La voix naturelle
Entretien avec Solange Panis
Solange Panis est un des rares professeurs titulaire du diplôme d'Etat en chant traditionnel qui soit en poste ; elle enseigne dans une classe de chant traditionnel intégrée à l'Ecole Nationale de Musique de Châteauroux, au sein d'un département de musiques traditionnelles.
CMTRA : Dans ton enseignement, quelle est la place accordée à l'oralité ?
Solange Panis : La place est énorme parce que, d'une part, c'est ma pratique personnelle, étant une mauvaise lectrice ! d'autre part, les élèves de musiques traditionnelles au Conservatoire de Châteauroux ne sont pas obligés de faire du solfège. Cela leur est conseillé mais ce n'est pas obligatoire.
J'enseigne donc essentiellement oralement, c'est-à -dire en faisant travailler la mémoire, en répétant des phrases et en faisant appel au texte car c'est un bon moyen de mémorisation ; tout en rappelant qu'il est bien pratique de savoir déchiffrer une mélodie en clé de sol sur un recueil.
L'importance accordée à l'oralité est telle que j'ai constaté, parmi mes élèves, des personnes qui avaient fait un apprentissage classique, qui étaient des lecteurs formidables (c'est-à -dire qu'ils savaient déchiffrer des choses très compliquées) n'arrivaient pas à mémoriser trois mesures à la suite. Je crois, en fait, que c'est un problème d'enseignement de la musique en général.
Comme l'on sait que cette musique traditionnelle a toujours été transmise par oralité que, de ce fait, les possibilités de variations sont importantes, et c'est ça qui me passionne, j'essaie de reproduire ce schéma même s'il est complètement différent d'un apprentissage communautaire comme il a pu se faire autrefois.
CMTRA : Les vocations d'élèves qui s'inscrivent dans le cours de chant traditionnel prennent-elles en compte le fait que la transmission soit orale ? Est-ce important pour eux ?
S.P. : Pour certains, c'est vraiment important parce que la pratique de l'écriture ne leur semble pas intéressante dans ce domaine-là et parce qu'ils ont envie de retrouver une espèce de fonctionnement "naturel" ou "convivial". Pour d'autres, c'est peut-être une impression de facilité : "il n'y a pas besoin de faire du solfège". (C'est le moins bon côté des choses !) Cependant, ces derniers s'aperçoivent très vite que ce n'est pas forcément un avantage et que cet apprentissage est en fait aussi long que pour d'autres pratiques musicales.
L'importance accordée à l'oreille (pour le son, la justesse, l'écoute des autres) et à la mémoire est tout de même quelque chose qui compte beaucoup pour les élèves.
CMTRA : Dans l'enseignement de ce chant traditionnel, quelle est la part faite à l'enseignement d'un répertoire d'un côté, et de l'autre à l'enseignement d'une technique ou de techniques vocales spécifiques à ce répertoire ?
S.P. : Ces deux parties ont pratiquement la même importance mais cela dépend aussi des élèves. Il y a des personnes qui viennent au chant traditionnel parce qu'ils aiment ce répertoire uniquement : j'ai eu plusieurs professeurs de lettres ou de langues qui sont très intéressés par un type de répertoire et qui viennent avant tout parce que l'élaboration des chants populaires les intéresse au même titre que la formation des contes. Cependant, il y a aussi d'autres personnes qui viennent parce qu'elles n'arrivent pas à chanter, qu'elles aimeraient maîtriser leur voix (même pour chanter autre chose) et qu'elle ont besoin de technique. Ainsi ceux qui viennent pour le répertoire, s'aperçoivent que s'ils ne trouvent pas une technique vocale ils ne peuvent pas porter ce répertoire. Pour les autres, c'est l'inverse : ceux qui viennent d'abord chercher une technique, prennent goût au répertoire au fur et à mesure parce que je fais passer cette technique par l'apprentissage des chants.
Quand on parle de technique vocale, on sait bien qu'en musique traditionnelle, on travaille sur ce que l'on pourrait appeler "la voix naturelle" (par opposition aux techniques de chant classique) et mon travail consiste donc à aider chaque chanteur à trouver sa technique mais pas à lui en imposer une qui ne fonctionnerait pas pour lui.
CMTRA : L'idée de "voix naturelle" circule depuis longtemps dans la problématique de l'enseignement du chant et apparemment cette idée a un grand succès. Les pratiquants se réapproprient en permanence l'idée de "voix naturelle" alors que l'on sait par l'ethnomusicologie, que de "voix naturelle" il n'en existe aucune et que toutes les poses, les techniques sont éminemment culturelles. Alors, au cours de l'enseignement, à quel moment le professeur de chant traditionnel peut-il essayer de commencer à convaincre l'élève qui a été attiré par l'idée de "voix naturelle", que justement ce qu'il aime ce n'est pas naturel mais culturel ?
S.P. : Chaque fois que l'on parle de naturel, on se retrouve avec le même problème, que signifie naturel ? On peut donner l'exemple des personnes qui viennent au cours en disant qu'elles ont une voix très grave car elles confondent souvent voix naturelle et voix parlée. Il faut donc, à ce moment-là , montrer à l'élève que l'on peut avoir une voix très grave en parlant et chanter malgré tout très haut.
J'insiste bien sur le fait que je parle de "voix naturelle" par opposition à une technique classique de musique occidentale. L'élève en prendra conscience petit à petit si on lui fait écouter de nombreuses techniques vocales.
Je fais à mes élèves une partie de cours - pratique vocale - mais aussi une partie d'écoute et d'analyse où l'on découvre des habitudes vocales très différentes : on se rend bien compte que la "voix naturelle", ça peut être des tas de choses différentes. Il s'ensuit alors un gros travail pour que l'élève trouve "sa voix naturelle" à lui, qui lui convient, en fonction de ses apports culturels, de ce qu'il a l'habitude ou l'envie d'entendre.
CMTRA : Depuis quelques années, le phénomène des musiques du monde est en train de prendre énormément d'ampleur et l'on découvre des cultures musicales très diverses, à la fois instrumentales et vocales.
Dans le cours de chant traditionnel que tu animes, quelle part fais-tu entre d'une part la découverte d'une tradition régionale ou élargie francophone et d'autre part la découverte des techniques vocales venant du monde entier ?
S.P. : Je travaille sur un répertoire essentiellement francophone et même très souvent Centre-France. Cependant je fais aussi écouter à mes élèves des polyphonies italiennes, des chants d'Afrique, de Corse ... Il m'est arrivé de leur apprendre un ou deux chants italiens, ils ont tout de suite été séduits parce que la langue est très sonore et le son très rapidement plus flatteur.
La difficulté est d'éventuellement intégrer toutes ces techniques d'ailleurs qui nous touchent et qui sont magnifiques et ensuite d'utiliser ce que l'on a dans notre propre culture. Nous n'avons pas appris à chanter tous petits comme les Bulgares ou les Italiennes et nous savons bien que si nous voulions y arriver, cela nous demanderait un travail énorme. C'est pourquoi, ce n'est pas là -dessus que je "pousse" le plus.
La partie "techniques vocales d'autres pays" est donc faite à titre de découverte et d'écoute. Je ne peux pas la faire pratiquer puisque moi-même je ne sais pas la pratiquer ! même si on s'en inspire un peu, même si quand je trouve que les personnes auraient besoin de chanter plus avec le nez, je leur fais écouter Giovanna Marini et elles comprennent mieux ce que je veux leur dire. Par contre, j'utilise les types de polyphonies qui me plaisent dans ces répertoires.
CMTRA : Dans l'apprentissage et la pédagogie du chant traditionnel, il y a d'un côté l'aspect vocal mais d'un autre côté il y a évidemment les textes des chansons. Quelle importance accordes-tu, dans ton enseignement, au contenu des textes, à leurs formes poétiques ?
S.P. : J'y accorde personnellement une très grande importance mais pour les élèves la prise de conscience n'est pas souvent immédiate ; à part les "littéraires" qui sont déjà intéressés par un répertoire donc par l'écriture de ces textes.
J'ai souvent des personnes du milieu folklorique, par exemple, qui viennent et ne font pas une grande attention au texte peut-être parce qu'ils le connaissent depuis longtemps. Ils viennent au départ pour chanter des chansons parce que la mélodie leur plaît et ensuite c'est à moi de leur faire découvrir le texte.
À mon avis, le texte aide à la mémorisation et même à la technique. En effet le chant Trad. raconte une histoire. Je leur dis que s'ils sont vraiment dans l'histoire qu'ils portent, s'ils ont le sentiment de raconter quelque chose, alors ça va les aider à trouver les respirations, une pose de voix. Finalement, on est obligé de parler beaucoup du texte et également de la formation de ces textes. Souvent les personnes qui ne connaissent pas du tout le répertoire de musique traditionnelle sont étonnés par la présence très fréquente de clichés tels que "de bon matin, par un beau matin ..." ou "le prend par sa main blanchee"... , alors je suis obligée de leur parler de la formation de ces textes : comment ils se sont élaborés, ce que l'on en a fait.
Pour moi, c'est très important et le rapport au texte constitue une bonne partie de l'enseignement. Le directeur du Conservatoire, qui a assisté à un examen l'an dernier, en a été surpris et m'a dit que finalement la puissance de la voix n'avait pas forcément d'importance mais que le texte était beaucoup plus fort. On est dans une situation inverse du chant classique où la voix passe avant tout même si l'on ne comprend pas le texte.
CMTRA : Puisque le temps d'enseignement est intégré dans l'enseignement général musical de l'Ecole Nationale de Musique de Châteauroux, quel rapport existe-t-il entre les enseignements de musique traditionnelle et plus particulièrement le chant et les autres disciplines présentes dans l'école, les autres professeurs et le directeur ?
S.P. : Les rapports mettent toujours très longtemps à s'établir parce que ce sont des mondes complètement différents.
Les rapports avec la direction se passent bien. Je crois que nous avons toujours eu la chance d'avoir des directeurs musiciens et assez ouverts. C'est grâce au précédent directeur si les cours de chant ont ouvert, d'une part parce qu'il y avait des demandes et d'autre part parce qu'il avait écouté "Roulez Fillettes", qu'il avait aimé et qu'il avait fait confiance.
Les rapports avec les autres professeurs passent d'abord par un rapport humain. Pour l'instant, il n'y a pas énormément de rapport avec la classe de chant, il y en aurait davantage avec des classes d'instruments.
Cependant il y a un gros projet soutenu par le nouveau directeur et proposé par W. Soulette qui est de faire travailler plusieurs classes de l'Ecole de Musique sur un répertoire de musique traditionnelle écrit, "Barbillat et Touraine", et de demander à des musiciens classiques, à la batterie fanfare, au département jazz de faire des arrangements et des interprétations sur un même répertoire. Apparemment ce qui les intéresse beaucoup c'est plutôt l'oralité. Ils sont demandeurs de travail par oralité étant donné que ce n'est pas dans leur formation. Ce projet va être piloté par le département de musique traditionnelle.
CMTRA : Quels sont les rapports avec le professeur de formation musicale qui est celui qui a une activité transversale dans le Conservatoire ? Avez-vous des collaborations ensemble ?
S.P. : Ici, il y a plusieurs professeurs de formation musicale et comme dans toutes les Ecoles de Musique, je crois que la formation musicale pose question. Je sais que l'on avait demandé à Willy Soulette d'intervenir dans certaines classes pour présenter des instruments. Cependant nous ne pouvons pas dire que nous avons une part importante dans les classes de formation musicale pour l'instant. C'est davantage certains professeurs d'instruments qui demandent à ce qu'on les aide à faire du travail par oralité, à écouter parce que disent-ils leurs élèves ne savent pas travailler sans partition, ne savent pas improviser ou varier. Les cuivres nous ont demandé récemment de venir les aider à faire de l'écoute, de l'interprétation et de l'improvisation.
Pour finir, je parlerai d'une initiative commune à l'Ecole de Musique et au Centre de Musiques Traditionnelles : nous allons faire venir cette année Tran Quang Haï pour parler du son diphonique, des modes. Nous allons y intégrer la classe de chant classique, la chorale du Conservatoire et l'ensemble polyphonique Oratorio qui travaille au Conservatoire.
Quelques statistiques pour 96/97
Effectif total de l'Ecole Nationale de Musique de Châteauroux :
892 élèves
Effectif en Musique Traditionnelle = 8 % de l'effectif total soit :
* Vielle : 18 soit 2 %
* Cornemuse : 10 soit 0,9 %
* Violon : 6 soit 0,6 %
* Chant : 7 soit 0,7 %
* Danse : 40 soit 4 %