Histoire d'un accordéon
J'ai lu avec attention l'article que vous consacrez à l'accordéoniste Capverdien Kodé di Dona dans votre journal d'avril/mai/juin 97.
Dans cet interview Jean-Yves Loude, son guide lyonnais et européen » fait état de l'accordéon Maugein de ce musicien, accordéon que l'on voit sur une photo illustrant cet article. Sur l'histoire de cet accordéon plusieurs inexactitudes.
Ainsi, pour ce qui est de sa livraison à Kodé di Dona, c'est moi-même qui ait effectué le voyage et lui ai remis le bijou lors d'une petite cérémonie intime que nous avons filmé et fêté au grogue de sa production.
C'est à la suite de ce voyage que j'ai écrit un petit article devant paraître dans Trad'Magazine de décembre 94, article resté au marbre faute de place.
Je me permets donc de l'envoyer tel qu'il fut rédigé à l'époque. Pour être tout-à-fait complet, j'ai été à l'origine avec Romain Louvet (directeur du CCF de Praïa) et Jean-Luc Larguier (du Jardin des Poiriers) de la première venue en France de Kodé di Dona, dans le cadre de l'inauguration de l'auditorium Stravinsky à Montreux, le 28 mai 1993, création qui rassemblait aussi Augusto da Pina, le groupe Pai e filhos, Mino de Mama et... Cesaria Evora.
Et c'est grâce à Catherine Michel, attachée de presse au Festival de Tulle et Richard Galliano que s'est organisé le retour de Kodé di Dona en France une seconde fois. Lors du voyage suisse de Kodé di Dona, j'ai fait déposer à la Société des droits d'auteurs nationale des morceaux qu'il interprétait, dont nous avons choisi les titres ensemble.
Maigre protection d'un patrimoine quelquefois plagié
par des musiciens plus contemporains.
F. T.
En septembre 1993, Kodé di Dona et son fils font le voyage jusqu'au festival "Nuits de Nacre" de Tulle, alors dirigé par Richard Galliano. Kodé di Dona n'est pas n'importe qui. Il est une des pères de cette funana cap-verdienne, qui raconte en filigrane l'histoire de l'esclavage et du commerce triangulaire qui un temps prit le Cap Vert comme comptoir.
Son métier, garde-forestier de ces hectares de petits pins américains plantés dans des cratères de cailloux qu'il faut protéger des chèvres. Son décor : un paysage basaltique lunaire.
Grégorio Vaz dit "Kodé di Dona", 54 ans, habite une petite maison de pierre d'une frugalité abrupte. Seules touches de couleurs intérieures, des fleurs en plastique, les seules que permet cet univers aride et sec. Rentré pieds-nus de son travail par des sentiers de poussière rouge, Kodé di Dona à la tombée du jour joue de l'accordéon.
À côté de lui, raclant d'un couteau son "reco-reco" (une armature metallique de clôture), José Ferreira Vaz, dit "Zezito", 18 ans, l'accompagne. Entre deux pincées de tabac à priser, Kodé di Dona, le regard absent, interprète des morceaux d'une rude beauté, forts comme le grogue (alcool de canne) de sa fabrication, dont il gratifie le visiteur. Des morceaux qui chantent l'amour, l'exil, l'attente.
Natif de San Nicolau, c'est sous l'influence du musicien Atao Barreto, qu'il s'est converti à l'intrument. Par la suite, il s'est mis à composer, tant qu'à l'heure actuelle des dizaines de "classiques" circulent à travers le pays, lui-même facilitant les "emprunts", dans la mesure où il ne lui est jamais venu l'idée d'attribuer un titre aux fruits de son inspiration.
Pour le moins, l'étude des filiations musicales de l'archipel, prouve bien qu'il est l'un des protagonistes essentiels de cette funana de l'île de Santiago sur laquelle les groupes modernes ont bâti leur travail de rénovation, à l'instar du défunt Katchass, musicien-clé des années soixante-dix, leader de l'emblématique groupe Bulimundo, qui lui-même donnera naissance à Finaçon, par le biais des frères Zéca et Nha Reinalda.
L'accordéon avec lequel Kodé di Dona fait le voyage est un Honher diatonique à huit basses, dont certaines basses usagées ont été remplacées par des morceaux de pellicule photo ou d'intérieurs de réveil. Un accordéon au Cap-Vert coûte une fortune. Beaucoup datent de l'époque des baleiniers de Boston, qui venaient enrôler des équipages du côté de Fogo ou Brava. À Tulle, Kodé di Dona arrive au paradis de l'accordéon. Il en découvre des dizaines, et autant d'instrumentistes. Bien plus, on lui fait visiter l'usine Maugein, où en catimini, décision est prise de lui offrir un nouvel instrument.
Ayant repéré les caractéristiques de son accordéon on lui fait essayer des instruments dans la salle d'exposition de l'usine. Son fils et un interprète brésilien (Kodé parle en Créole) traduisent de la manière la plus fidèle possible ses sentiments de réserve ou de félicité. Et l'on obtient la configuration de l'accordéon de rêve. Reste à trouver l'argent. Le patron de l'usine Maugein s'engage à vendre l'instrument à prix de fabrication : c'est une première participation de plusieurs milliers de francs.
La ville, le festival (c'est la première fois qu'une telle initiative est prise) suivront le mouvement. Tant et si bien qu'au début du printemps, l'accordéon ne demande plus qu'à être livré. C'est un journaliste qui l'emporte avec lui lors d'un reportage au Cap-Vert. Le 27 juin 94, l'accordéon Maugein est offert solennellement à Kodé di Dona dans sa petite maison.
L'événement est filmé pour la télévision cap-verdienne. Dès qu'il se met à jouer de l'instrument, les yeux de Kodé di Dona racontent : il apprécie soudain ce qui lui arrive. On lui avait bien parlé à Tulle d'un accordéon qui lui serait offert, mais pour quelqu'un qui gagne un salaire de quelques dizaines de francs par mois, la chose est assez énigmatique. Et là, il sent le bijou sous ses doigts, ajusté à son jeu, à son style, comme si depuis des années ils étaient inséparables ! Fraternité autour d'un accordéon : une belle histoire rendue possible par une chaîne de générosité.
Kodé di Dona nous a demandé d'être les avocats de sa gratitude auprès de tous ceux qui à des degrés divers participèrent à l'aventure : René Lachèze (établissements Maugein), l'équipe du Centre Corrèzien de Développement Culturel, la Ville de Tulle, Elina Milhau (France Culture), Catherine Michel (Attachée de presse), Jean-Luc et Chantal Larguier (qui invitèrent Kodé di Dona pour son premier concert à l'étranger à Montreux, Suisse), Romain Louvet. Et à la santé de tous il a levé un verre de son grogue fatal, avant d'offrir un récital aux enfants, cochons noirs et amis venus de loin, devant les marches de sa maison.
Franck Tenaille