Animer la ville au son du carillon
Entretien avec Jean-Bernard Lemoine. Carillonneur de la ville de Lyon.
CMTRA : Quel est le rôle du carillonneur, et à quel service êtes-vous rattaché ?
J-B.L : A la Direction des affaires culturelles de la Ville de Lyon. Cela remonte à 1919, époque du premier carillonneur, Jean-Louis Debard. Je suis le quatrième carillonneur de Lyon depuis 1919. Mon prédécesseur, André Combe, excellent musicien, mais qui était mélancolique, s'est suicidé en se jetant du beffroi de l'Hôtel de Ville en 1986. Je l'ai donc remplacé alors que j'étais carillonneur à la Basilique d'Annecy depuis 1979.
A cette époque, le carillon de Lyon, qui n'avait pas été restauré depuis 1919, était en très mauvais état. J'ai donc demandé à ce qu'il soit restauré, ce qui fût fait en 1987/1988, afin qu'il fonctionne en 1989 pour le bicentenaire de la Révolution. A cette occasion, on a repris la tradition des concerts d'été de carillon qui fonctionnaient très bien entre 1919 et 1970 (environ) : le dimanche soir en été, on invitait des carillonneurs étrangers, belges, hollandais, allemands...
En 1991, je suis allé solliciter le maire pour compléter le carillon qui n'avait alors que 29 cloches. On est donc passé de 29 cloches à 65, ce qui est en fait un des dix plus grands carillons en Europe.
En 1997, lorsque le G7 est venu à Lyon, j'ai à nouveau sollicité la ville pour changer les cloches d'origine lyonnaise faites par un dénommé Burdin, fondeur de cloches près de la gare de Perrache. Burdin a semé des carillons un peu partout, à St Genis Laval, à Ecully, dans différentes villes, mais il connaissait mal le problème de l'accordage des cloches.
Maintenant, nous avons un carillon contemporain, A l'exception des trois cloches les plus anciennes, de 1675, très belles, contemporaines de Louis XIV. Ce sont des cloches très grosses, elles pèsent de 2 tonnes 5 à 4 tonnes 5. Elles sont en instance de classement aux Monuments Historiques. Les Lyonnais l'ignorent, mais l'ensemble de ces trois cloches est le plus grand ensemble ancien de Lyon.
Il n'existe rien d'autre, à part le bourdon de la Cathédrale Primatiale de St Jean, de la fin du XVIIème, qui lui fait huit tonnes, toutes les autres églises de Lyon ont été pillées à la Révolution. Les trois cloches anciennes du beffroi de la Mairie sont contemporaines de la restauration de la Mairie, après l'incendie de 1675.
Le carillonneur est le conservateur du carillon, son travail est de conserver l'instrument dans son état. Le carillon de Lyon est entretenu tous les six mois : il faut une demi-journée de travail pour tout réviser, vérifier les tendeurs, avec deux visites par an. Une au printemps, après l'hiver, l'autre à l'automne pour voir tout ce qui ne va pas. C'est la seule solution pour que les carillons vivent.
La deuxième tâche du carillonneur c'est d'animer la ville au son du carillon. En 1987, le carillon ne jouait pratiquement plus. Le vieux cylindre, qui compte quand même quinze milles trous, est du même type qu'une boîte à musique. Il était muet depuis 1952. Alors qu'avant, le cylindre fonctionnait quatre fois par jour comme à Bruges, à Rotterdam, ou à Anvers, le carillon jouait à 9h, 12h, 15h, 18h, des mélodies enregistrées.
Depuis 1991, cela recommence, grâce à un ordinateur, ce qui est moderne, et beaucoup plus facile pour préparer les morceaux de musique. Le carillon joue maintenant de 7h du matin à 20h le soir, les deux premières phrases musicales de Big Ben, toutes les heures sauf à 9h, 12h, 15h, 18h, où là on a des mélodies de deux minutes que l'on change tous les six mois, en fonction des demandes ou des gens du quartiers : par exemple Guy Béart, Gainsbourg ou Enrico Macias pendant six mois.
Puis, les six mois suivants, si la ville estime que dans le cadre du bicentenaire de la naissance de Mozart ou de Schubert, c'est intéressant de mettre du Schubert, on mettra alors des mélodies de Schubert. C'est le travail que font tous les carillonneurs du nord de l'Europe, de Dunkerque à Copenhague.
L'autre rôle du carillonneur c'est de donner des concerts. A Lyon, il y en a deux par semaine, c'est une bonne cadence.
CMTRA : Ces concerts ne sont pas enregistrés sur ordinateurs ?
J-B.L : Jamais, quelle horreur ! l'ordinateur ne sert que pour les mélodies automatiques, parce qu'on sait que le système automatique n'autorise pas les nuances, c'est mécanique, deux minutes ça passe, mais si c'est une demi-heure les gens du quartier sortent les kalachnikovs... c'est insupportable ! Les concerts de carillons se font en été le dimanche soir.
Et comme il se doit, nous invitons des carillonneurs étrangers, quatre à cinq chaque année, plus des auditions. Lors de l'enterrement de François Mitterrand il y a deux ans, la Mairie m'a demandé de jouer à l'heure précise où il était enterré, un extrait du Requiem de Mozart. Quand Caroline de Monaco est venue, j'ai joué les valses de Strauss... Quand la princesse Diana a été enterrée, (décidément on ne parle que de sépultures !), j'ai joué un concert de musiques anglaises, les Beatles, du classique, et cela c'est fait en présence du Consul Général de Grande Bretagne. Toute occasion est bonne pour faire vivre le grand instrument de musique.
Nous faisons aussi des visites de carillon, celles-ci figurent dans la plaquette de la ville. Très fréquemment, 3 à 6 par mois, pour des groupes de 25 à 40 personnes et on leur montre le carillon dans son intégralité : ils rentrent dans les cloches, ils se baladent, et puis on leur fait une audition de carillon. On leur montre un diaporama conçu pour donner aux gens une initiation au carillon : on part de la Chine, des cloches chinoises à l'origine des premiers carillons il y a 4500 ans, pour arriver en 1997, au carillon du Théâtre Transexpress, le carillon du XXIème siècle qui est tout à fait extraordinaire. On leur apprend ce qu'est le carillon en passant par les cloches de bateau, de train, de tramway... voilà à peu près le rôle du carillonneur.
Je représente également la Ville de Lyon quand je suis invité à l'étranger, à Moscou, Berlin ou Copenhague, je suis officiellement le représentant de la ville de Lyon, dans le cadre de l'Association Européenne Eurocarillon. Le congrès de Eurocarillon était à Berlin cette année, l'année prochaine ce sera Amsterdam.
CMTRA : Vous avez également des préoccupations et des activités qui s'appliquent dans la région Rhône-Alpes, autour du patrimoine rhônalpin sur les carillons ?
J-B.L : L'Association du Carillonneur Rhônalpin s'appelait à l'origine, en 1980, l'association du Carillon de la Basilique d'Annecy. Je suis pianiste amateur de formation : ma mère était professeur de piano, et j'ai commencé à jouer de l'orgue d'église vers 1965; comme je suis bourguignon à l'origine, j'ai rencontré Michel Chapuis qui est le grand homme de l'orgue.
De là, j'ai commencé à m'intéresser à l'orgue. J'ai pris des cours avec Jacques Béraza qui est l'organiste du grand orgue de la ville de Dôle dans le Jura. Maintenant je suis titulaire d'un orgue en Savoie, à côté de Flumet à St Nicolas-la-Chapelle, orgue classé monument historique, restauré, et magnifique.
C'est en collaborant à l'inventaire des orgues en 1975 (initié par le Ministère de la Culture) que j'ai découvert l'existence des carillons. J'ai fait les clochers des églises et puis j'ai fait un rapport sur les orgues, cela à duré des années, puis, en 1979, j'ai découvert qu'à la Basilique d'Annecy, il n'y avait pas d'orgue, et en montant dans la tribune, où il n'y avait rien, je suis allé jusqu'au clocher, où là il y avait un carillon complètement ruiné. J'ai réussi à intéresser les religieuses en jouant quelques notes. Elles n'avaient pas entendu le carillon depuis longtemps, j'ai donc eu carte blanche pour le faire restaurer. Je suis allé voir le maire d'Annecy, qui s'appelait André Fumex, avant Bernard Bosson. André Fumex, c'était le marchand de cierges pour les paroisses. Il me dit : "je sais bien qu'il y a un carillon, mais je ne peux rien faire pour vous, parce qu'un de mes parents, Pierre Paccard, est fondeur de cloches, et je ne peux pas en tant que maire lancer cette opération, comprenez-moi !" Qu'à cela ne tienne, avec quelques amis mélomanes, nous avons monté une association et trois mois après on avait l'argent nécessaire pour restaurer le carillon d'Annecy : le Conseil Général et la ville d'Annecy nous ont permis de le restaurer en 1979-80.
En 1982, j'ai trouvé que vingt cloches c'était peu, donc je suis allé voir les banques, et d'autres partenaires. L'argent trouvé, le Crédit Agricole ayant donné 100 000 Frs, on a pu payer six cloches supplémentaires. Quelques années après Georges Grandchamps, l'ancien adjoint au Maire d'Annecy, un vieux monsieur charmant, me dit : "mais changez votre appellation, appelez votre association "Carillons des Pays de Savoie", il y a des petits carillons un peu partout".
Puis, en 1986, mon collègue de Lyon se suicide, et la Ville de Lyon me propose de le remplacer. A ce moment là, quand on a débuté les concerts à Lyon en 1988-89, certaines villes de Rhône-Alpes ont commencé à nous solliciter pour venir jouer du carillon chez eux. Cela a donc pris des proportions considérables.
L'association a fait son premier festival de carillons en 1989, pour le bicentenaire de la Révolution. Ces communes se sont manifestées ensuite pour voir comment on pouvait restaurer leur carillon. Chatenay a été l'un des premiers à être classé, puis Miribel, un des plus beaux carillons d'Europe, qui date de 1947, classé aussi monument historique. On a ensuite participé à la restauration de Taninges en Haute-Savoie... On était vraiment les investigateurs, il a fallu pousser les maires, convaincre des communes. C'est le cas de Romans, par exemple.
Cela c'était la première phase. La deuxième phase - c'était le cas de Chatenay qui fût la première école de carillon- c'était la volonté du Ministère de la culture d'ouvrir une école de carillon. Chatenay s'est donc offert un carillon d'étude, ce qui est extraordinaire pour 280 habitants, et on a donc formé une école de carillonneurs, avec quatre élèves. Ce petit village perdu dans le Dauphiné, mais connu désormais sur le plan international, joue tous les mercredi et samedi tout au long de l'année.
A Taninges, on va installer d'ici quelques jours un clavier d'étude qui coûte 85 000 Frs, qui vient de chez Clockomatic à Bruxelles, équipé d'un système à fibres optiques pour la transmission, pour créer une école de carillon : on a déjà 5 élèves.
Voilà le cheminement de l'association qui ne s'est pas seulement intéressé au grands carillons (de 80 ou 100 cloches), d'ailleurs ce n'est pas le nombre de cloches qui fait la qualité ! Lyon qui a 65 cloches (dont certaines du XVIème) est moins bon musicalement que Miribel qui a 50 cloches (1939- 1941).
CMTRA : Vous avez réalisé le guide "Les carillons rhônalpins"(1), vous êtes à même de décrire la réalité du patrimoine des carillons rhônalpins ?
J-B.L : Cela s'améliore, par rapport à il y a 20 ans, nous avons fait un pas de géant. Quand on regarde la liste des concerts donnés l'été on a quand même fait restaurer une bonne demi-douzaine de carillons, ce qui est un exploit après des années de silence ! Il y a des départements qui ne sont pas encore touchés par la grâce divine, la Loire, le département de Rhône-Alpes qui a le plus de carillons, plus d'une quinzaine.
La Loire est première en nombre, ensuite c'est le Rhône, cela pour des raison stratégiques : dans la Loire les carillons de Rive-de-Giers, St Chamond sont là parce que les industriels fin du XIXème siècle qui voulaient se faire pardonner des fautes offraient des carillons. Il y a donc un nombre impressionnant de carillons, et qui évidemment affole un peu les élus, à l'idée du coût de l'entretien ! Dans la Loire actuellement les carillons n'ont pas pu être restaurés, les communes ne bougent pas...
Il y en a une qui bouge, c'est Marlhes, dans le Pilat, le maire est d'accord pour se lancer dans une opération de restauration, ce sera le premier de ce département, il restera encore St Etienne, St Chamond...
Les départements qui ont le plus bougé sont l'Isère, la Savoie qui a collaboré pour Chambéry et puis aussi pour Crest-Voland l'année dernière. La Haute Savoie avec Taninges qui ait un des plus beaux carillons qu'on ait maintenant en France, avec une cabine avec des rideaux électriques, le chauffage, c'est Versailles ! Taninges fait baver les carillonneurs ! Le département de l'Ain a aussi pas mal bougé, par contre l'Ardèche n'a rien, il y a un seul malheureux carillon quasi abandonné... La Drôme a aidé le carillon de Romans mais par contre ils n'ont rien fait d'autre. Et à Lyon, à par l'Hôtel de ville, il y a encore cinq autres carillons qu'il faut restaurer; un grand espoir pour 1999 : remettre en état le charmant carillon de Saint-Pierre-de-Vaise.
CMTRA : De quelle époque date ces carillons ?
J-B.L : A l'époque où il y avait des fondeurs de cloches à Lyon, le premier s'appelait Charles Arragon, c'était un type génial qui a fait un superbe carillon à St Chamond, ainsi qu'un petit carillon de salon, le seul existant en France, c'est-à-dire qu'on le met dans son appartement et qu'on joue du carillon chez soi. Il était avant dans une église, et il accompagnait les cantiques le dimanche à la messe. Arragon, qui était très imaginatif, a disparu en 1901-02 et Burdin en 1901. Tout s'est arrêté à ce moment là. On peut estimer que la majorité des carillons ont été construit entre 1870 et 1900.
CMTRA : Qu'en est-il de l'enseignement, y-a-t-il l'espoir d'y avoir une nouvelle génération de carillonneurs ?
J-B.L : Il ne faut pas non plus rêver, on parle de faire des écoles de carillons, un jour pourquoi pas au Conservatoire de Lyon, une classe de carillon, j'ai dit non, et pourquoi : c'est le seul instrument pour lequel cela ne marche pas, parce que si vous avez une classe d'orgue, dans une ville comme Lyon où il y a 40 ou 50 orgues, avec vingt élèves, chaque élève peut aller jouer en semaine dans des églises équipées en orgue, comme à l'église St-Vincent, sur les bords de Saône. Depuis qu'elle a été restaurée (elle est d'ailleurs splendide), elle voit du matin au soir des gens venir jouer de l'orgue. Et si on avait vingt carillonneurs, où iraient-ils jouer, les malheureux, sinon sur un clavier-synthétiseur où on se lasse un peu au bout de trois heures... Ils ne pourront pas venir jouer à la Mairie de Lyon huit heures par jour ! C'est impensable, il n'y a pas assez de carillons sur Lyon. Donc si on forme vingt personnes, cela ne servirait à rien !
A Bruges, Amsterdam, Gouda, à Rotterdam, les carillonneurs ont en moyenne quatre à cinq carillons, ce qui fait que ces gens là jouent tous les jours. Le carillonneur d'Amsterdam, mon ami Zwart, lui, fait près de 600 concerts par an, c'est plus d'un par jour ! On arrive à des gens qui ont un niveau à la perfection qui est fabuleux, alors que si dans le système français l'objectif était d'avoir vingt carillonneurs à Lyon, ils joueraient quatre fois par an, donc cela ne sert à rien ! Et en plus de cela les carillons sont différents, Chatenay 19 cloches, Chambéry 70, Annecy 37, Lyon 65 cloches, c'est de l'épicerie ce truc ! Alors former un musicien sur 65 cloches à Lyon pour jouer 10 cloches à St Étienne, aucun intérêt ! donc le but, et nous avons réussi à le faire dans la région Rhône-Alpes, où l'on a des carillons spécifiques, c'est de former sur chaque lieu où il y a un carillon, une école de carillon pour quatre personne pas plus. Et puis il faut trouver les gens jeunes pour assurer la relève.
Deux assistants à Lyon, cela me suffit, on se débrouille très bien ! Donc on crée des écoles, à Taninges, avec l'espoir d'un clavier d'étude à Marlhes l'année prochaine.
CMTRA : Dans quelles conditions créez vous une école de carillon ?
J-B.L : Un clavier d'étude c'est 80 000 Frs en moyenne, parce que le clavier d'étude est la copie du clavier du clocher, donc à Chatenay, on a fait une seconde copie du clavier du clocher, c'est pour cela que ça coûte très cher, car nous avons pas de série. Alors, le Ministère de la culture peut maintenant participer au financement de ces claviers d'étude avec des aides de partenaires régionaux, du Conseil général... Donc, il faut faire un choix de clavier électronique avec touche sensible ! et ensuite il faut trouver dans le village même et surtout pas ailleurs, trois à quatre personnes jeunes; on s'est aperçu que les femmes se passionnaient pour le carillon, on a des filles qui jouent divinement, et on leur apprend tout sur les cloches, le jeu, mais aussi l'histoire des cloches, pour qu'elles sachent ce qu'elles jouent.
A Chatenay, pendant 2 ans, je suis allé un samedi sur deux les faire travailler, puis on va recommencer sur Taninges maintenant avec le concours de L'ADDIM 74. C'est comme cela qu'on arrive tout doucement à remettre les gens dans les clochers en sachant que pour ces carillons qui sont anciens et que l'on restaure dans leur état d'origine, il est hors de questions de les modifier, comme celui de St Genis-Laval , carillon classé Monument Historique (restauré d'ici 1 an).
On veut sauvegarder cela, cela fait parti du patrimoine des communes françaises, on ne va pas faire n'importe quoi dans un clocher. Il vaut mieux les restaurer que de les refaire entièrement, il faut garder leur aspect d'origine : ce sont des objets d'art et des instruments de musique uniques.
(1)"Le Guide des carillons rhônalpins", Association du Carillon Rhônalpin, GRC/EMIN, 20, place Charles-Béraudier, 69003 LYON.
Concerts et visites du carillon de l'Hôtel de Ville de Lyon, Monsieur le carillonneur de l'Hôtel de Ville, 1, place de la Comédie, B.P 1065, 69205 Cedex 01.