Fabrication de la vielle à roue
Entretien avec Jean-Luc Bleton
CMTRA : Jean-Luc Bleton, depuis combien de temps es-tu facteur de vielle à roue ?
Jean-Luc Bleton : Depuis que j'ai signé mon premier instrument : depuis 1972.
CMTRA : Quel est le principe de fonctionnement de la vielle à roue ?
J.L.B. : C'est une boite appelée caisse de résonance, comme tout instrument à cordes - parce que c'est un instrument à cordes - sur lequel on vient fixer une roue qui tourne autour d'un axe et qui est animée par une poignée ainsi qu'une manivelle. Après on ferme cette boite avec une pièce de bois appelée table d'harmonie, c'est elle qui va amplifier la vibration des cordes. Sur cette table et cette boite fermées, on va mettre un clavier, un plumier c'est-à-dire une autre petite boite dans lequel il y a les touches avec des sautereaux. Ce sont des petites pièces de bois qui viennent en contact sur les cordes par l'intermédiaire des touches et qui raccourcissent la longueur vibrante de la corde. Plus la corde est courte et plus elle fait une note aiguë. A l'extrémité, on met une tête caractéristique sur les vielles traditionnelles, c'est une tête sculptée sur laquelle il y a des chevilles pour pouvoir accorder les cordes. On met six cordes et on joue. Ces cordes constituent un orchestre, c'est-à-dire qu'une fois que l'on a monté les cordes, on a un accompagnement qui est fait par les bourdons, une section rythmique faite par le chien et une mélodie faite par les chanterelles.
Un chien est une petite pièce de bois vibrante qui va venir frapper la table et qui est actionnée par des mouvements de manivelle, des percussions faites par le poignet du musicien, en rythme avec la mélodie. C'est vraiment une percussion que domine entièrement le musicien et qui vient souligner effectivement le chant qui est joué à la main gauche sur le clavier.
La vielle à roue est un instrument qui paraît compliqué, mais il y a un côté extraordinaire aussi. C'est justement parce que cela paraît compliqué que cela m'a attiré. On ne comprend pas tout de suite, il y a quelque chose à découvrir. C'est vrai que c'est assez complexe mais le principe est très simple : c'est le principe du violon et au lieu de mettre les doigts pour faire les notes, il y a un clavier, et à la place d'un archet dans la main droite, on a une roue. Cependant en plus d'avoir un seul violon pour la mélodie, des violoncelles, alto, contrebasse qui vont nous faire un contre-chant, et une section rythmique. Ce sont toutes ces choses-là qui font paraître l'instrument complexe et justement complet. C'est très séduisant !
Cet instrument a une histoire un peu particulière : c'est quelque chose qui s'est emboîté avec différents éléments empruntés à droite et à gauche et ensuite mis sur un seul instrument. Le principe de la corde frottée était connu depuis très longtemps. On peut imaginer par exemple que cela nous vient des pays d'Asie. On s'est rendu compte qu'une simple mélodie avait besoin d'un soutien.
Puisqu'on avait une roue qui nous faisait un son continu, l'idée est venue de mettre quelques cordes en plus, après on a essayé une percussion et au fur et à mesure de ces évolutions musicales, de possibilités musicales, l'architecture est venue en parallèle. La conception est toujours restée la même. Comme c'est un instrument à cordes, pour entendre les vibrations des cordes, il a fallu des chevalets, ces pièces de bois qui servent de pont (bridge en anglais) entre la vibration de la corde et la table d'harmonie, table d'harmonie qui va augmenter le son. Il nous faut aussi une caisse de résonance.
Celle-ci a eu des formes complètement différentes : au départ, c'était quelque chose d'assez sommaire avec un style "boite à chaussures" puis l'on s'est rendu compte que l'on pouvait faire des choses plus ergonomiques. Le grand bouleversement par rapport à ces instruments a eu lieu au XVIIIe siècle. Il y avait des luthiers qui vivaient de cela comme des artisans mais qui étaient aussi de géniaux inventeurs. Ils ont décidé d'alléger l'instrument. A cette époque, ils fabriquaient des luths et des guitares et ils ont donc commencé à monter des vielles sur des caisses de guitare. Ils se sont rendus compte qu'en mettant une caisse un peu plus grande, le son était plus feutré avec beaucoup plus de basse, un peu plus de puissance et ils ont utilisé des caisses de luth. Voilà comment est née la vielle traditionnelle, celle que l'on connaît encore aujourd'hui dans nos images d'Épinal.
En France, on en trouve un peu partout ; d'après ce que je connais des histoires de fabriquants, lorsque j'ai un instrument ancien dans les mains, je regarde qui l'a fait, éventuellement je recherche qui a pu le faire. On se rend compte qu'un peu partout, dans toutes les régions, il y avait des fabriquants et forcément des utilisateurs. Il ne faut pas oublier qu'à partir du moment où il y a un fabriquant, il y a une multitude d'utilisateurs autour de lui. On peut trouver en France différentes formes de vielles.
CMTRA : Qu'en est-il en Bresse ?
J.L.B. : J'ai fait une expertise, il y a quelques années, d'une collection de vielles qui avait été donnée au Musée de Bourg-en-Bresse. Il y a des choses assez extraordinaires que l'on trouve assez rarement ailleurs. C'est une des particularités parce qu'en Bresse, il y avait des luthiers mais surtout des personnes qui n'avaient pas une formation de métier et qui ont apporté leur propre vision : c'est cela le côté précieux de ces instruments. Au départ, ils sont certainement partis d'une idée un peu farfelue. Par exemple, quelqu'un qui a des origines paysannes sait comment mener un cheval avec une charrue, quand il est charmé par l'instrument qu'est la vielle à roue, il va avoir sa propre vision de la conception et de la réalisation de l'instrument. Des choses uniques ont donc été réalisées au niveau fonctionnel et au niveau esthétisque.
Il y a des têtes très belles sur des instruments très caractéristiques de cette région-là, d'où la richesse. Au niveau de l'art populaire, c'est fabuleux !
La conception interne de la caisse a une énorme incidence sur la sonorité et chacun a créé plus ou moins sa sonorité. Il y a des instruments qui sont très différents dans la même région, d'un facteur à l'autre. En effet, ils ne copiaient pas au millimètre près les instruments faits au XVIIIe siècle avec les mêmes épaisseurs de bois, les mêmes essences ; eux ont inventé des choses et une multitude de sons aussi parce qu'ils étaient nombreux, chacun faisant un peu ce qu'il voulait.
CMTRA : La lutherie traditionnelle telle que l'on peut la rencontrer à Jenzat a-t-elle figé l'instrument un peu comme les instruments classiques ou cet instrument est-il ouvert encore à des évolutions ?
J.L.B. : C'est un petit peu mon cheval de bataille. La musique traditionnelle d'aujourd'hui est issue du collectage. La musique est forcément liée aux instruments qui la produisent et l'on a essayé aussi de sauver l'instrument. La lutherie de Jenzat découlait des instruments "inventés" au XVIII ème siècle et ils ont été repris pendant de très nombreuses années tels quels. Beaucoup d'instruments ont été copiés en se disant que c'est un instrument fini.
La première chose que j'ai cherchée dans un instrument, ce n'est pas du tout l'esthétique mais le son : ce qui m'a permis de modifier l'instrument traditionnel. En effet, je suis parti de l'instrument traditionnel car il fallait une référence, en plus de la beauté de l'instrument il y avait le son.
Il y avait une vielle de Jenzat : c'était la Pimpart de D. Regeff qui avait un son extraordinaire. Au début où j'ai fait mes instruments de musique, j'ai pendant très longtemps recherché ce son-là. Il m'est apparu petit à petit des aberrations au niveau de l'architecture de l'instrument. Lorsque l'on dit que l'on prend une caisse de luth pour en faire une vielle, il peut y avoir une aberration quelque part. Quand on prend une caisse de guitare et que l'on en fait une vielle, on peut effectivement revoir la conception de la caisse et c'est ce que j'ai fait. La première évolution toujours dans la recherche du son s'est faite au niveau de l'architecture de l'instrument. Cela m'a permis de faire un instrument plus petit, aussi puissant et avec un timbre chaleureux. A cette époque-là, j'ai eu la chance que cela plaise aux gens : c'est comme cela que j'ai commencé dans le métier et ça ne s'est jamais arrêté. Actuellement, j'ai tellement évolué que l'instrument n'a plus rien à voir avec l'instrument traditionnel.
CMTRA : Qu'est-ce qui a évolué ?
J.L.B. : Avec une vielle, le musicien revient régulièrement et l'on voit vieillir l'instrument.
Il y a quelques années, j'ai fait un bilan de tout ce qui fonctionnait sur mes instruments et de tout ce qui ne fonctionnait pas, des difficultés qu'avait le musicien à appréhender son instrument : on a appelé ça pendant très longtemps l'instrument du diable ! Je pense que c'est resté encore l'instrument du diable parce qu' "il faut bien s'y prendre une demi-heure, trois-quarts d'heure avant pour pouvoir jouer sur un instrument faux".
J'ai donc pris chaque détail technique de l'instrument et j'ai essayé de trouver la solution sur chaque problème technique. Ensuite, avec toutes ces solutions, j'ai rebâti un instrument de musique qui n'a plus rien à voir. Par exemple, normalement, un instrument traditionnel s'accorde avec des chevilles en bois dont la fiabilité dans le temps n'est pas bonne car il y a énormément de tension sur la corde et la meilleure solution que j'ai trouvée jusqu'à présent ce sont les mécaniques. Il a fallu concevoir l'instrument de telle façon que les mécaniques tombent au bon endroit pour pouvoir tendre les cordes. On voit que la crosse, par exemple, ne ressemble absolument pas à une tête traditionnelle sur mes instruments parce qu'au niveau de l'architecture, j'ai été obligé d'inventer quelque chose de complètement neuf par rapport à cette solution technique.
J'ai parlé des mécaniques, c'est la même démarche pour le maintien de l'instrument. Le côté ergonomique doit être très important. Il faut que le contact de l'objet avec le corps puisse fonctionner. Comme c'est un instrument traditionnel assez gros, rond, qui se tient mal : quand on joue debout, il ne tient pas. La forme extérieure de l'instrument a donc été aussi modifiée.
CMTRA : Y-a-t-il des ajouts que tu as pu faire à l'instrument qui ouvrent des possibilités d'expression musicale qui n'étaient pas connues jusqu'à ce que tu les adoptes ?
J.L.B. : C'est relativement récent. La première expérience que j'ai pu faire par rapport à ces choses-là, c'est sur une vielle de Pierre Imbert qui a été faite je crois il y a sept ou huit ans maintenant. Il y avait par exemple des systèmes de capodastres sur les cordes (je ne dis pas que les capodastres n'ont jamais été faits, dès le XVIII ème siècle, il y en avait sur les chiens) mais un système de capodastres multiples c'est-à-dire que je pourrais avoir un bourdon très long et avoir plusieurs notes sur le même bourdon. J'ai appliqué ce système sur mes nouveaux instruments de musique et cela fonctionne très bien.
J'ai fait un clavier qui supprimait absolument tous les bruits : c'est de la recherche pure qui ne fait absolument pas gagner d'argent ! Pour l'instant, c'est en attente mais je ne désespère pas de faire quelque chose de parfait dans tous les sens, c'est-à-dire que ça ne fasse aucun bruit et aucune altération au niveau du son.
CMTRA : Qu'en est-il du mariage des technologies modernes qui utilisent l'électricité avec l'univers acoustique traditionnel ?
J.L.B. : On peut faire un instrument uniquement électrique et passer ensuite par des amplis ou une sono, mettre toutes les boites possibles et imaginables, faire un clavier midi, attaquer un échantillonneur, un synthé, ce que l'on veut. Techniquement tout est possible et cela fonctionne bien. L'instrument peut rentrer dans ce troisième millénaire sans problème !
CMTRA : Quand tu démarres la fabrication d'un instrument, ce n'est pas seulement pour le plaisir de fabriquer un instrument, c'est certainement pour autre chose ?
J.L.B. : Quand j'ai entendu une vielle sonner, il n'y a pas eu de décalages entre l'image et le son. Tout correspondait. Au niveau de la création, c'est un peu cela : on imagine une chose qui doit venir s'emboîter dans une autre. Si ces deux choses-là ne collent pas, ce n'est pas la peine d'insister et il faut chercher ailleurs. Si cela va ensemble, c'est impeccable.
Lorsque la conception technique, l'ergonomie et le son viennent s'emboîter, cela fait quelque chose de cohérent et de beau.