Entretien avec Catherine Foret, sociologue.
CMTRA : Catherine Foret, vous réalisez une mission au niveau de l'agglomération lyonnaise qui consiste à répertorier et analyser des actions concernant la mémoire des populations. Quels en sont les enjeux ?
Catherine Foret : En tant que sociologue indépendante, je travaille sur le sujet de la ville depuis une vingtaine d'années, pour diverses institutions publiques. C'est la DRAC Rhône-Alpes et le Centre de Ressources DSU qui m'ont confié cette mission, qui consistait à préparer un “programme de recherches territorialisées” à l'échelle de l'agglomération lyonnaise. Il s'agit d'une démarche initiée au niveau national par le Ministère de la Culture et de la Communication, qui vise à favoriser la commande de recherches en sciences humaines par les collectivités locales. La Ville de Lyon, le Grand Lyon et éventuellement d'autres villes de l'agglomération, pourraient ainsi engager des financements conjoints avec l'État pour faire travailler des chercheurs sur ce qui fait enjeu sur leur territoire. Un comité de pilotage réuni autour de la DRAC a souhaité que ce programme, qui devrait être lancé fin 2004 ou début 2005, porte sur la question des mémoires des populations dans la ville.
Mon travail s'est déroulé en trois étapes. Il s'agissait d'abord de réaliser un inventaire des recherches (en histoire, géographie, sociologie, ethnologie...) menées sur la question du peuplement de l'agglomération, à travers les différentes vagues migratoires, rurales et étrangères, qui se sont succédées depuis le début du XXème siècle. Cette première phase a permis d'inventorier plusieurs centaines de documents produits par des chercheurs ou des étudiants, documents qui sont actuellement stockés dans les armoires des universités et des centres de recherches. Ils décrivent de manière très intéressante la naissance de l'agglomération, l'histoire de l'arrivée des populations dans la ville, en lien avec les premières industries ; comment les différents groupes et familles se sont installés, ont bougé dans l'agglomération, ont constitué des identités territoriales ; comment se sont organisées les différenciations entre l'Est et l'Ouest de l'agglomération, avec des secteurs successivement valorisés, dévalorisés revalorisés... Cet inventaire n'est pas achevé, il se présente encore comme un document de travail, mais l'objectif est à terme de le rendre public.
La deuxième phase de ma mission consistait à analyser un certain nombre d'actions me-nées dans l'agglomération autour de la mémoire des lieux et des populations, par des associations, des villes ou différents types d'acteurs : chefs de projets, enseignants, écrivains publics, artistes...
Actuellement, la mémoire fait l'objet d'un véritable engouement. Avez-vous observé une réelle multiplication des opérations mémorielles ?
Ce qui est nouveau, c'est que l'objet “mémoires” devient un thème d'action publique. Les individus et les populations en effet mènent spontanément, depuis toujours, un travail de remémoration, d'entretien de leur mémoire, avec des objectifs de transmission intergénérationnelle. Ce travail, qui prend différentes formes, se réalise aussi en milieu urbain et il est peut-être encore plus vivace pour les populations qui ont vécu l'exil. Quoique ce dernier point demeure à mon sens une question, qui pourrait constituer un véritable sujet de recherche : est-ce que la situation d'exil entraîne une “perte de mémoire”, celle-ci étant alors moins transmise d'une génération à l'autre ? Ou au contraire, l'exil incite-il les personnes concernées à accorder plus d'importance que d'autres à leur mémoire, comme un bagage auquel se raccrocher ? Quand on est loin de son pays, qu'on a vécu l'arrachement à son cadre familial ou culturel originel, il est peut-être plus important de transmettre les mémoires des générations précédentes que lorsqu'on est resté ancré sur le territoire de son enfance. Une question qui concerne presque tout le monde aujourd'hui, compte tenu de l'accroissement des mobilités résidentielles et économiques, au double niveau national et international.
Ceci dit, on constate depuis quelques années une multiplication des “actions” menées autour de cette question : la mémoire n'est plus seulement un travail de la société sur elle-même, elle devient l'objet d'interventions sociales ou culturelles, encouragées et financées par les pouvoirs publics, que ce soit dans le cadre des politiques culturelles ou dans celui de la politique de la ville. C'est le cas en particulier sur les sites de la “géographie prioritaire” des contrats de ville, dans des secteurs d'habitat populaire où ont lieu des opérations de réhabilitation ou de démolition.
Ce qui a changé, c'est donc que de l'argent public est aujourd'hui mis à disposition pour ces travaux de mémoire. Des associations, qui menaient bénévolement ce genre d'activités depuis des années se voient aujourd'hui encouragées. Et de nouveaux projets sont aidés par les pouvoirs publics.
Quels sont les enjeux et les problèmes que soulèvent cette multiplication des projets mémoriels et l'engagement des pouvoirs publics sur ces questions ?
Ce qui pose problème à mon sens, c'est l'effet d'entraînement ou d'accélération qui résulte de cet intérêt public pour la mémoire et de la relative disponibilité de financements qui l'accompagne. Comme auparavant la “participation des habitants” ou “l'insertion”, la mémoire est devenue une sorte de “mot magique”, que l'on retrouve dans de très nombreux projets socio-culturels. De plus en plus de groupes abordent cette question, sans avoir forcément réfléchi à ce qu'est la mémoire par rapport à l'histoire, aux conflits, aux douleurs que la remémoration publique peut soulever... Or, c'est un domaine très complexe. Et je me suis aperçue qu'il posait assez vite problème aux travailleurs sociaux, aux artistes, aux chefs de projets mobilisés sur ces actions. La mémoire est en effet un mot, ou un objet, qui permet d'entrer aisément en relation avec la population, notamment avec les anciens : il est assez facile de faire parler les gens, de mener des entretiens à partir de la clef “mémoires”.
Ce qui est beaucoup plus délicat, c'est de savoir quoi faire de ces mémoires, lorsqu'on se rend compte que ce qui est raconté n'est pas l'histoire, mais “une” histoire, sans doute pleine de “blancs”, de trous, d'oublis... Une histoire qui peut être enjolivée ou noircie, délibérément ou non, et dont la remémoration suscite souvent beaucoup d'émotion. D'où les questions que se posent certains professionnels : « Que sommes-nous en train de faire ? Sommes-nous dans le juste en activant ainsi les souvenirs des gens ? Est-ce qu'on n'est pas en train de remuer des choses douloureuses ? ». Ils se demandent alors comment interpréter les récits, comment penser les conditions de recueil et d'analyse critique des témoignages. Mais j'ai aussi rencontré des acteurs qui ne se posent pas ce genre de questions, qui ont tendance à mettre en scène ou à publier tel ou tel témoignage sans véritable recul critique.
C'est cela qui m'a profondément interpellée. Le fait de recueillir la mémoire d'un individu ou d'un groupe de population, de mettre celle-ci en forme à travers un support susceptible d'acquérir une recon-naissance officielle (par exemple un livre préfacé par le maire de Lyon, ou un film appelé à entrer au musée...) et enfin de présenter ce genre d'ouvrage comme “l'histoire” du quartier ou de la ville, pose sérieusement problème à mon avis. D'ailleurs, certaines de ces démarches suscitent des réactions de la part de groupes de la population qui ne se reconnaissent pas dans cette version-là de l'histoire, ou qui considèrent avoir été oubliés : « Nous, on n'est pas là-dedans, on ne se reconnaît pas ! ». Si des débats sont possibles, tout va bien ; sinon, c'est une nouvelle forme de domination culturelle qui se met en place.
Les actions que j'ai pu observer posent une autre question, d'échelle cette fois-ci. Le travail des mémoires mené actuellement dans l'agglomération, avec la bénédiction des politiques publiques, se réalise en effet la plupart du temps à l'échelle de quartiers ou de communautés ethniques : on recueille les mémoires de la Croix-Rousse, de la Duchère, des Arméniens de Décines... Au mieux, on va travailler sur une commune (Villeurbanne, par exemple). La plupart des porteurs de projet, soit parce qu'ils n'ont pas les moyens - parce que les modalités de financement les empêchent de dépasser cette échelle-là -, soit parce qu'ils conçoivent “naturellement” leur action de manière territorialisée, n'arrivent pas à travailler à l'échelle de l'agglomération, alors que ce serait vraiment l'échelle pertinente. Le quartier ou l'origine ethnique sont certes des références fortes des identités individuelles et collectives, mais ce ne sont pas les seules.
On sait bien qu'un certain nombre de gens sont arrivés de manière forcée sur leur lieu de résidence et ne peuvent pas en sortir, captifs qu'ils sont des logiques de peuplement de l'habitat social ; pour autant, ils ont une vie en dehors du “quartier”. Et on sait aussi que nombre de familles, arrivées dans l'agglomération à Oullins ou à Rillieux, ont ensuite déménagé dans le 8ème arrondissement de Lyon ou à Bron, avant d'aller s'installer à Corbas ou à Caluire. Il faut faire attention de ne pas renforcer, par le travail de mémoire, certaines visions réductrices de l'identité ou du rapport à la cité, de ne pas enfermer les gens dans leur petit territoire de résidence. Je trouve dangereux de s'en tenir à ces dimensions dans le recueil des mémoires au moment où, dans ce pays, on dit : « Attention au communautarisme, à la ségrégation... ».
Est-ce que cette pensée territorialisée à l'extrême, héritière de fonctionnements adminitratifs très anciens, qui ont généré des décisions graves pour les populations, ne cherche pas à s'auto-justifier, ou est en quête d'une rédemption de la part des « indigènes » là où on les a assignés à résidence?
J'ai constaté, et cela m'a surprise parce que je pensais qu'on avait dépassé cette phase-là, que cette représentation du quartier est encore très prégnante, notamment chez les acteurs de cette frange de classes moyennes qui intervient dans les quartiers populaires - dans les centres sociaux, les bibliothèques, les équipes des “projets de ville”, chez les élus locaux et dans certains milieux associatifs. Il y a une nostalgie de ce que l'on appelle en sociologie le “quartier-village”, c'est-à-dire l'espace dans lequel l'ensemble des relations sociales, professionnelles, culturelles étaient réunies. Or, on sait que depuis près d'un demi-siècle, la grande ville a fait exploser ce mode de fonctionnement, en délocalisant l'emploi, en favorisant les mobilités de loisirs et les mobilités commerciales. Il est donc assez paradoxal que l'on cherche aujourd'hui à présenter certains quartiers populaires des années 60/70, qui ont été tant décriés, ces ensembles de logements sociaux marqués par un urbanisme en forme de tours et de barres, comme “de vrais quartiers”, dans lesquels on s'est enraciné, et où « tout le monde vit bien ensemble ». C'est en partie vrai, mais en partie seulement, ne serait-ce que parce que ces grands ensembles ont été d'emblée conçus à une échelle plus proche de celle de la ville que de celle du quartier. Ce sont des territoires qui suscitent de l'attachement de la part de certains de leurs habitants, mais sur un mode beaucoup plus complexe que les anciennes cités ouvrières, par exemple.
Cette “idéologie du quartier” est aujourd'hui renforcée par celle de la “mixité sociale”, au cœur de la politique de la ville depuis le début des années 90. Et on les voit toutes deux à l'œuvre dans les travaux sur les mémoires, au moment où les opérations de renouvellement urbain battent leur plein, où l'on détruit des centaines, des milliers de logements sociaux. Sur certains sites, où des démolitions sont programmées de manière massive, les actions de mémoire se multiplient, un peu comme si c'était le “pansement” qui allait pouvoir atténuer la douleur du départ, ou la violence de la démolition... Ce sont ces contradictions qui m'ont véritablement choquée.
On va recueillir les souvenirs des habitants au moment même où ceux-ci vont être délogés. J'ai même entendu dire que cela permettrait la transmission d'une mémoire des lieux aux nouveaux citadins qui viendront s'installer là, les ménages aisés que l'on souhaite attirer dans les résidences construites par des promoteurs privés, pour remplacer, au nom de la mixité sociale, les habitants des HLM relogés ailleurs ou envoyés directement en maison de retraite. Je trouve qu'il y a là un cynisme incroyable ! La vraie question c'est « Pourquoi est-ce qu'on recueille la mémoire ? », qu'est-ce que cela dit de l'évolution de notre société, de notre manière de penser le présent et l'avenir de la cité.
N'y a-t-il pas matière à réfléchir à cette logique technocratique qui prend sa vraie dimension dans l'urbanisme à grande échelle et parallèlement génère des actions mémorielles de proximité qui seraient des alibis ?
Oui, je pense qu'il faut absolument s'interroger là-dessus. Les artistes, les enseignants, les professionnels et les habitants qui acceptent de participer à ces actions doivent se demander pourquoi on s'intéresse à ces mémoires citadines et qu'est-ce qu'on va en faire. N'est-ce pas une manière d'adoucir les changements, d'euphémiser, “d'accompagner” des logiques urbaines dures, voire d'étouffer les tensions ou les luttes sociales que celles-ci pourraient générer ? Certains des acteurs que j'ai rencontrés se posent ces questions et se demandent s'ils ne sont pas en train de participer, à travers ces travaux autour de la mémoire des lieux, à la “communication” des grands projets urbains. D'autres pensent que la mémoire, c'est important, qu'il ne faut pas la laisser se perdre, mais au contraire la recueillir à tout prix : « ça crée du lien social », ça permet de réaliser que finalement le passé c'était bien, les gens pleurent, ils sont contents de retrouver leurs souvenirs... Mais quelle réflexion politique y a-t-il derrière cela ?
Nous sommes tous, certes, l'instrument de pouvoirs qui nous dépassent. Mais si chacun, depuis sa position n'a pas un minimum de pensée politique, alors la ville ne pourra que se faire de manière technocratique. On a quand même quelques exemples qui montrent que cela peut se passer autrement, grâce à la mobilisation et à la réflexion collective, une réflexion dans laquelle tout le monde devrait pouvoir entrer. J'aime bien la notion “d'intelligence collective”. Et finalement, c'est un peu ça, l'idée de ce programme : que des chercheurs contribuent à faire émerger une réflexion partagée sur la métropole qui se construit sous nos yeux.
Propos recueillis par Y.E., J.B.
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