverser, mais ce n'est qu'un faible frisson. Le modernisme des stations de skis est obligé de fouiller dans le savoir-vivre et les vieilles méthodes des jardiniers de la montagne, sinon nous courrons vite à la catastrophe. Au même titre que la vache est une tondeuse qui prémuni l'avalanche, la musique traditionnelle nous préserve du stress de cette folle vie.
CMTRA : Comment ta musique trouve-t-elle sa place dans ce contexte de modernité des stations de skis ?
P.C. : Je crois qu'elle trouve sa place un peu comme un tout petit ruisseau au mois de mars-avril, au moment de la fonte des neiges : la neige représentant le modernisme des stations, qui couvre tout, qui masque tout. Et puis, il suffit d'un petit coup de soleil, deux ou trois gars qui se réunissent, qui sortent une bonne bouteille ou le jambon de bouc, et on se remet à chanter ! Parce que cela revient très vite.
J'observe que les jeunes sont désireux de connaissances, ils ont envie d'apprendre, ils ont envie de s'amuser d'une manière saine avec ce type de musique. Ce besoin s'agrandit. Il n'y a pas que les jeunes qui ressentent ce besoin, et je remercie la Fédération Internationale du Ski, ainsi que le club des sports de la Station de Tignes qui ont mis un point d'honneur tout particulier lors de l'ouverture de la coupe du monde de ski alpin le 24 et 25 octobre 1997 à supplanter une musique trop "américanisée" pour des sonorités alpines que l'on retrouve dans le disque que nous venons d'enregistrer. C'est une grande fierté pour moi d'avoir jouer à cette occasion nos musiques pour cette rencontre internationale du ski alpin.
CMTRA : Comment vas-tu diffuser ce disque qui repose sur un travail très local ?
P.C. : Ce disque me permet de prendre une revanche, de remettre les pendules à l'heure. Je ne désire pas que nos villages ressemblent à des réserves d'indiens, notre savoir, si on ne le donne pas, personne après nous le transmettra. Il faut savoir donner les choses qui ne nous appartiennent pas. Le traditionnel, c'est d'abord une transmission orale, il n'y a rien d'écrit.
Aujourd'hui la transmission orale, c'est le magnétophone, le disque ! Moi, je veux divulguer tout cela, je veux que les générations qui arrivent sachent qu'ils peuvent avoir cette connaissance, cette transmission. Et, si un jour ils ont envie de jouer, que ce CD leur serve d'outils de travail. Je compte bien diffuser ce disque partout en Tarentaise où je joue, à savoir que les touristes sont très demandeurs de ce produit après un spectacle. Ils ne seront en aucun cas trompés par la "marchandise". Car, je ne supporte pas de voir "certains" travestir notre musique dont l'unique motivation reste le "fric" au détriment de la qualité et le respect des choses ancestrales. Ils sont d'ailleurs incapables de composer le moindre morceau, et ont constamment besoin de copier, le pire c'est qu'ils le font très mal.
CMTRA : Un mot sur ton collègue Yves Berthias qui t'accompagne au violon !
P.C. : D'abord, il faut que je parle de ma femme avant de parler d'Yves. Yves, je l'ai rencontré dans un chalet d'alpage tenu à l'époque par Sylvaine qui deviendra plus tard mon épouse. Dans cette petite auberge de montagne, il n'y avait pas l'eau courante, pas d'électricité, mais le soir devant la grande cheminée qui brûlait, l'endroit était propice pour sortir "la fisa" comme on dit. J'ai joué toute la "veillée", Sylvaine s'est mise à chanter et Yves s'est joint à nous avec le violon.
C'est ce soir là qu'à commencé une véritable complicité musicale. Yves est un Lyonnais typique, amoureux de notre vallée, il a acheté une maison traditionnelle à Picolard, à 4 km de chez nous. Avec sa famille, il ne rate pas une occasion pour venir se mettre au vert. Tarin d'adoption peut-être mais la fibre musicale est bien passée, voilà 8 ans que nous jouons ensemble. Il faut préciser que dans la tradition tarine, sans un violon et sans jeu de double cordes, la musique est semblable à un hiver sans neige !
CMTRA : Dans votre disque il y a une chanson qui évoque "la montagnette" : c'est un moment un peu magique je crois ?
P.C. : C'est le moment magique de l'enfance qui permet de balancer les grands bonnets d'ânes du préau. Il y a l'alpage, l'appel de l'herbe par les vaches. Les enfants quittaient l'école très tôt dans la saison pour partir en "montagnette" avec leur mère et grand-mère pour accompagner les troupeaux. Cela se passait de la manière suivante : on attelait le mulet au tombereau, on y chargeait le cochon, les poules, le chat dans une caisse et tout le "barda". Ainsi, femmes et enfants effectuaient une transhumance poussant devant eux les vaches, les veaux, les génisses, les chèvres et les moutons. Cette marche à pieds durait entre 6 à 8 heures. Une fois arrivés, le premier jour c'était le grand nettoyage du chalet : on réaménageait une vie complète... les hommes n'étaient pas de la partie, ils restaient en bas au village pour les premières coupes de foin.
Nous restions là-haut entre 3 semaines et 1 mois le temps de préparer les vaches au grand alpage. Alors, dans certains villages où l'instit était plus ou moins sévère, on voyait Monsieur le Maire ficeler le tableau noir de la classe sur le bât de son mulet, puis l'instit et le curé suivre la transhumance, cela devenait l'école champêtre ! On montait entre 1 500 et 1 800 mètres d'altitude pour les grands alpages les vaches montaient parfois jusqu'à 2 500 mètres. La première transhumance de ma vie, c'est en 1960... et c'est un des plus beau souvenir de ma vie. C'est un film dans ma tête. Cette transhumance s'est terminée à califourchon sur le dos d'une vache parce que je n'étais plus capable de marcher, j'avais 5 ou 6 ans.