Chansons populaires recueillies dans les Alpes françaises (Savoie et D
Toute l'équipe du Centre de Musiques Traditionnelles Rhône-Alpes est heureuse de vous présenter le CD “Chansons populaires recueillies dans les Alpes françaises, Savoie et Dauphiné”. Les quinze chants interprétés sont tirés de la collecte réalisée entre 1885 et 1900 par Julien Tiersot, publiée en 1903 et qui rassemble 227 chansons. Les mélodies, sélectionnées par le CMTRA, ont été confiées spécialement à 36 arrangeurs, chanteurs et instrumentistes réputés pour leur intérêt pour le chant traditionnel, et qui résident sur le vaste territoire concerné par la collecte. Ces musiciens travaillent depuis longtemps à la valorisation des patrimoines musicaux dans les départements de Savoie, Haute-Savoie, mais également en Isère, Val d'Aoste et dans les Hautes-Alpes.
Cet enregistrement est le résultat de deux années et demie de conception des arrangements, de travail musical, d'enregistrement, de recherche iconographique et de réalisation, sous la responsabilité musicale d'Évelyne Girardon, au service d'un patrimoine d'une qualité exceptionnelle.
Réinterpréter les mélodies collectées par Julien Tiersot
Se plonger dans un recueil de chansons populaires comme celui de Julien Tiersot est une aventure artistique tout à fait passionnante et créative. L'intérêt est multiple : c'est d'abord recevoir un monde très particulier qui inclut la vision toute personnelle du collecteur face à cette forme musicale, son filtre incontournable (choix des thèmes, oreille, interprétation, regard), les chanteurs qui l'ont pratiquée, l'époque de la collecte. C'est avant tout la rencontre avec une personne qui a pris la responsabilité de noter (tradition écrite) une tradition orale, avec tout ce que cela comporte comme failles, oublis, compromis, censures et inquiétudes face à la pauvreté de la notation musicale pour exprimer la totalité de ce qui fait la caractéristique (musicale mais aussi vocale) de cette musique. On peut citer à ce sujet les collecteurs du Bas Berry, Barbillat et Touraine (1912)
Nous nous excusons humblement auprès de nos lecteurs de n'avoir pu traduire avec les sept notes de la gamme, même affublées de dièses et de bémols, ces particularités (quarts, trois-quarts de ton, etc.) et de les avoir remplacées par ce qui nous a paru en être le plus approchant.
C'est aussi la rencontre avec le choix musical du collecteur. Pour ce qui concerne Julien Tiersot, celui-ci est très sûr car la richesse des mélodies notées présentent un véritable lexique d'ornementations et des versions musicales au phrasé inédit. On peut facilement faire des comparaisons avec les éditions des autres collecteurs “alpins”.
Le chanteur d'aujourd'hui peut trouver, dans le travail de Julien Tiersot, la matière à développer sa voix et son imaginaire.
L'imaginaire : voilà toute l'affaire !
L'arrivée du magnétophone a tout changé. Nous pouvons aujourd'hui entendre des exemples directs et concrets sur la manière de chanter, les variations, l'ornementation, l'implication personnelle du chanteur dans l'interprétation.
Cette réalité aurait pu refermer les recueils sur cette constatation : le contenu n'est que le squelette de ce qui a été entendu, filtré et sans doute distordu par l'oreille toute savante du collecteur. Il semblerait donc aux esprits pressés qu'il faille en rester là et laisser aux “chercheurs spécialistes” ces précieux (mais poussiéreux) témoignages pour se tourner vers la “création contemporaine” ou la “ré-invention”.
Quelle erreur et quel manque d'appétit !
Sortir les chansons des recueils exige, bien sûr, une connaissance de terrain de cet espace musical : il ne s'agit pas de s'en tenir au déchiffrage de la partition et comme pour tout autre style, il faut en connaître les caractéristiques, sinon le risque est grand d'affadir, d'uniformiser, et surtout de ne présenter que le “squelette” de ce qui a été (ou de ce qu'on imagine avoir été). D'autre part, la chanson du recueil n'est pas “ce trésor authentique” auquel il ne faut pas toucher, tout au contraire c'est un formidable espace de liberté pour le musicien.
Il semble, après expérience, que face à un collectage enregistré, la relation affective (surtout si celui qui va utiliser le répertoire est celui qui l'a collecté) rende moins facile la réinterprétation immédiate, car on a toujours l'exemple que l'on peut réécouter et à l'esprit la personne rencontrée, son histoire, l'aventure qui a produit le collectage. En ce qui concerne les textes, l'imaginaire peut les labourer inlassablement et y trouver tout ce que l'appétit d'aujourd'hui souhaite exprimer.
Je me souviens d'une soirée ou plusieurs chanteurs (chanteuses), ouvrant le recueil sur les chants des Alpes de Julien Tiersot, avaient sélectionné chacun ce qu'ils considéraient comme l'une des plus belles chansons du livre. Étaient présents René Zosso, Sylvie Geniaux, Patrice Combey...
Le résultat a été plus qu'intéressant car les choix, bien sûr, ont dessiné l'identité musicale de chacun. S'en est suivie une discussion sans fin sur les relations musique-texte, puis sur le sens de ces textes, et sur la manière de réinterpréter ces chansons, belle preuve du fort pouvoir d'évocation de ce répertoire.
Nous retrouverons les musiciens cités plus haut, avec d'autres, dans l'enregistrement de l'Atlas Sonore 18. Mais il est une autre chose plus subtile et émouvante encore : chaque voix au timbre particulier, puisque personnel, apporte une lecture unique du contenu de ces chansons.
À nous tous la liberté de les reprendre, de les chanter, et d'ajouter ainsi une autre couleur à ce répertoire !
Évelyne Girardon.
Julien Tiersot et la chanson populaire
Dans la préface de son ouvrage Chansons Populaires recueillies dans les Alpes Françaises (Savoie et Dauphiné), Julien Tiersot, en musicologue impliqué dans le débat sur la nature des mélodies et chansons traditionnelles, nous livre ses questionnements personnels. N'oublions pas qu'à l'époque où il écrit ces lignes, soit 1903, les régions de France font déjà l'objet de collectes depuis un siècle. Les débats sur l'origine savante ou populaire des répertoires ont été largement ouverts, et bien des a priori ont déjà été levés. Il reste néanmoins de nombreuses questions sans réponse, et Tiersot va faire preuve d'intuition dans les hypothèses qu'il formule.
« Fréquemment, ai-je dit, j'ai trouvé des variantes nombreuses d'une même chanson. Je puis assurer que jamais toutes ces variantes ne se chantaient sur le même air, même que jamais deux ne se sont trouvées absolument identiques au point de vue musical. C'est que la mélodie, bien plus encore que la poésie, est chose fluide et impalpable. Sous la plus légère influence, elle se transforme radicalement : une simple altération à la tonalité ou au mouvement peut lui donner une physionomie si nouvelle que l'analyse la plus subtile se trouve parfois impuissante à en dégager la substance primitive. Le peuple est un admirable symphoniste, par l'art incomparable avec lequel il sait varier ses thèmes et leur donner tour à tour des expressions diverses. Au fond, les mélodies populaires, comme les poésies, pourraient être réduites à un nombre de types relativement restreint ; mais, en raison de la moindre précision de la matière, il serait plus difficile encore de déterminer ces thèmes générateurs. Combien pourtant il serait intéressant de surprendre à travers ces modifications incessantes le secret de la participation du peuple à l'élaboration musicale des chansons, dire en quels cas il s'est borné à transformer des mélodies préexistantes, en quels autres il en a créé de nouvelles, soit sur des vers nouveaux, soit sur d'anciennes paroles, comme tels compositeurs ont remis en musique certaines poésies favorites de Victor Hugo, ou de Goethe, ou de Métastase, que d'autres avaient traitées avant eux! Ici encore il nous faut dire que ce n'est pas le lieu de traiter une question si obscure. Bornons nous donc à constater que si parfois, entre les variantes d'une même chanson recueillie sur différents points, il m'a été possible de distinguer un type mélodique commun, plus souvent encore, même ce type retrouvé et adopté, il restait d'autres formes, très différentes et parfois fort heureuses.
Il était impossible de surcharger outre mesure ce livre de notations : plus de deux cent cinquante airs notés sont plus que suffisants pour faire connaître le génie musical propre aux habitants des régions alpestres; mais je n'ai pris aucun parti absolu à cet égard, si ce n'est celui de m'inspirer des circonstances, de façon que, lorsqu'elles m'ont paru l'exiger, j'ai pu donner pour un seul et même morceau la transcription de plusieurs mélodies.
J'ai aussi, très discrètement, fait suivre les notations qui se sont trouvé particulièrement intéressantes, de commentaires concernant la tonalité, les formes rythmiques, et toutes autres particularités caractéristiques de la mélodie populaire.
Afin de mettre en relief les qualités inhérentes à certains chants, je me suis permis d'en harmoniser un très petit nombre -cela d'ailleurs à titre tout exceptionnel- et sans pour cela omettre de les conserver à leur place dans leur primitive nudité.
La généralité de ces airs apparaîtra peut-être un peu monotone: ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on a reconnu que l'accent de la mélodie populaire est essentiellement mélancolique, et nos chansons alpestres ne failliront pas à la règle. Du moins ont-elles, en leur rusticité, le charme pénétrant dont est imprégné tout ce qui émane directement de la nature, et, dans l'ensemble, elles donneront une idée très fidèle de la Chanson populaire française.
Les vallées alpestres resteront sans doute silencieuses, et bientôt peut-être le souvenir des chants d'autrefois en aura disparu. Qu'au moins ce livre en rappelle la mémoire aux temps à venir, et dise ce qu'ont été ces chansons, qui, pendant des siècles, furent pour les humbles une source de consolation et de réconfort, et la seule jouissance d'art qu'ils aient jamais connue. »
Julien Tiersot
Chansons Populaires recueillies dans les Alpes Françaises (Savoie et Dauphiné),
Laffite Reprints, 1979. Réimpression de l'édition de 1903
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