Féline
Entretien avec Norbert Pignol
Norbert Pignol, pour ton deuxième album solo, Féline, tu nous proposes un répertoire très particulier, un univers impressionniste, minimaliste, intimiste, avec une surcharge de poésie qui appelle à la rêverie. Quelle est la genèse de cet album?
J'ai voulu trancher avec le disque précédent et avec mes directions de travail habituelles, notamment au niveau des formats. Les pièces sont plus courtes, avec une atmosphère minimaliste, une dimension répétitive, et des formes simples. Ce qui est très différent de l'album « Silence » qui correspondait à une période où je travaillais sur des formes multiples avec des développements et des formats plus longs. Ce qui m'a intéressé pour « Féline », c'est la couleur, et le parti pris inverse du développement. Je pose une couleur avec une palette réduite, une ambiance, et j'essaie de la conserver.
J'ai cherché à obtenir quelque chose de très homogène, et dès le départ, j'ai pensé à l'impressionnisme. Dès le début du projet, j'ai essayé de définir un concept, et de m'en tenir à une direction artistique en tentant de dévier le moins souvent possible de la trajectoire initiale. Je ne sais pas si j'y suis arrivé, mais le résultat est très proche de l'univers auquel je rêvais dès le début.
Ce disque est basé sur les modes de jeux, il y beaucoup d'effets mélodico-bruitistes, c'est dans cette direction que je travaille en ce moment. Depuis l'enregistrement de Féline, j'ai avancé encore un peu sur cette question, je cherche, c'est une direction qui m'intéresse et que je vais continuer à creuser. Féline est en fait une introduction à ce nouvel univers dans lequel j'ai envie de puiser encore des choses. À partir d'un certain nombre de trouvailles sonores, j'ai envie de créer des thèmes, utiliser des modes de jeux pour faire des mélodies. Le deuxième morceau du disque, « Orrorine », est caractéristique. C'est le centre, le socle et les fondations poétiques de l'album. Il pose la base impressionniste du disque en évoquant une certaine idée de la matière, quelque part entre le végétal et le minéral. Ce qu'on entend dans ce titre, c'est le son qu'on obtient sur un accordéon juste avant que l'anche démarre. On est vraiment dans les pianissimos extrêmes, pratiquement sans compression du soufflet, on entend surtout le passage de l'air sur l'anche. C'est enregistré avec un niveau de gain maximum, on perçoit le bruit de la touche, et assez peu la note. L'anche n'a pas le temps de se stabiliser. La note est un peu fausse et on sort du système tempéré. C'est un son que j'entends depuis toujours sur mes accordéons, j'ai pu enfin l'enregistrer grâce à un micro spécifique et aux techniques d'enregistrement numérique d'aujourd'hui. C'est typiquement la direction de travail sonore et musical du disque, et je veux la maintenir dans le spectacle qui va en découler. J'essaie aussi de trouver des sons de percussions sur le clavier et sur le soufflet. C'est toute une palette sonore qui se construit et qui me sert à créer des thèmes, quelque chose de chantant, à partir de modes de jeu particuliers. Ce disque est né aussi d'une constatation, la différence qu'il peut y avoir entre les pratiques masculines et féminines de la musique. Sans vouloir généraliser, on vérifie assez souvent que les hommes sont dans la performance, l'aspect compétitif de la musique, alors que les filles sont plus portées sur le lyrisme. J'ai essayé de travailler sur ce côté féminin de l'écriture, de la phrase musicale, notamment pour le morceau Féline, qui est conjugué au féminin pour cette raison-là.
En ce qui concerne l'image sonore de ton disque, l'impression que j'ai, c'est que l'auditeur a la tête directement à l'intérieur de ton instrument, en tout cas tout contre, qu'il en découle la sensation d'être dans une écoute solitaire d'un musicien lui même solitaire. J'ai cette impression de t'entendre jouer comme si j'étais ton unique auditeur, dans un endroit tranquille, et que tu joues pour moi. Est-ce les choix techniques d'enregistrements, de traitement du son, de mixage qui donnent cette sensation?
Je suis très heureux que ça se sente. C'est le résultat que je souhaitais obtenir. Effectivement, ce projet a été pensé en ce sens dès le départ, et c'est pour ça que cet album a été enregistré dans un lieu totalement isolé, dans un chalet en pleine montagne. J'étais complètement seul pendant dix jours avec tout le matériel d'enregistrement, j'ai fait les prises moi-même, et le mixage a été réalisé plus tard en studio avec Pascal Cacouault. Je tenais à cet isolement dans un lieu majestueux, en pleine montagne pour pouvoir faire des prises à n'importe quelle heure, à n'importe quel moment de la journée ou de la nuit et pour être totalement indépendant. Je voulais pouvoir suivre mes impulsions ; il y a des moments où on a envie, d'autres où on n'a pas envie, et c'est souvent contradictoire avec les horaires de studio et les contraintes de production habituelles. C'est peut-être ce qui contribue à cette sensation de solitude à l'écoute de ce disque, et je trouve ça intéressant par rapport au travail solo. J'ai essayé de le mettre en avant également dans l'écriture, l'album a été conçu au même endroit, dans ce même chalet, un an auparavant.
Pour le son, ça a été une volonté au mixage de restituer le plus possible cette impression, en masterisant le moins possible, avec peu d'effets de studio. J'ai absolument tenu à éviter la surenchère technologique au mastering. Je suis devenu très méfiant par rapport à ça. Ça a été important de restituer ce côté naturel. On peut dire effectivement qu'il est destiné à un auditeur qui est présent pendant la prise de son.
À l'écoute de ton travail, j'ai le sentiment que l'auditeur dépasse la simple perception d'un matériau sonore, et que se déclenchent des impressions, des émotions imprécises. Ce disque est un support de rêverie. À plusieurs reprises, on entend ta voix, qui dit des textes poétiques, assez décousus, d'où vient cette volonté ?
La première fois qu'on entend un petit bout de texte, c'est sur « Ingénu », c'est le résultat du hasard. J'ai effectivement parlé tout seul pendant les réglages du niveaux d'enregistrement, et à la réécoute, je me suis dit que cette voix naturelle correspondait bien à mon univers, et je l'ai laissée. Par contre, sur le morceau suivant, Solidute, le texte a été rajouté au dernier moment, en studio, parce que je pensais que l'idée n'était pas assez développée, et que ça serait intéressant d'aller un peu plus loin dans cette direction. Ce texte est une sorte de jeu sur des inversions de consonnes, que j'ai réalisé en une seule prise. C'est pour ça que je me plante, et que je rigole sur la bande. Je me suis amusé avec ce petit côté rap, sans aller trop loin, et la synchronisation fonctionne par moments assez bien. Pourtant le texte n'a pas été enregistré avec la musique, il a été enregistré à part, et rajouté ensuite. Cette technique de superpositions de couches m'intéresse en ce moment pour obtenir des effets de vraie polyrythmie. Le morceau Orrorine a été construit comme ça aussi, c'est une improvisation enregistrée pendant une heure et demie, dans laquelle j'ai choisi des passages qui ont été superposés verticalement par la suite. Au départ, ils n'ont pas été pensés pour fonctionner ensemble, les uns pardessus les autres. C'est cette superposition aléatoire qui m'intéresse.
Est-ce que cette démarche est en rapport avec les collages de nos surréalistes ?
On peut le dire, bien que je n'ai pas forcément envie de faire référence à cette période, mais effectivement j'y ai pensé, inévitablement. Mais ce qui m'a le plus orienté vers la superposition du texte dans Solidute, c'est la rencontre avec Jean-Marc Rohart, vidéographe qui aujourd'hui travaille sur mon nouveau spectacle et qui conçoit les séquences vidéo à projeter. Il est également très intéressé par le texte, par la manipulation du langage, l'inversion des lettres, les jeux de mots. Par ailleurs, Denis Plassard, avec qui j'ai travaillé sur la posture et sur le mouvement, en mars dernier, dans le cadre de la résidence de création de ce spectacle est également passionné par le texte, et dans son spectacle « Parloir », il a eu l'idée de superposer du texte au mouvement avec un débit très serré, qui sert de support rythmique pour la danse. J'ai fait un clin d'œil à Jean-Marc et à Denis avec cette manière d'utiliser la voix un peu décalée, entre le rap, la chanson, le texte, et le collage.
Sur ce disque, il y a un titre Ingénu, pour lequel l'auditeur du CD est invité a en entendre la version intégrale sur le site mustradem.com. S'il va sur le site en question, il constatera qu'il y a une foule d'extraits musicaux de toutes les productions discographiques de la famille musicale mustradémienne. Le fait de mettre l'intégrale d'un titre à disposition du public va à l'encontre des peurs et des chasses aux pirates qu'on connaît sur Internet depuis déjà deux ans. Quelles sont les raisons de cette démarche généreuse ?
La démarche est double. D'abord nous avons cherché comment renvoyer le disque au site, et, inversement, le site au disque. J'ai pensé que cette manière de faire pouvait être intéressante. Elle évite la frustration que génère la décision de mettre une version courte sur un disque parce qu'elle permet par ailleurs de partager avec l'auditeur l'intégralité du travail. Ce morceau, qui est une improvisation de quatre minutes, ne pouvait pas figurer entièrement sur le disque, ce n'était pas dans l'esprit du concept de l'album. J'ai donc fait le sacrifice de la réduire à moins d'une minute. Et en plaçant cette version intégrale sur le site, c'est une façon de prolonger l'album sur le site, de rendre les choses interactives, de faire fonctionner les objets l'un par rapport à l'autre, et c'est quelque chose que je vais développer à l'avenir. Il y a beaucoup de choses à faire sur Internet par rapport à la musique et à la production discographique. Je ne suis pas certain que le CD ait un avenir à long terme. Internet et en passe de prendre le dessus, et il reste des choses à inventer. La présence de la version intégrale d'un titre sur le site est tout simplement une prolongation du disque.
Sur le même site mustradem.com, on trouve à propos de cet album, présenté comme les « Notes de l'auteur », des commentaires, des pistes d'explication, d'incitation poétique que tu donnes pour chacun des titres. Et pour ce même titre, Ingénu, tu conclus ton court commentaire par la phrase « La nuit se lève toujours à l'heure ». Mais qu'est-ce que tu as voulu dire ?
Tous ces petits textes ont été faits un peu en écriture automatique, avant d'enregistrer, entre écriture et enregistrement. Ils m'ont servi durant toute la production du disque, jusqu'à la réalisation de la pochette. Et cette phrase, « la nuit se lève toujours à l'heure », est sortie au moment où j'ai écrit ces notes. Je l'ai gardée, parce qu'elle correspond à mes yeux assez bien à l'esprit du disque, qui a été enregistré essentiellement la nuit, en suivant des horaires assez extrêmes. J'ai fait des prises à trois ou quatre heures du matin. Je vis beaucoup le soir, et me réveille quand la nuit tombe.
Propos recueillis par J.B.
Retrouvez Norbert Pignol dans les lettres: [n°56->article100], [n°47->article384], [n°32->article883]
CD « Féline » Ref. MTD 529
CD Productions Mustradem / www.mustradem.com
Distribution : L'Autre Distribution
Prod. scène :
Ovniprod / [pascal.ovniprod@free.fr->pascal.ovniprod@free.fr]
Coproducteurs : le Chantier, Correns (83) / Scène Nationale Théâtre de Cavaillon (84),
Scène conventionnée le Train Théâtre, Portes les Valence (26), Ville de Grenoble (38)...
Contact tour : Pascal Auclair +33(0) 4 76 42 21 44
Les dernières étapes de la résidence de création :
Le Train Théâtre, Portes les Valence - les 16 et 17 septembre 2005.
Le Capitol, Moncton, NB, Canada - du 18 au 28 octobre 2005 (collaboration avec
René Cormier, musicien et metteur en scène du Théâtre Populaire d'Acadie...)
Le Chantier, Correns - du 1er au 14 décembre 2005 & création les 15 et 16 déc. 2005.
La Maroquinerie, Paris 20ème - création, les 22 et 23 décembre 2005.