Buveurs de Lune
Entretien avec Jacques Mayoud, Qian Li et Emmanuelle Saby.
Emmanuelle Saby, Qian Li et Jacques Mayoud, vous participez au projet de Jacques, « Buveurs de lune », quels sont les éléments artistiques qui constituent ce spectacle ?
Jacques Mayoud : C'est un spectacle à entrées multiples, avec un aspect poétique, une rencontre entre la musique chinoise et la musique européenne, un mélange de mes compositions et de compositions de Qian Li, de chansons traditionnelles chinoises et françaises et de nos instruments. C'est un spectacle autour des ivresses de la nuit, au sens large : l'ivresse poétique, l'ivresse musicale, l'ivresse autour de la boisson ainsi que l'ivresse de la solitude et de l'imagination sans limites qu'on peut avoir la nuit. Les textes qui ont servi de base à la musique sont des textes de la poésie classique chinoise de la période Tang, des textes de Claude Roy, de Victor Hugo, et des textes que j'ai écrit essentiellement la nuit ou au petit matin.
Pourquoi ce choix de la culture chinoise ?
J.M. : Je suis tourné vers la Chine depuis de nombreuses années via la pratique du taichi chuan, et le maître chinois par lequel j'ai appris le taichi nous a poussé à entrer globalement dans la culture chinoise en élargissant à la peinture, la musique et la calligraphie. Tout ça pour mieux comprendre l'esprit de cette culture, ce que je me suis appliqué à faire modestement. Mais, curieusement, en tant que musicien, la musique est la chose que j'ai abordée en dernier. Il m'était difficile d'écouter ces musiques avec le même plaisir que j'ai avec un disque de musique irlandaise, de jazz, ou de chanson française. J'ai donc retardé ce temps-là, en attendant la rencontre directe avec un musicien pour trouver une porte d'entrée. Pour ce projet, je souhaitais travailler avec un musicien ou une musicienne de Chine jouant soit du pipa, soit du gu-zheng. Je me suis mis en recherche, et après plusieurs rencontres, j'ai choisi de travailler avec Qian Li.
Qian Li, d'où venez-vous, et quel est votre instrument ?
Q.L. : Je suis venue en France il y a un peu plus de deux ans. L'année dernière j'ai participé au spectacle « 2500 ans de poèmes », à l'occasion de l'année de la Chine en France. Ce spectacle présentait des poèmes chinois en mélangeant les langues chinoise et française avec de la peinture, de la calligraphie et de la musique. J'ai donc joué du gu-zheng en accompagnement du chant. J'ai une formation de chanteuse et d'instrumentiste. J'ai rencontré Jacques, et nous avons pris le temps de la rencontre. Jacques est très curieux, toujours en train de chercher de nouvelles choses. À chaque fois il me demande d'apprendre de nouveaux morceaux, de chercher de nouveaux poèmes. Il m'a beaucoup influencée et m'a donné envie de composer de la musique sur des poèmes chinois. Il me donne beaucoup d'idées et nous échangeons dans les deux sens. Pour moi, ce travail est nouveau, j'ai souvent joué en solo, et c'est la première fois que je joue avec d'autres instruments. L'accompagnement, les nouveaux rythmes, les nouvelles musiques sont plus compliqués, plus difficiles pour moi, mais c'est très intéressant. Jacques m'a orientée vers différentes façons de jouer le gu-zheng, vers de nouvelles techniques très intéressantes.
Quelles sont les caractéristiques de vos répertoires habituels?
Q.L. : Dans le répertoire classique chinois, les morceaux sont toujours plus lents, plus libres. Cela laisse plus de place à l'imagination, comme dans la peinture chinoise. La musique traditionnelle occidentale possède des cycles, des parties répétitives, que nous ne connaissons pas. C'est vraiment différent.
J.M. : Là on touche à un point vraiment important dans la rencontre autour de ce spectacle. C'est une vraie difficulté pour chacun d'entre nous de percevoir la finesse du système musical de l'autre. Par exemple, je ne peux pas rester indéfiniment dans un univers pentatonique. Les différences de systèmes rythmiques aussi sont essentielles. Les musiques chinoises traditionnelles ne connaissent pas les rythmes ternaires, 6/8, 12/8 etc. L'univers de la valse, de la jig, de la mazurka et du swing est inconnu en Chine. Il nous a donc fallu beaucoup pratiquer ces rythmes et aborder la notion de cycle ensemble. À ma connaissance, dans la musique traditionnelle et classique chinoise, les notions de tonalité et d'accords n'existent pas. Tout est remis en cause. Pour moi-même et pour Emmanuelle, qui joue des clarinettes et des flûtes, il nous a fallu beaucoup de temps pour entrer dans la musique de Qian Li, que ce soit par l'écoute par la parole ou par la partition, pour comprendre ce qui se passe. Emmanuelle et moi avons dû apprendre un phrasé différent, des gestes à la fois plus lents et plus précis. Pour Qian Li, la difficulté a bien été d'entrer dans l'univers des cycles et des motifs répétés.
Q.L. : Pour le répertoire ancien de gu-zheng, la main droite joue la mélodie sur la partie des cordes située à droite des chevalets, et la main gauche donne l'expression sur l'autre partie des cordes. Dans la musique moderne on utilise les deux mains pour faire la mélodie sur la partie droite de la corde. Pour jouer certaines notes à vide qui ne sont pas dans la gamme du guzheng, Jacques a pensé à une nouvelle façon de jouer sur toutes les cordes à vide disponibles, à gauche ou à droite des chevalets !
J.M. : Pour sortir du pentatonisme, j'ai en effet réglé 2 ou 3 chevalets et la tension pour avoir quelques notes à vide dans la partie gauche des cordes. Nous avons également utilisé l'instrument comme bourdon, à l'aide d'une archet, ou comme percussion, choses inconnues dans l'apprentissage classique du guzheng.
Q.L. : J'ai considérablement élargi mes techniques d'utilisation de l'instrument !
Ce projet, Buveurs de lune, repose sur l'idée d'une rencontre interculturelle. Quelle méthode avez-vous construite pour parvenir à une intercompréhension fine, et justement pour découvrir dans l'autre culture les éléments qui n'existent pas dans sa propre culture ?
Q.L. : Tout se fait petit à petit, tout vient avec le temps.
J.M. : Cette idée du temps nécessaire à la rencontre m'est très chère. C'est ce que j'ai découvert et appliqué dans mon travail avec Jean-Pierre Yvert dans Nord Sud et dans mon travail avec la musique africaine. Pour moi, il n'y a pas de possibilité de rencontre vraie s'il n'y a pas beaucoup de temps disponible. J'ai préféré décaler cette création pour qu'on ait le temps de se connaître, de rentrer petit à petit dans l'univers de l'autre, de se comprendre, et donc de trouver les bons mots pour échanger, et surtout d'essayer des choses, qui ne seront pas directement les objets du spectacle, mais qui nous serons utiles pour se comprendre mutuellement. Par exemple, la question de la notation a été importante dans l'échange : le gu-zheng utilise une notation par chiffres, et transposée : quand Qian Li dit qu'elle joue un Ré, pour moi c'est un Do ! Cela prend du temps pour se comprendre, et ces étapes sont primordiales avant de rentrer directement dans le temps de travail sur l'objet de la rencontre, sur le spectacle proprement dit. Depuis un an et demi, nous nous rencontrons deux ou trois fois par trimestre : un an et demi de rencontre pour un mois et demi de construction directe du spectacle.
Q.L. : J'ai joué et expliqué mon répertoire à Jacques, qui a fait la même chose pour moi. Quand je suis rentrée à la maison, j'ai écouté beaucoup de CD pour bien comprendre les rythmes et tous les éléments nouveaux pour moi. Ça m'a pris plus d'un an.
Emmanuelle Saby : Dans ma toute première rencontre avec Qian Li, il m'était difficile d'oser poser des sons de clarinette sur le chant ou sur les mélodies du guzheng : la sensation de deux univers différents qui se rencontrent était vraiment palpable, un peu comme forcer sur la pièce du puzzle pour la faire entrer, et c'était presque effrayant ! Côté temps et structure, j'étais aussi perdue dans la linéarité de la musique chinoise. Et puis à la deuxième ou troisième rencontre, nous avons commencé à nous sentir mieux et à trouver les bons mariages de timbres.
Jacques, tu as toujours été très attentif à la question de la mise en scène, à la lumière. Pour Buveurs de lune, tu expérimentes une nouvelle méthode ?
J.M. : Pour ce spectacle-ci, je ne souhaitais pas que la mise en scène prenne trop de place. À la différence des autres spectacles, je ne souhaitais pas confier le regard extérieur à une seule personne. Par prudence, soit parce qu'il y a le risque que la personne de théâtre aille vers une utilisation trop théâtrale des musiciens, soit que les aspects décors et lumières prennent trop de place par rapport au propos musical. J'ai souhaité avoir des réactions affectives, émotionnelles et spontanées de gens pendant la construction du spectacle et j'ai donc demandé à une quinzaine de personnes d'horizons différents (du spectacle, de La Note Bleue, des enseignants, des membres de Travail et Culture, organisme coproducteur, des amis...) d'avoir ce premier regard, d'assister à plusieurs filages et de réagir le plus spontanément possible, constituant ce que j'ai appelé un « Premier Public ». J'enregistrerai ces remarques, et j'en tiendrai compte ou pas suivant le moment et l'orientation du travail.
Dans les poèmes chinois que tu as choisis, y-en a-t-il un qui te tienne plus à cœur ?
J.M. : Wang Wei écrivait: « La brise des pins dénoue ma ceinture / La lune caresse ma cithare / Quelle est, demandez-vous l'ultime vérité ? / Le chant du pêcheur qui s'éloigne dans les roseaux...».
Propos recueillis par J.B.
Création de « Buveurs de lune » :
- 10 novembre 2005 20h30 au Sémaphore à Roussillon (38)
(tél 04 74 29 45 26)
- 17 et 18 novembre 2005 20h30 au Théatre des Pénitents à Montbrison (42)
(tél 04 77 96 39 16)
- 19 novembre 2005 20h30 au Polaris à Corbas (69) tél 04 72 51 45 55
Concert de Qian Li :
- 17 octobre 2005 19h au Sémaphore à Roussillon (38)
(tél 04 74 29 45 26)
Jacques Mayoud : chant, mandole, sanza, violon
Qian Li : cithare gu-zheng, chant
Emmanuelle Saby : clarinettes, kénarinette, clarinette basse
conseil artistique : Kuo-Ying Chiang
lumière : Blandine Laënnec
regard extérieur : Premier PublicCo-production : Centre Charlie Chaplin (Vaulx en Velin) et T.E.C (Agglomération de Roussillon). Producteur délégué : Bluestuff Productions
avec l'aide du ministère de la culture (DRAC Rhône-Alpes)
Contact artistes : Jacques Mayoud
53 chemin de la Roue 381214 Chonas l'Amballan
06 79 85 46 97
mél: [jacques.mayoud@wanadoo.fr->jacques.mayoud@wanadoo.fr]
[http://www.cooperation.net/jacques.mayoud/->http://www.cooperation.net/jacques.mayoud/]
Contact scène : Jacques Thomasson
06 64 21 77 55
mél: [ppilote@free.fr->ppilote@free.fr]