Denis Cerclet est Maître de conférences
et chercheur en ethnologie à
l’Université Lumière Lyon 2 et responsable
de l’IUP Métiers des Arts et
de la Culture. Son travail de
recherche est axé sur le patrimoine,
le lien social et la mémoire. A l’occasion
des journées interrégionales sur
« la collecte des musiques traditionnelles
et sa valorisation » co-organisées
par le CMTRA, le CLRMDT et
l’Arcade-Paca en 2003, il était intervenu
sur le thème : "Recueillir,
conserver et transmettre le patrimoine
: quels sens et quels enjeux
pour la société ?"
Recueillir, conserver et transmettre
sont des actes toujours recommencés :
ils sont le fait d’individus et, par là, de
sociétés qui sont continuellement
changeants. Rien n’est donné et encore
plus sûrement de manière durable. De
ce point de vue, recueillir s’apparente
à une invention, conserver ne peut être
assimilé au maintien dans un état
durable et transmettre n’équivaut pas
à faire passer une idée ou un objet
d’une personne à une autre.
Les êtres humains ne sont pas dans une
relation de face à face avec la réalité.
Parce que celle-ci n’existe pas, pour
nous, de manière objective et que nous
n’en sommes pas séparés, nous devons
concevoir nos actions comme des
constructions à la fois de notre environnement
et de nous-mêmes. Ainsi
recueillir est bien le produit d’une
construction cognitive liée à une situation
particulière.
On ne recueille pas toute une époque,
toute une culture, mais on se focalise
sur des instants, des moments parcellaires,
des objets que l’on construit
comme des parties que l’on a vraisemblablement
le sentiment de faire valoir
pour le tout. Ce sont des échantillons
qui exemplifient une réalité bien plus
vaste car ils nous permettent de coaguler
des souvenirs épars tant que
ceux-ci sont entretenus. Ils représentent
cependant des préférences personnelles,
ou les goûts d’une époque,
d’un groupe social, une mode en
quelque sorte.
Conserver doit subir le même traitement
car rien ne peut être arrêté tant
qu’il y a des individus vivants pour
penser le monde. Et même si notre
espèce disparaissait, la matière poursuivrait
son oeuvre et se modifierait
inlassablement. Il en est de même de la
mémoire que l’on pense trop souvent
comme un lieu de conservation. Il ne
semble pourtant pas en être ainsi. Les
neurophysiologistes ont bien montré
qu’il y a plusieurs types de mémoires
et que le souvenir de la rencontre
d’une personne, par exemple, est dispersé
dans notre corps et que l’acte de
remémoration va consister en une
recomposition bien approximative et
qui dans tout les cas ne permettra pas
de retrouver fidèlement l’original. Il en
est de même pour une musique enregistrée
qui ne pourra jamais être diffusée
dans des conditions matérielles
et d’écoute identiques.
Conserver, c’est se focaliser sur un
objet pour l’inscrire dans la permanence
mais c’est aussi taire le processus
continuel d’invention qui est pourtant
le seul garant de sa perpétuation
dans les pratiques sociales.
La transmission pâtit encore d’une
conception mécanique de la communication
: A transmet un objet, une idée
Z à B. Les acteurs et les actants sont
bien identifiés et l’action peut se résumer
à une flèche orientée de l’un à
l’autre. Mais peut-on encore penser
ainsi alors que nous nous référons
constamment à des notions telles que
changement, dynamique et mouvement
? En tant qu’enseignant, je sais
bien que si j’avais la volonté de transmettre
un savoir constitué pour que les
étudiants l’incorporent, l’ethnologie
serait une discipline morte, qui ne
serait plus en train de se faire. La transmission
est un mot encombrant car il
est marqué par l’idée d’un passage
unidirectionnel qui correspond à
l’orientation du cours du temps. Du
passé vers le présent, de l’un à l’autre
sans que soit évoqué la co-construction.
Et pourtant, ce que l’on observe
est proche de la conversation et plus
encore de la discussion de café car rien
n’est constant. Si je reprends A et B :
ils vont se modifier au cours de la relation
et Z va se constituer au cours de la
rencontre. Tout change. Pour revenir à
mon domaine, la pratique de terrain
correspond à la création d’un monde
commun qui n’était pas contenu tel
quel dans A ni dans B mais qui va,
comme le suggère ce que l’on vient de
dire sur la mémoire, être une création
qui emprunte, de manière approximative
et vraisemblablement désordonnée,
aux expériences vécues de l’un
et de l’autre, réinventées à partir des
enjeux de la situation ou de la
rencontre.
Il nous faut bien admettre, comme
nous l’ont suggéré Reinhardt Koselleck
(Le futur passé. Contribution à la
sémantique des temps historiques,
1979, Editions de l’Ehess, 1990) et
François Hartog (Régimes d’historicité.
Présentisme et expériences du
temps, Editions du Seuil, 2003), que
tout se passe au présent. Non seulement
parce que ni le passé ou l’histoire
ou la mémoire ni l’avenir ou les prévisions
ne sont suffisamment tangibles
pour orienter l’action mais aussi parce
notre rapport au monde s’est “phénoménologisé”.
C’est-à-dire que nous
attachons de l’importance aux sensations
et à ce que nous éprouvons. Le
maître mot de ce changement est vraisemblablement
celui d’expérience car
il nous permet de rendre manifeste le
processus par lequel nous vivons et
nous éprouvons notre existence.
La mémoire, l’histoire, et plus généralement
le passé, se font toujours au
présent, sont des constructions orientées
par les enjeux du présent. Les
oeuvres du passé que je regarde ou que
j’écoute sont, en ce sens, des oeuvres
du présent, elles ne nous disent objectivement
rien du passé. Les significations
que je leur accorde, les émotions
que je ressens à leur vision ou à leur
écoute ne sont que le fait de mon imagination.
La connaissance que j’ai de
cette époque est aussi réinterprété,
retravaillé perpétuellement. Cette
notion de réinvention, de réinterprétation
continuelle nous permet de comprendre
notre histoire, notre humanité,
parce que jamais aucune solution n’est
donnée par avance.
Cela introduit des questions importantes
qui ont été travaillées par certains
auteurs dont Jean Pouillon (“Tradition
: transmission ou reconstruction”,
in Fétiches sans fétichisme,
Paris, Maspéro, 1975, 155-173) et
Gérard Lenclud, (”La tradition n'est
plus ce qu'elle était …”, Terrain, oct.,
n° 9, 1987, 110-123). L’idée que la tradition
vienne du passé, influence notre
présent et se transmette quasiment
sans transformation, fait partie encore
de notre sens commun. Il a fallu le travail
de ses auteurs, et sans doute une
mode accordée au patrimoine, pour
nous aider à penser au présent. La
notion de tradition n’était qu’une
façon de nier en quelque sorte l’action
transformatrice du devenir.
Ces actions que vous appelez de
recueil, de conservation et de transmission
sont des actions sociales qui
permettent de publiciser des valeurs,
des choix politiques et cela est très
important. Ces actions s’apparentent à
des conceptions du monde, des utopies
sans lesquelles il ne peut y avoir de
projet de société. Dans ce sens, recueil,
conservation et transmission sont des
actions fondamentalement sociales. Le
recueil engage dans cette attitude d’enquête
et d’interprétation de l’environnement.
La conservation permet de
mettre l’accent sur ce qui vaut d’être
conservé et qui nécessite une attention
commune et la transmission dit la
volonté de partage. Ces trois actions
ainsi redéfinies dénotent une attention
aux autres qu’ils soient éloignés dans
l’espace ou dans le temps, et surtout
elles me semblent renvoyer à l’idée
d’une humanité commune. L’espace
public, par ces actions et d’autres,
serait alors le lieu de l’expression et de
l’appréciation de la diversité, et de la
construction continuelle d'un monde commun.