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Les Musiques nomades

Entretien avec Benoît Thiebergien - 38e Rugissants-Grenoble 2ème édition des Musiques Nomades, une programmation présentée par le festival 38ème Rugissants. Benoît Thiebergien : Depuis quelques années, aux 38e Rugissants, nous explorons une voie que j'appellerais "transculturelle" qui associe dans des projets de création musicale, des compositeurs ou des artistes contemporains occidentaux avec d'autres artistes et musiciens venant de cultures et de civilisations non occidentales.

Ces métissages culturels se font déjà depuis longtemps dans le jazz ou dans les musiques improvisées, mais très peu dans la rencontre entre la tradition de l'écrit et la tradition orale. C'est une approche difficile mais passionnante. Ni désir de fusion ni simplement cohabitation mais dialogue, confrontation et échange. Chacun apporte son "savoir-faire", et à travers lui comment il pense les sons et la musique, comment il traduit le monde par la musique.

C'est une façon également de prendre du recul par rapport à notre propre culture, nos propres concepts, et d'élargir les horizons esthétiques, d'un côté comme de l'autre. Pour les artistes traditionnels, la rencontre avec l'Occident ne passe plus forcément par le biais de la "world music".

Cela m'a amené à mieux connaître les réseaux et les artistes traditionnels, et m'a donné l'envie de monter sur Grenoble et son agglomération une manifestation consacrée aux musiques traditionnelles, en contrepoint du festival 38e Rugissants. Les Musiques Nomades sont ainsi nées la saison précédente sous la forme d'un rendez-vous mensuel dans diverses salles de l'agglomération grenobloise.

La première édition a présenté des projets de création, des rencontres, des métissages de formes musicales traditionnelles, je pense par exemple à Doudou N'Diaye Rose et les sonneurs bretons du Bagad Men Ha Tan. Pour cette saison, seront présentées des formes plus traditionnelles de spectacles musicaux d'Asie et d'Afrique.

Chaque année, une couleur prédomine dans le programme, cette année, nous pourrions appeler cela "musiques et religions" ou "musiques et rituels", c'est-à-dire comment ces musiques expriment une philosophie du monde, une représentation du monde, une cosmogonie.

Explorer cette thématique c'est voir en quoi ces formes-là sont représentatives et significatives des cultures invitées, comment elles traduisent le monde en sons et en mouvements. C'est-à-dire revenir un peu au geste "anthropologiste" de la musique au-delà des différences culturelles. D'emblée, on peut écouter ces musiques-là sans avoir de références, et donc les recevoir comme n'importe quelle autre musique, mais c'est quand même beaucoup plus intéressant de pouvoir enrichir ce plaisir d'écoute par une connaissance minimum des codes représentés, du sens donné aux rituels, sans pour autant rentrer dans une étude ethnomusicologique exhaustive.

Par exemple, pour les Musiques des Trois Religions chinoises, le public aura des notes de programme car cela nous semble précieux pour répéter quelle différence il y a entre les musiques confucéenne, taoïste et bouddhiste, et pourquoi ces philosophies orientales cohabitent très bien dans cet immense pays qu'est la Chine. Pour Bali, je crois que c'est également important de savoir ce que représente un orchestre de gamelan, en quoi il est une représentation du monde, une symbolisation de l'ordre des choses.

En revanche, l'ensemble de percussions des Temples du Kerala, de l'Inde, est une musique beaucoup plus improvisée, plus extravertie, proche parfois des polyrythmies africaines. Ce qui est passionnant, c'est d'entendre pourquoi l'Inde a développé ce type de musique très proche de l'improvisation, alors que les grandes traditions chinoises, thaïlandaises, balinaises, sont des formes plus "désincarnées", représentant l'immanence des choses, la suspension du temps...

Je suis content d'avoir pu réunir pour l'Asie trois formes très différentes, complémentaires et représentatives des tendances des musiques traditionnelles du continent asiatique. CMTRA : Quelles sont pour vous les corrélations existantes entre les deux mondes "musique traditionnelle" et "musique dite "contemporaine" ? Peut-on dire que l'on retrouve dans la musique contemporaine des symboles, des dialogues, des rituels similaires à la musique traditionnelle ?

B.T. : Cela dépend, dans la musique contemporaine écrite ou électroacoustique les grands compositeurs sont souvent "mystiques", je veux dire que Messiaen, Stockhausen, Pierre Henry et bien d'autres sont des personnalités profondément marquées par une recherche intérieure, et traduisent par leur musique l'indicible des questionnements métaphysiques.

Chez Messiaen c'est la culture judéo-chrétienne qui a été l'inspiratrice de l'ensemble de son oeuvre. Beaucoup d'entre-eux écrivent des messes. C'est déjà une sorte de terrain commun avec musiques traditionnelles, l'expression d'un Au-delà qui nous échappe, d'un monde de l'invisible, d'une façon de conjurer la mort, d'exprimer des croyances communes, partagées. C'est une préoccupation que l'on retrouve dans les formes artistiques de toutes les civilisations.

Et puis souvent les extrêmes se rejoignent : beaucoup de compositeurs contemporains se sont inspirés de musiques traditionnelles pour renouveler leur écriture. La musique répétitive américaine, Steve Reich, Terry Riley... s'est inspirée des musiques balinaises, africaines, Ligetti s'est directement inspiré dans certaines de ses oeuvres des orchestres de trompes Banda Linda d'Afrique Centrale. Certains intègrent même dans la mise en espace de leur musique des éléments de rituels traditionnels. Je pense à Jean-Claude Eloy qui fait de l'électroacoustique et qui a beaucoup travaillé sur les musiques japonaises, sur les rituels bouddhistes, et qui fait une musique extrêmement innovante, dont les modes de représentation scénique s'inspirent directement des rituels bouddhistes japonais. CMTRA : Quelle différence faites-vous entre musiques actuelles et musiques traditionnelles ?

B.T. : On vit dans un flou sémantique entre musiques nouvelles, musiques actuelles, musiques traditionnelles... Au niveau institutionnel, les musiques actuelles signifient, hip-hop, rock, techno, les musiques issues de la culture urbaine des jeunes.

Aujourd'hui, une Commission Nationale des Musiques Actuelles a été créée et recouvre ce champ musical. Alors, est-ce que les musiques traditionnelles en font partie et doivent être regroupées dans cette case institutionnelle, je ne sais pas, cela dépend de quelles musiques traditionnelles on parle. Est-ce que ce sont des musiques populaires qui rentrent plutôt dans la rubrique jazz-chanson-variété au ministère ? Ou bien est-ce qu'on pourrait les considérer comme des musiques savantes ? Il semble que les musiques traditionnelles peuvent convenir à chacune de ces cases. Par exemple avec la musique de Bali, la musique chinoise ou les percussions du Kerala, on est dans les musiques savantes. Dans les musiques africaines aussi d'une certaine façon, la musique des Gnawa, les Dogons.... A vrai dire ce n'est pas très important à condition de vérifier qu'on met le même contenu que son interlocuteur quand on parle de musiques actuelles.

Mais ces musiques que nous présentons cette année ne sont pas de la world music même si elle est assimilée aux musiques du monde. La world music obéit aux règles de l'industrie musicale. Ce n'est pas un jugement de valeur, je pense que c'est important que cela existe, cela dépend en fait surtout de la façon dont l'industrie s'empare de ces musiques.

Ce qui m'intéresse, c'est de réfléchir à une troisième voie entre d'un côté la "folklorisation" qui est une façon de figer les musiques traditionnelles et de continuer à avoir un regard ethnocentrique par rapport à elles, et la "worldisation", au sens industrie musicale, c'est-à-dire que l'on va puiser des sons dans le patrimoine mondial et on va les standardiser à la sauce de l'industrie musicale.

Entre les deux, n'y a-t-il pas une troisième voie qui permet à ces musiques de rester contemporaines au vrai sens du terme, sans que nous les "ethnifions" et tout en évitant l'appauvrissement fréquent de la "worldisation". Le fait de tenter des métissages, c'est une façon de les reconnaître comme des musiques à part entière, ayant autant de richesses que nos propres musiques contemporaines qui sont souvent montrées comme la quintessence de l'évolution musicale dans notre culture imprégnée encore de l'idéologie du progrès. CMTRA : Par rapport aux Danses Makishi (par exemple) des peuples Zambèze, qui sont des danses puisées dans le fondement même de leur société, est-ce que pour vous c'est un moyen de faire comprendre notre société que de faire découvrir celles de minorités africaines méconnues ?

B.T. : Pour reprendre un extrait de l'édito des Musiques Nomades : "Les spectacles présentés cette saison invitent à s'éloigner de sa propre culture pour mieux l'identifier au regard extérieur, par une mise en perspective, et à considérer que le territoire ne vaut que s'il met en relation, s'il renvoie à d'autres lieux, à d'autres valeurs".

Aujourd'hui cette idéologie du progrès en musique en Europe suppose une évolution permanente de la musique vers une conplexification des langages. On reste dans le paradigme d'une évolution linéaire et ascendante alors que ce n'est pas le cas chez les musiques traditionnelles. Cela ne veut pas dire qu'elles sont figées, sédimentées par le temps.

Au contraire, elle vivent, elles évoluent, mais en revanche elles ont peut-être gardé un certain nombre de fonctions symboliques de lien social, de ponctuation de la vie quotidienne, de représentation du monde qui ont disparues en grande partie chez nous. Peut-être le regain des musiques traditionnelles européennes contribue à retrouver ce lien entre musique et vie quotidienne. CMTRA : Une dernière question à propos de Gnawa Ouled Marrakech, pouvez-vous nous parler un peu de la "confrérie" des Gnawa ?

B.T. : La musique Gnawa est une musique très particulière parmi l'ensemble des musiques traditionnelles du Maghreb, de la musique classique arabe du Maroc et de l'Algérie. C'est une musique qui est née du métissage entre les esclaves africains, d'Afrique de l'Ouest et la population arabe. Peu à peu les esclaves se sont intégrés à la population, sont devenus musulmans, se sont métissés, et ont donné une culture hybride entre l'origine africaine de leur musique et l'intégration africaine dans la culture musulmane. Ce sont des confréries musulmanes qui ont développé une forme musicale étonnante, qui est une musique très vivante, une musique de transe.

La fonction de cette musique-là est la transe thérapeutique. On devient musicien à travers un processus d'initiation chez les Gnawa : on suit différentes étapes pour devenir enfin Mâalem, le maître qui dirige les transes. Ces musiciens vont chez les gens au Maroc, à la demande des familles dont certains membres ont des difficultés, des pathologies, des possessions... Ce sont les "lilas". Le Mâalem vient avec ses musiciens, et toute la nuit une série de rituels amènent un certain nombre de participants dans un état de transe libératoire.

Les Gnawa se sont très bien intégrés à la vie de tous les jours des Marocains. Depuis quelques temps les Gnawas se sont confrontés à la scène contemporaine, plusieurs musiciens européens et américains sont allés à Marrakech travailler avec les musiciens Gnawa. Les Gnawa Ouled Marrakech sont des musiciens qui connaissent la scène occidentale : ce qui est présenté sur scène, c'est la partie musicale et dansée d'une musique qui fait partie du rituel et de tout le processus des "lilas". Contact :

Les Musiques nomades / 38èmes Rugissants

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