Les voix de la filature
Atlas sonore n°13 : Le pays de Cèze
par Valérie Pasturel
"Le Pays de Cèze" est le nouveau CD de la collection Atlas Sonore, paru en septembre 1998. Il est le fruit d'une collaboration des Centres de Musiques Traditionnelles Rhône-Alpes et Languedoc Roussillon depuis deux ans sur un projet de recherche et d'enregistrement de la mémoire sonore en Cévennes, autour du Pays de Cèze, situé à l'intersection des départements du Gard, de la Lozère et de l'Ardèche. Sur un même territoire, marqué par des influences diverses, les découpages administratifs s'effacent pour laisser entendre une polyvalence des pratiques musicales dans les activités sociales et domestiques. Que draine la Cèze, à quel parcours musical nous convie-t-elle au gré de ses rives de la haute vallée, et de ses affluents?
La Cévenne circonscrit pour les initiés avant tout un état d'esprit, une entité culturelle, héritière d'une histoire tourmentée et d'une volonté de résister malgré tout : résister à la rudesse des événements et des épreuves qu'ont fait endurer les combats religieux, les reliefs ou les grands espaces de solitude.
De la surface au sous-sol, du village au petit faubourg
Le Pays de Cèze fut en effet à la fois le témoin de l'apprivoisement progressif des terrains agricoles cultivés en terrasses, auxquelles s'accrochent les villages, et le reflet d'une explosion démographique liée à l'exploitation des mines souterraines de charbon, avec leurs industries de surface associées, aujourd'hui révolues.
Le foisonnement d'activités, passées ou présentes, implique différentes lectures du paysage, et des réseaux relationnels qui ne sont pas pour autant isolés les uns des autres.
Nos enquêtes en Pays de Cèze nous ont amené à entendre un éventail plutôt large de pratiques musicales, hommage à la Cévenne des carrefours culturels, de la synthèse des micro-migrations locales saisonnières et des grandes vagues d'immigration de l'ère industrielle.
Les voix de la filature.
Le foisonnement du répertoire chanté est particulièrement visible dans les répertoires de filatures, collectés auprès des anciennes ouvrières. Elles déploient aujourd'hui leurs voix assurées dans l'acoustique nouvelle des maisons de retraite de Bessèges et Molières-sur-Cèze.
Elles interprètent des noëls en langue d'oc, ou la complainte de Sainte-Barbe, patronne des mineurs, des pastourelles, des chants facétieux, et autres surprises que réservent les détours ethnographiques : Vous savez que j'étais un numéro, moi à la filature, demandez un peu aux fileuses qui ont travaillé avec moi, j'avais le numéro 26 et souvent on criait &laqno; Allez, faîtes passer au 26 qu'elle commence » et il fallait que je commence les chansons et toutes me suivaient! 6 ans de temps j'ai tenu ce numéro!
On chantait tout à la filature, les crues, les pas crues et toutes, on chantait tant la messe comme on chantait les chansons communistes!» (Pauline Luc) et les patrons lyonnais des filatures d'intervenir : &laqno; je vous laisse bien chanter mais que tout le monde chante la même sinon, si vous chantez pas la même c'est la pagaille!"
L'espace plus intime de l'élevage du vers à soie, la cueillette de la "feuille", le décoconnage sont aujourd'hui de nouvelles occasions d'échanger des moments de convivialité autour du répertoire chanté et des formes brèves (devinettes, formulettes aux enfants etc.). Les néo-ruraux font aujourd'hui le pari de ré-impulser ces activités, à l'occasion des &laqno;rôties» de châtaignes qui prolongent les veillées traditionnelles par des soirées associatives ,culturelles, familiales ou de voisinage.
La chanson sociale.
Fréquemment les hommes s'improvisaient chansonniers populaires sur la scène sociale, à une échelle qui dépassait très largement le néo-bourg et les villages environnants. Jules Mathieu de Gagnières, par exemple, au sujet duquel des anecdotes, des chansons sont encore bien présentes dans les mémoires. Ne s'était-il pas fait passer pour le Président de la République et saluer en son nom et place, anticipant de quelques heures l'arrivée de l'illustre personnage dans les rues des Vans ?
Son métier de vendeur de vin lui donna l'occasion de visiter Paris, pour l'Exposition Universelle. Il y vendit des chansons sous forme de feuilles volantes. Ses textes servaient souvent la cause des mineurs, vantaient les fêtes locales, les mérites de "l'orchestre d'Elite de Molières-les-Flots" ou encore ... sa propre candidature aux élections présidentielles en 1931! Les souvenirs de ce chansonnier sont encore très présents dans les mémoires. La chanson sociale trouve encore aujourd'hui sa raison d'être auprès d'auteurs tel Maximilien Nury de Molières, qui a composé un grand nombre de chansons romantiques ou politiques, ou à propos de l'histoire des luttes syndicales des "gars de la mine".
Les refrains à danser et les pratiques instrumentales portées par les micro-migrations saisonnières et les grandes vagues d'immmigration de l'ère industrielle.
La Cèze nous entraîne dans un parcours où alternent les va-et-vient entre la campagne et le bourg. Les grandes vagues d'immigration, polonaise, espagnole, italienne et nord-africaine créent les villes industrielles en même temps que les migrations saisonnières des lozèriens, qui viennent ré-alimenter l'imaginaire montagnard du néo-ouvrier. Le qualificatif de &laqno; gavot » s'étend à toute personne originaire des villages "d'en haut", demeurés essentiellement axés sur l'agriculture, haute vallée ou contreforts du Mont Lozère.
Les villages devenus bourgades ont ainsi assisté à l'expression de nouveaux objets culturels d'où découlait une nouvelle distribution des relations sociales, et de nouveaux contextes symboliques des pratiques musicales. Dans le même temps, les expressions musicales liées aux activités traditionnelles perduraient dans les villages environnants ou les bourgs plus anciens, fondés sur le commerce ou les activités de la soie.
Des nouveaux bourgs comme Bessèges qui n'existaient pas avant 1850 ont donc vu se développer toute une activité culturelle liée aux loisirs et distractions des masses populaires: Défilés des Harmonies ouvrières, courses de vélo et cavalcades avec groupe de farandoleurs, chars de "l'industrie", de "l'Harmonie ouvrière", de la soie, des arts et de l'agriculture... En dehors de ces grands rendez-vous annuels, le quotidien s'agrémentait de quelques danses au Phono dans les bars, où les femmes étaient exceptionnellement admises. De la proximité avec les populations immigrées installées ou saisonnières se dégageait une ouverture vers le violon polonais, l'accordéon auvergnat du Nord de la Lozère, les farandoles des transhumants provençaux, les valses de l'accordéon chromatique italien... Cette dimension reste présente dans les réunions de retraités où les interprètes d'un répertoire de chanson française (et notamment de Serge Lama, &laqno;La Polonaise» en hommage aux immigrés de la première vague) ne manquent pas d'intervenir, avec ou sans micro, pour assurer l'animation partagée avec l'orchestre musette de l'accordéoniste italien, arrivé à peine majeur en France après-guerre, avec son accordéon, pour travailler à la maçonnerie pour la construction des villes-champignons. La chanson de la Cèze publiée dans le présent volume est elle aussi directement issue de ce contexte culturel.
Une musique instrumentale en Cévennes: les Harmonies ouvrières.
Si les recherches sur les chansons traditionnelles ont été très poussées, en témoignent les publications les plus récentes de Jean-Noël Pelen, Nicole Coulomb et Claudette Castel, ou de l'association ardéchoise &laqno; La Faraça », en contrepartie l'image d'une Cévenne pauvre en pratiques instrumentales est assez répandue.
Le parc instrumental a pourtant connu une explosion avec l'avènement des Harmonies ouvrières. Elles comptaient de quelques dizaines à parfois plus d'une centaine d'&laqno; exécutants » pour les défilés et cérémonies officielles de Sainte Barbe, de la rue à l'église.
La Compagnie des Mines fournissait les instruments, et ouvrait dans chaque ville ouvrière une classe de solfège. &laqno; Mon père était musicien, il ne connaissait pas la musique, il savait jouer de tout. On lui donnait un instrument, il le prenait un peu dans ses mains, vous pouviez chanter, il trouvait l'harmonie, enfin il savait tout faire alors...Il était fou de musique et il m'avait envoyé à la Musique, il voulait me la faire apprendre. Et c'est comme ça qu'on à les pieds dedans et mon frère y est allé aussi, et voyez mon frère qui est devenu un musicien professionnel, pour vous dire qu'il fallait aimer la musique, pour prendre des cours; en plus de prendre des cours ici, il allait prendre des cours à Alès, il avait 14 ans, il travaillait à l'usine, il faisait un double, c'est à dire qu'il faisait deux journées à la file pour pouvoir pas aller travailler un jour et il allait prendre une leçon à Alès, d'une heure.
Alors la musique c'est un virus, quand on l'attrape... Sainte Barbe c'était une grande fête, pour la mine c'était la plus grande fête qu'il y ait. A huit heures du matin on tirait des bombes, des coups de mine et puis alors nous, la Musique, on sortait, alors quand on entendait la musique, tout le monde était dehors.
Et puis il y avait de sacrés musiciens...Comprenez, à l'époque un musicien, d'abord il avait ça dans la peau et quand il avait fini la journée à la mine, qu'est-ce qu'il faisait, il prenait son instrument et une méthode, et il travaillait, il travaillait. Il y avait des musiciens, c'était effarant même la dextérité qu'ils avaient...c'est pas croyable ce qu'on arrivait à jouer, que des morceaux d'opéra, des grandes musiques classiques...et pour ça je suis reconnaissant à mon chef ça ! Il m'a ouvert des horizons, il m'a fait découvrir la grande musique... enfin, toutes les musiques, j'aime toutes les musiques. »
Pour les fêtes et les bals réguliers, le chef de l'orchestre des cuivres était le chef de l'Harmonie des Mines. D'ailleurs les générations étaient mélangées dans les bals, et dansaient la java et la mazurka sur le même air; les grands-mères des grands-mères parlaient bien encore des &laqno;violonous», mais plus personne ne sait s'il s'agissait de &laqno;sornetas» ou de réels musiciens. Ce souvenir est ravivé ici et là, par la proximité avec les populations polonaises récemment installées.
Le monde souterrain du risque, de l'accident de la mine est relayé en surface par l'agencement très ordonné, réglé et plein de civilités des musiques savantes de plein air ou d'église, dans lesquelles les passions, les énergies, sont jugulées vers l'expression d'un nouveau sentiment esthétique.
Les instruments et les paysages sonores de cette faste période de l'industrie florissante sont maintenant enfouis au fond des souvenirs, les galeries de mine sont fermées, et les musiciens poly-instrumentistes issus de ce parcours particulier reportent individuellement leur sens de l'harmonie dans les sous-sol de leur cave, aménagée en salle de musique, dans laquelle ils reconduisent à l'accordéon ou au synthétiseur l'univers harmonique des mines, les traces de ces premières et marquantes expériences polyphoniques, parfois teintées de tradition folklorique. Telle la chanson des boffetaires interprétée sur un accompagnement au synthétiseur...
Les musiciens du revival et les recherches associatives
La population locale s'est emparée des diverses recherches entreprises sur le répertoire traditionnel ici et là, et l'utilise dans l'animation culturelle locale (Associations de la Faraça, des Gavots), par les réseaux de danseurs (Chamborigaud) et par les musiciens semi-professionnels issus du mouvement de revival des musiques traditionnelles (ensembles Aiga linda, Azalaïs, Tétra Lyre...) s'entremêlent pour redonner une couleur nouvelle et actualisée à ces pratiques et richesses culturelles.
Les pratiques musicales privées et publiques sont encore foisonnantes et loin d'être circonscrites par notre plongée passagère dans le bain sonore de la Cèze, et dont ce disque n'est que le résumé subjectif. L'étude s'est ouverte d'elle-même à cette pluralité d'expressions à la croisée des chemins et des découpages administratifs, des paysages et des activités hétéroclites.
Le CD publie les répertoires évoqués, tels qu'ils ont été enregistrés au domicile des personnes qui se sont prêtées au jeu. Il restitue la qualité des rencontres ainsi nouées et qui, nous l'espérons, trouveront les moyens de se prolonger par la poursuite des études, initiées ici et là. Les chansons alternent avec des paysages sonores, représentatifs de cette véritable "musicalité" des espaces naturels, et des activités sociales: épiques parties de chasse, ambiance nocturnes et pastorales, ruisseaux et animaux, vent et cigales....
Une fête sera organisée à Malbosc en Ardèche, dans le Salle du Comité des Fêtes, avec quelques uns des interprètes de ce CD, auxquels ne manqueront pas de se joindre les amateurs de bourrées et autres balleteurs-baletteuses à la ronde... Nous ne manquerons pas de publier bientôt des informations complémentaires.
Valérie Pasturel
Le CD "Pays de Cèze" est en vente auprès des Centres de Musiques Traditionnelles des régions Rhône-Alpes et Languedoc-Roussillon, et dans le catalogue de la FAMDT.
Renseignements :
CMTRA : 04 78 70 81 75