CMTRA : Commençons par les présentations…
Je m’appelle Thierry Orfelle, j’ai 36
ans et je suis d’origine réunionnaise. Je
suis venu en France à l’âge de 17 ans.
Quelques années plus tard, j’ai redécouvert
la musique de mon pays. J’ai
fait la connaissance d’un groupe de
maloya de Bourgoin Jallieu, Tropical
réunionnaise et ça m’a plu… Juste de
voir le gars taper sur les percussions ça
m’a fait vibrer, et ça m’a mis l’esprit
du maloya ! Je suis rentré dans ce
groupe en 1998 et j’allais répéter là-bas,
à Bourgoin, deux fois par
semaines avec la volonté de réussir à
jouer les instruments du maloya. Tout
est dans le moral, dans la main, dans la
force et dans l’oreille surtout, parce
qu’il n’y a pas d’école pour ce genre
d’instruments traditionnels. J’ai écouté
écouté, écouté des anciens groupes de
la Réunion, de ma ville (Saint-Pierre)
et je me suis enfermé tout seul dans ma
chambre pour apprendre à taper, pendant
des heures, sur un tabouret.
Ensuite je me suis mis à fabriquer des
instruments et notamment le roulèr car
c’est mon dieu. C’est un tonneau ou un
fût d’à peu près 40 cm de diamètre, sur
lequel tu mets une peau de vache tendue
par une ficelle. Quand on tape dessus
avec les mains, ça nous donne un
son grave, et juste à sa résonance t’as
le cœur qui bat. Quand on est sur le
roulèr, on est plus dans le monde. Une
fois qu’on sait jouer, on peut plus le
quitter parce que le son rentre dans le
corps. C’est très dur à apprendre mais
une fois que tu l’as, tu peux plus t’en
séparer.
En 1999, j’ai décidé de créer un
groupe à Lyon. J’ai réuni quelques
musiciens -on était 14 au départ- et on
jouait avec les instruments que je
fabriquais. J’ai commencé à écrire des
chansons aussi. Ce groupe s’appelait
Koulér Noute Péi (la couleur de notre
pays). On était tous très peu expérimentés
mais petit à petit on a appris.
En 2000, un groupe traditionnel de la
réunion est venu ici faire un Paille en
queue d’or (un concours musical).
Quand on les a vu jouer ça a déclenché
un truc en nous. C’est là qu’on a
décidé de vraiment nous initier à cette
musique, à aller prendre du son
ailleurs et à apprendre la bonne
manière de jouer. Ensuite on s’est
enfermé pendant 5 mois avant de monter
sur scène.
Marroner’, c’est la continuation de
Koulér Noute Péi. Il a vu le jour en
2003. Marroner’ ça signifie « nègre
marron » parce que le maloya touche
beaucoup à l’histoire de l’esclavage
et que tout ça est remonté en moi…
Dans ce groupe, on est deux à composer.
Patrice Saubert, il compose surtout
les paroles et moi la musique, la rythmique,
les breaks… Lui il raconte sa
vision de la vie et moi je rajoute un peu
mon vocabulaire… Ça fait de très
belles chansons ! Avec nos compositions,
on rend hommage aux anciens,
les rois du maloya comme Gramoun
Lélé, le Rwa Kaf, Danyèl Waro, Gramoun
Bébé, Firmin Viri… C’est grâce
à eux qu’aujourd’hui on peut encore
faire cette musique et c’est grâce à eux
que j’ai ça dans le cœur et, en étant
loin de mon pays, ça me remet en
action, « le sang y boue » comme on
dit chez nous. Quand on est sur scène
on est comme un volcan qui explose.
Ce sont des chants de contestation,
c’est ça ?
Oui, le maloya, était interdit jusqu’aux
années 80, donc quand on était petit et
qu’on écoutait ça, on comprenait pas
bien ce qu’il se passait, on entendait ça
dans des petits coins perdu, des trucs
comme ça… On n’avait pas le droit de
le jouer dans la rue alors, soit il fallait
aller chez Firmin Viri ou chez Danyèl
Waro ou, comme on dit chez nous,
dans les carreaux de bois, c’est-à-dire
dans la forêt. Si la police nous voyait,
on était enfermé, parce que c’est une
musique de révolte. Il a été autorisé
dans les années 80, quand François
Mitterrand a abolit la peine de mort.
Après, beaucoup de groupes se sont
formés et il y en a encore beaucoup
aujourd’hui.
Dans Marroner’, nos chants parlent à
90% des esclaves et notamment des
nègre-marrons, des femmes et de leur
condition, des parents et surtout de
notre mère. On parle aussi de la vie à
la Réunion et de la vie dans le monde.
Comment est composé le groupe
aujourd’hui ?
Comme tous les groupes, on a eu des
hauts et des bas, des gens qui sont partis
et d’autres restés. Le plus ancien
c’est Patrice Saubert au chant, au roulér
et au sati. Et puis il y a Keshia
Bonine aux choeurs et à la danse de
temps en temps, Marie-roseline Tibia
aux chœurs, Alain Emerentienne au
kayamb et au chœur, Patrice Ethéve
aux congas et moi, mon instrument
principal, c’est le roulér, je chante et je
joue du kayamb. On est tous des
réunionnais installés à Lyon.
Le sati, c’est une plaque en tôle sur
laquelle on tape avec des baguettes. Ça
donne le même son que les cymbales.
Le kayamb, qui accompagne le chant,
est fabriqué avec des tiges de canne
reliées avec de la ficelle ou clouées et
encadrés avec des tasseaux. Dedans on
met des grains de safran sauvage et ça
donne un son proche de celui du
coquillage à l’oreille… C’est le son du
rivage !
Il y a aussi le bobre, les brésiliens ils
appellent ça berimbau. Nous on le
fabrique avec un arc en bois, un câble
de frein de vélo et une calebasse attachée.
On tape dessus avec une petite
baguette et ça fait vibrer la calebasse.
Plus la calebasse est haute et plus le
son est tendu. Quand on entend le
bobre sonner, c’est comme si on entendait
quelqu’un qui hurlait la souffrance
de toute une journée, c’est une manière
de crier pour la liberté. Le maloya ça
met vraiment en transe en fait, si tu
repenses à tout ça… Tu te dis c’est pas
possible qu’il y ai eu ça dans le monde !
Tous ces instruments, il faut les faire
parler parce que les esclaves n’avaient
pas de moyens de s’exprimer autrement.
On joue aussi avec les tambours sacrés
ou tambours malbar, qui sont des tambours
de cérémonie des hindous de
chez nous, quand ils vont faire la
marche sur le feu. Beaucoup utilisent
ça dans le maloya parce que c’est une
façon de bénir la scène, les musiciens,
le public. Le fait de frapper avec les
deux baguettes, ça donne un son très
clair. Juste avant de jouer il faut faire
chauffer la peau pour que ça sonne le
plus clair possible.
Vous en jouez au tout début du
concert ?
Parfois on en joue au tout début et
d’autres fois on en joue dans les vestiaires
ou dans les loges, pour nous
mettre en transe. Par contre, après, on
en joue obligatoirement sur scène soit
au début soit à la fin du concert. On
remercie tout le monde avec ça, on se
libère l’esprit, on enlève le trac.
Il y a aussi le morlon qui accompagne
les tambours sacrés. C’est comme une
sorte de doum doum qu’on porte au
cou et qu’on tape avec une baguette et
avec la main. Et puis on joue avec le
piker qui est un gros bout de bambou,
de deux nœuds (a peu près un mètre),
qui fait la même rythmique que le sati.
Enfin, on a les congas et le djembé qui
parlent librement dans la musique.
Ça se danse, le maloya ?
Oui, il y a deux manières de le danser.
Il y a la manière traditionnelle : les
filles ont de grandes jupes à volant qui
font un éventail quand on la tient des
deux côtés. Elles doivent rouler le
bassin et tout leur corps et le gars, en
caleçon jusqu’aux genoux (un peu
comme les esclaves) écarte ses mains
et encercle la fille en la regardant dans
les yeux. Quand la fille tourne, sa jupe
fait un cercle et c’est vraiment joli.
L’autre manière de danser, que nous
appelons le moringue, c’est comme la
capoeira, une danse de combat des
esclaves. Ça se danse soit en corps à
corps, soit avec des armes, des grands
couteaux, des sabres de canne à
sucre…
Je tiens à remercier tous mes musiciens
pour leur volonté et leur ambition,
aussi ma femme Vanessa et mes
3 enfants, Inès, Dorian et ma petite
Maëlle qui me soutiennent énormément
et c’est un peu pour eux que je
lâcherai pas le maloya car je voudrais
leur donner cet héritage que les
anciens m’ont donné et comme je dis :
« maronner’ noute kalité asa maronner’
nout’ fierté nou tiembo nou largu’
pa » qui signifie “maronner’ est notre
qualité et maronner’ est notre fierté
on ne lâchera pas le flambeau”.
Propos recueillis par Yaël Epstein