Les 38ème rugissants
Entretien avec Benoît Thiebergien, directeur artistique du festival « les 38èmes Rugissants »
Benoît Thiebergien, vous êtes l'initiateur et le directeur de l'opération « Les musiques nomades », ainsi que du festival « 38e Rugissants » qui va connaître sa 17e édition. Quelle est la philosophie liée à ces différentes actions ? Quelles en sont les orientations ?
Le Festival est consacré depuis l'origine, c'est-à-dire depuis seize ans, aux musiques de création. Il tente de répondre partiellement et partialement à la question : qu'est ce qui s'invente aujourd'hui dans le domaine de la musique et du son? Né à l'époque de la musique contemporaine toute puissante, il s'est intéressé bien sûr aux musiques écrites, lyriques et orchestrales, mais aussi très vite à d'autres formes moins orthodoxes : l'électroacoustique, le théâtre musical, les installations sonores, les arts numériques naissants.
Il a également tenté des aventures musicales inédites hors les salles de spectacles en investissant l'espace urbain, notamment avec le concert d'oiseaux au Jardin des Plantes, celui des clochers de Grenoble, le récital des sirènes urbaines... Il s'est installé dans des sites naturels en Isère telles les grottes de Choranches, sous l'eau avec l'Opéra subaquatique à Echirolles... Le festival est aussi un lieu d'expérimentation « à ciel ouvert ».
La moitié des projets présentés, chaque année sont des « premières », produites ou coproduites par les 38e. Mais j'ai souhaité dès le début ne pas en faire une manifestation de spécialiste en la désacralisant de son rituel plutôt austère et en cherchant des modes de représentation renouvelés et ouverts au grand public.
Depuis 16 ans, le paysage musical a changé. La musique contemporaine a perdu son caractère « hégémonique » dans le paysage des arts musicaux contemporains. Mais surtout le monde a changé. Les musiques et les artistes circulent sur toutes les rondeurs de la planète, recomposant une nouvelle géographie musicale déterritorialisée. L'intérêt que l'écriture contemporaine a toujours manifesté pour les musiques traditionnelles en y intégrant certaines de ses formes et structures dans l'écriture occidentale (Bartok, Debussy, Messiaen, Reich, Ligeti...), s'est transformé en de nouvelles collaborations plus « équitables », pourrions nous dire nous, à travers de véritables projets « transculturels » associant compositeurs et musiciens des traditions occidentales et des pays du Sud et élaborés en commun. Les musiques « savantes » du Nord et du Sud se rejoignent. Les musiques populaires se métissent.
Dans le nouveau contexte de la mondialisation, c'est cette voie que nous avons privilégiée depuis une dizaine d'année avec de nombreuses créations « transculturelles » que nous avons produites, puis qui ont fait leur vie en tournant partout dans le monde.
Les Musiques Nomades sont nées, il y a 7 ans. C'est une sorte de contrepoint naturel des 38e Rugissants. Elles se déroulent toute l'année à raison d'un concert par mois et sont dédiées aux grandes formes traditionnelles que l'on n'a pas souvent l'occasion d'écouter et de voir, provenant d'Afrique et de l'Asie principalement, mais aussi aux nouvelles musiques traditionnelles qui ont fait sortir les musiques populaires de leur carcan folklorique.
Apparemment en opposition, ces deux manifestations s'intéressent aux formes rares et nouvelles des musiques du monde contemporain et tentent de sortir de cet antagoniste qui n'a plus beaucoup de sens entre tradition et modernité. Elles sont complémentaires et l'on peut retrouver des artistes invités dans les Musiques Nomades lors d'une création un peu plus tard dans les 38e Rugissants.
Cette année est celle du Brésil. D'ailleurs, le festival « 38e Rugissants » consacre sa soirée de clôture à ce pays. Quel type de voyage musical dans l'histoire du Brésil avez-vous choisi de nous faire découvrir ?
La saison « Brésil, Brésils » peut difficilement sortir de ce qui fait la notoriété de la musique brésilienne : samba, bossa, foro, tropicalisme, etc.
J'ai souhaité mettre en scène aux prochains 38e deux formes musicales non présentées lors de cette saison. La première c'est la musique brésilienne du XVII siècle, musique baroque composée sous l'influence des Portugais par les anciens esclaves africains affranchis, et interprétée par l'Ensemble XVIII-21. Nous allons y associer des chants et percussions amérindiens avec Yaki Kandru, et une création contemporaine du compositeur d'origine antillaise Thierry Pecou, inspirée des mythologies des indiens d'Amazonie. Cette grande soirée « fleuve » durera plus de trois heures.
En amont, plusieurs œuvres de compositeurs contemporains brésiliens seront joués en « première » à Grenoble par le percussionniste Thierry Miroglio et la pianiste Ancuza Aprodu.
Enfin, une fête de clôture rassemblera la Batook de Grenoble, excellent groupe de percussions afro-brésiliennes, des danseurs et DJs.
« Les musiques nomades » est une manifestation dédiée aux musiques traditionnelles se présentant sous la forme d'un rendez-vous mensuel durant toute une saison. Chaque année, une couleur prédomine dans le programme. Pour cette nouvelle édition, quel est le thème majeur ?
Il n'y a pas de véritable thématique cette année. Une thématique peut devenir contraignante car elle empêche parfois de profiter de tournées exceptionnelles d'artistes venant se produire pour la première fois ou très peu en Europe.
En revanche, la couleur prédominante de la prochaine saison sera « orientale », du Maghreb au Moyen-Orient, avec Chérifa du Maroc et les Musiciens du Nil, de l'Iran à la Mauritanie avec la création Mohamed Ould Meydah /trio Chémirani, de l'Italie jusqu'en Inde avec les danses et musiques de l'Inde du Nord et la reprise de Trans(e)tambourins, quatuor de tambourins italien, égyptien, brésilien et indien, de Carlo Rizzo, créé aux 38e il y a quelques années.
Les rencontres musicales proposées tissent des liens entre les musiques traditionnelles, savantes, et contemporaines. Quelle place est donnée au collectage et à la transmission d'un répertoire oral au sein de l'écriture musicale d'aujourd'hui ? Avez-vous le sentiment que de nouveaux langages musicaux en commun se construisent ?
Le collectage n'est pas notre domaine. D'autres le font très bien. En revanche la transmission d'un répertoire, qu'il soit oral ou écrit est permanent dans la musique contemporaine comme dans les musiques traditionnelles. Ce qui est nouveau, c'est qu'il n'est plus besoin de faire table rase du passé pour construire du neuf en musique, fondement même de la musique contemporaine. Le contexte idéologique a changé, grâce à dieu !
Aujourd'hui des artistes traditionnels, spécialistes incontestés de leur instrument ou leur art s'engagent vers des formes « hybrides », de rencontres et de partage de savoir-faire pour imaginer un nouveau répertoire vivant et ancré dans l'époque. Incontestablement les esthétiques, en migration accélérée, se métissent. De nouveaux alliages de timbres, de rythmes s'inventent. Parfois des musiques qui se sont perdues de vue se retrouvent, de l'Inde à l'Espagne, de l'Afrique sub-saharienne au Maghreb, renouant avec l'histoire commune de leurs origines.
Les concerts et spectacles programmés sont autant d'histoires musicales évoluant entre modernité et tradition, et dévoilent des vibrations spirituelles. Selon vous, comment sont vécus et restitués les rituels et croyances de chaque culture dans la création contemporaine ?
Grand débat ! Toute musique a une dimension spirituelle ! La musique contemporaine ou électroacoustique est jalonnée d'œuvres aux références religieuses dans leurs sources d'inspirations. Le concert lui-même est déjà un rituel, une communion collective, une sorte d'épiphanie profane, si je puis dire.
Mais les musiques traditionnelles dévotionnelles sont l'expression même d'un dialogue avec le divin ou les divinités d'une culture donnée. Très souvent les artistes travaillent un répertoire « profanisé » pour le public occidental, mais gardent les formes les plus sacrées à l'abri des représentations publiques.
Dans les rencontres transculturelles, ce qui est souvent passionnant, c'est que plusieurs cultures partagent et échangent leurs traditions, leurs savoir-faire, leurs rituels, leurs croyances, leur cosmogonie. C'est une alchimie fragile, un métissage sensible où chaque imaginaire s'ouvre à celui de l'autre, tout en gardant sa propre identité, son propre regard qui le relie à l'invisible, au divin.
Les rituels, les croyances, souvent très ancrés dans la tradition, ne sont jamais figés mais évoluent en permanence. « Il n'y a que le changement qui ne change pas », dit le Livre des Transformations chinois.
Au fond la tradition est d'une grande modernité à condition qu'elle ne soit pas utilisée à des fins identitaires et intégristes, mais cela est un autre histoire...
Propos recueillis par S.D.
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Le 38e Rugissants
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tel : 04 76 51 12 92
[contact@38rugissants.com->contact@38rugissants.com]
www.38rugissants.com
Du 30 novembre au 10 décembre
Le 38e Rugissants avec notamment « Silences » de Valérie Joly, William Barton, Quatuor Kairos avec Deborah Kayser & Yang Chunwei, les Solistes du CNR, Bayarbaatar/Bernard Fort, ect.