Erotokritos
Chemins méditerranéens entre Drôme et Crête
Entretien avec Jean-Philippe Chassagne
CMTRA : Jean-Philippe Chassagne, tu es sans doute le plus crétois des musiciens de la Drôme. Tu viens de publier un disque chez Arion, "Erotokritos" ?
Jean-Philippe Chassagne : C'est une deuxième rencontre avec des musiciens crètois. Depuis quatre à cinq ans, je travaillais dans cette île, mais dans la partie ouest avec le groupe Krytès, que nous avions présenté au festival de Nyons. Depuis, j'ai rencontré d'autres musiciens de l'autre côté de l'île, dans la partie Est. J'ai trouvé que c'était intéressant parce qu'ils travaillent sur un autre type de répertoire, ce ne sont pas tout à fait les mêmes influences.
Cela fait maintenant deux ans que je travaille avec eux. L'été, je suis souvent en Crète puisque la plus grosse partie de la saison musicale se passe à cette époque de l'année, de fin juin à septembre. On joue surtout pour toutes les fêtes traditionnelles : mariages, baptêmes, bals Ensuite, ils viennent en France à l'occasion de mini tournées ou de concerts plus ponctuels.
CMTRA : Tu es à la fois observateur et musicien : quelle est la vitalité des musiques traditionnelles en Crète, et observes-tu une évolution des instruments ?
J-P. C. : Les instruments me semblent assez immuables : il y a toujours la lyra , l'un des pilier de la musique crètoise, et le laouto (luth) qui accompagnent le chant, et plusieurs types de percussions acoustiques que l'on retrouve dans toute la Méditerranée. Ce qui est intéressant avec ces musiciens, c'est qu'ils font une recherche sur des instruments moins connus : par exemple Manolis Liapakis, le joueur de luth, joue aussi de la mandola, instrument proche de la mandoline, qui a été amenée en Crète par les Vénitiens. Mais il joue surtout d'un instrument que je ne connaissais pas, qui s'appelle le boulgari. C'est une toute petite caisse de résonance, un instrument qui a un son très cristallin et qui à mon avis vient aussi de l'Orient. Cela permet de jouer sur des sonorités différentes et d'enrichir le répertoire.
Au fur et à mesure de mes rencontres, je m'aperçois qu'il y a une richesse profonde dans la musique crétoise mais il faut aller la chercher, ce n'est pas du tout évident de trouver cela. Il y a une "formation type" en Crète, qui est en général constituée par la lyra et le laouto, mais si tu grattes un peu derrière tu t'aperçois qu'il y a une richesse instrumentale qui ne demande qu'à être découverte.
CMTRA : Quels sont les membres de Erotokritos ?
J-P. C. : Harilaos Papadakis, le joueur de lyra, est en général aussi le chanteur. Manolis chante aussi. Quant à moi je suis batteur de jazz de formation. Le jazz est une musique ouverte, et cela m'a intéressé d'aller à la rencontre d'autres musiques. Je suis donc parti pour la Crète parce que c'est une île que je connaissais, j'y ai des attaches.
En ce qui concerne les percussions, il a fallu faire un travail de recherche, parce qu'elles sont très peu utilisées ; par contre il y a tout un courant de musiciens qui cherchent à les réintroduire. Au cours du XXe siècle, les percussions ont été peu à peu remplacées par un deuxième luthiste, avec une fonction plus rythmique que mélodique.
Actuellement, ils sont en train de réintroduire la percussion dans le répertoire : l'instrument basique reste le daouli, tambour à double peau que l'on retrouve en Macédoine et dans les Balkans. Une peau est frappée avec une grosse baguette, et l'autre peau est frappée avec une petite baguette fine ; ces tambours sont portés autour du cou, les deux peaux sont verticales, et l'on peut aussi jouer avec les doigts. Le "defi", qui est un tambour à peau unique, est un cousin du bendir, du tar ; ce sont des instruments que je me suis fabriqués, car ces instruments sont difficiles à trouver, sauf dans les musées comme pièces de collection.
CMTRA : Qu'est-ce que "l'Erotokritos" ?
J-P. C. : Ce sont en fait des poèmes, des chants en 15 pieds, une forme de poème qui est devenue traditionnelle, issue de la renaissance crétoise du XVIIe siècle. Vincenzo Kornaros a fait un travail de fond à l'époque, il a collecté la tradition orale et des textes qui prennent source dans la mythologie crétoise. Il a réactualisé tout cela pendant la Renaissance en s'inscrivant dans un courant humaniste. Son livre est énorme, ce que l'on chante n'est qu'un extrait.
CMTRA : Ce style très littéraire correspond-il aux attentes du public venu écouter de la musique de danse ?
J-P. C. : L'intérêt c'est que cela se mélange. Le public des baptêmes ou des mariages attend essentiellement une musique de danse : le sirtos, la souta, tous les morceaux qui sont bien représentés maintenant dans la musique crétoise. Sur l'album, on a essayé de présenter une autre facette de ce répertoire, une musique plus intimiste, qui parle de thèmes symboliques.
Ceci dit, c'est toujours en interaction permanente, c'est-à-dire que l'on peut très bien avoir une musique de danse qui soit festive avec un texte très littéraire. L'intérêt, c'est qu'il n'y ait pas de clivage entre la musique dite savante et la musique dite populaire. Les deux sont toujours mélangés.
CMTRA : Est-ce qu'il existe une diaspora crétoise installée en France ?
J-P. C. : Non, il y a des communautés crétoises, mais qui en fait se soudent aux communautés grecques, comme à Marseille, à Lyon. C'est très cosmopolite : il y a les Grecs de Grèce, et beaucoup de Grecs qui sont partis lorsqu'il y a eu les problèmes avec la Turquie. Beaucoup ont immigré en France.
CMTRA : Tu interviens comme compositeur sur le CD ?
J-P. C. : Oui, sur deux pièces de percussions. C'était intéressant parce que cela me donnait la possibilité de mélanger les timbres entre tous les instruments que j'ai fabriqués : le daouli, le defi, la derbouka Je me suis inspiré de rythmiques traditionnelles, et c'est plus un travail de recherche des timbres. C'est un album qui, à l'écoute, est très clair. Le son est naturel, grâce aussi au travail de l'ingénieur du son, Pascal Charroin à Montélimar.
Propos recueillis par E.M.
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CD Eroto Kritos - ARN 64536
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