Entretien avec Grégory Mouret, réalisateur de films documentaires.
Tu as été chargé par le CMTRA de
réaliser un film à partir des collectes
menées dans le quartier de la
Guillotière. Comment décrirais-tu
ce travail un peu particulier ?
G.M : On était en effet face à une
démarche inhabituelle, celle de réaliser
un film – avec tout ce que ça comporte,
et principalement de faire émerger
une histoire- à partir d’un collectage.
Ce type de travail de terrain
implique une technique de tournage
particulière car l’usage premier est de
faire un état des lieux et une mise en
mémoire d’un ensemble de témoignages
et de pratiques. Les images
avaient donc été tournées en fonction
de l’intérêt sociologique et musical,
sans présumer de la forme que pourrait
prendre le film. C’est vrai que c’était
un exercice un peu particulier mais qui
répondait très bien à mon avis au souhait
de l’équipe du CMT d’offrir à tous
les gens qui ont participé à ce terrain
une restitution des recherches menées
pendant trois ans et de faire découvrir
le résultat de ces collectes au-delà du
quartier. La difficulté de cet exercice
était de partir d’une matière première
très dense (une centaine d’heures de
captation), principalement constitué
d’interview et de captations de
moments musicaux dans le quartier,
soit en situation de concert, soit en
situation communautaire ou au domicile
des personnes et faire émerger un
certain nombre d’idées, les traduire et
construire une narration liée. D’un
point de vue technique, ça pose un certain
nombre de problèmes.
Nous sommes partis des éléments
d’analyse qu’ont dégagé les auteurs de
la recherche lorsqu’ils ont pu prendre
un peu de recul et s’appuyer sur les
problématiques qu’ils ont soulevées
pendant leurs recherches, les réponses
qu’ils ont pu y amener et essayer de
calquer ces réflexions sur de la matière
brute, sur le collectage lui-même.
La grosse difficulté de cet exercice,
c’est de construire du lien, de donner
du sens et de raconter une histoire à
partir d’éléments extrêmement bruts et
qui ne reposent que sur de la parole et
du témoignage musical. Il a donc fallu
trouver un certain nombre d’entrées
possibles, d’un point de vue géographique,
sociologique et d’essayer, à
travers une multitude d’exemples singuliers,
de donner du sens à l’ensemble,
mettre en avant des problématiques
générales sur le thème des
musiques d’un quartier et des fonctions
sociales et culturelles qu’elles
occupent. On a cherché à faire émerger
un discours collectif à partir d’un
ensemble de discours particuliers.
Quelle « entrée » a finalement été
privilégiée ?
Parmi tout ce qui avait été collecté,
une réalité se dégageait de manière
particulièrement forte : celle des
musiques en situation communautaire.
C’est quelque chose qui peut faire peur
et qui est souvent identifié à l’idée de
replis et de non-intégration mais ce
n’est pas forcément vrai. Le regroupement
et la pratique collective sont une
étape nécessaire et positive pour l’installation
et le bien-être de groupes de
populations qui se retrouvent tout à
coup loin de chez eux. On a décidé de
respecter cette réalité du terrain. Même
si, dans l’absolu on milite plutôt pour
une interculturalité ou un métissage
culturel, il est évidant que l’on est
encore dans un état de communautarisme,
avec des trajectoires parallèles.
Plutôt que de cacher ça, il nous a paru
intéressant de dédramatiser cette réalité
en montrant ce qu’elle porte de
beau, de joyeux…
Mais ce qui nous porte tout au long
du film, c’est surtout l’entre-communauté
c’est-à-dire le quartier lui-même
puisque la recherche a comme point de
départ cette unité géographique. On
s’est amusé à construire plusieurs portraits
de personnes et de groupes de
ce quartier et on a joué sur le décalage
entre les façades de ces immeubles.
Son apparence exotique ou banale, les
images « premières » et caricaturales
qu’il nous renvoie, et l’intimité qu’il
recèle. Par la parole, les musiques des
habitants, en entrant peu à peu dans
leurs mondes, on va avoir un tout autre
regard sur ces images du quartier lui-même.
Est-ce que pour toi l’idée de départ
du projet qui était de rendre compte
d’une diversité de cultures dans un
même quartier est respectée ?
On est dans l’espace d’un film. On ne
peut donc pas être exhaustif. Faire un
film c’est faire des choix en permanence
et ça veut dire éliminer des
choses au profit d’autres. Malgré tout
je pense qu’on a réussi à amener un
regard plutôt riche sur cette réalité
dans le sens où déjà on rencontre des
gens de façon relativement intime, à
travers leur pratique culturelle et
notamment musicale, qu’on a un
regard qui nous éclaire sur le parcours
de ces personnes. Finalement, on
arrive à une diversité qui est assez
intéressante puisque onze cultures
musicales sont représentées.
Que pourrais-tu dire de la
pertinence de l’utilisation de l’outil
vidéo pour rendre compte de ce type
de travail de collecte ?
A mon avis le film est un excellent
outil de restitution et de médiation.
C’est un peu grâce à la magie et à
l’universalité de l’image mais surtout
parce que c’est un média indépendant
des personnes qui ont témoigné dans
ce film et indépendant des personnes
qui on pensé et fait la recherche. Un
film se construit à partir d’un point de
vue et ce point de vue est central dans
un dialogue entre des gens qui ont
mené une recherche et des gens qui ont
participé à cette recherche. Il y a un
décalage possible, grâce au point de
vue de la réalisation qui favorise
l’échange entre les deux parties. Quoi
qu’il en soit, l’idée de restitution est
fondamentale. C’est une évidence
aujourd’hui, surtout lorsque l’on mène
des études d’ethno et d’ethnomusicologie
qu’il y a un rendu nécessaire
auprès des populations enquêtées. Le
film, l’audio, tous ces médias très
contemporains et sont un vecteur
indispensable aujourd’hui même s’il
est très connoté. Dans notre société
nous sommes entouré d’un type
d’image et là nous essayons de
proposer un autre type d’images. Il
faut savoir les accompagner. Une restitution
par l’image seule n’est peut-être
pas suffisante, il faut parfois les accompagner
de retours, de discussions, de
débats…
C’est un film qui est à la frontière
entre une restitution et une
création …
Je pense que dans un outil de médiation
qui traite de sujets scientifiques ou
sociaux on doit assumer sa subjectivité.
C’est la condition sine qua non
pour qu’un film fonctionne. On ne doit
surtout pas chercher les mêmes objectifs
que la recherche elle-même. C’est
en cela que c’est un médiateur. Le film
en lui-même n’est pas un travail de
recherche mais un travail de médiation
qui doit utiliser ses propres outils et
son propre langage. C’est cette subjectivité,
le point de vue d’un auteur,
d’un réalisateur qui va permettre le
lien entre ceux qui ont mené la
recherche et ceux qui vont voir le film.
C’est à travers cette traduction de l’auteur
et du réalisateur, à travers un
regard porté sur le réel, proposé
aux spectateurs. Si la subjectivité de
ce regard est assumée, on peut
ensuite discuter du fondement, de
l’intention que j’ai voulu mettre
derrière.
C’est un film très peu explicite, qui
ne mâche pas le travail aux spectateurs
et qui du coup est un peu mystérieux…
Pourquoi ce parti pris ?
C’est une technique possible parmi
tant d’autres. Je pense qu’elle est relativement
adaptée parce qu’on a travaillé
à partir de la parole des gens et
nous voulions la respecter et la valoriser.
D’autre part, c’est ce qui, à notre
avis, permettait de garantir le maximum
d’empathie avec les personnages
rencontrés dans le film. Des choix de
discours ont été faits mais malgré tout
on reste toujours à la première personne
: ce sont les gens qui nous parlent
d’eux-mêmes, de leur pratique
musicale, de leur vécu personnel, de
celui de leur groupe. Quand on arrive
sur un terrain on a forcément une
vision parcellaire, à travers le prisme
unique de la parole des gens. Donc
oui, c’est un peu mystérieux mais c’est
un peu la réalité de la rencontre qui
est mise en avant.
Pourquoi ce titre « Musiques de la
ville ordinaire » ?
L’idée qui est derrière et qui était vraiment
dans l’intention du film c’est de
montrer que derrière le quotidien, derrière
une apparente banalité de la ville,
derrière l’ordinaire se cache énormément
de richesse. Ces mots peuvent
paraître un peu péjoratifs mais pour
nous il ne le sont pas.C’est ça qu’on
essaye de mettre en avant. C’est à dire
qu’on n’a pas besoin d’être dans l’exceptionnel,
dans ce qui est classé,
repéré, distingué, dans la représentation
pour trouver de belles choses et
des choses qui nous parlent à tous et
encore une fois c’est pour cela qu’on a
décidé de faire cet aller-retour permanent
entre le quartier et ses façades et
l’intimité des gens, de l’autre côté des
murs, où se cachent des trésors.
Ce film fait parti d’un DVD dans
lequel on pourra trouver d’autres
petits films…
Oui. Ce qui est intéressant dans ce projet
c’est que le film, pour une fois,
n’est pas tout seul. Il fait parti de tout
un coffret dans lequel on pourra trouver
différents regards sur le travail
mené dans ce quartier : de l’écrit, du
son, de l’image fixe et de l’image animée.
C’est quelque chose de rare et
ça amène une diversité de regards. Les
modules complémentaires présentent
des éléments que l’on n’a pas mis dans
le film et en l’occurrence des éléments
présentant le travail d’animation culturelle,
d’organisation d’événements
et de moments de rencontres, mené par
le CMTRA sur le terrain. Pour le
CMTRA, l’idée est de mener une
recherche et en parallèle, de permettre
la rencontre des populations. Les personnages
du film et du documentaire
audio, les habitants du quartier de la
Guillotière qui ont été collectés ont eu
l’occasion, par le biais des différentes
actions proposées de se rencontrer les
uns les autres, d’échanger sur leur
musique voir même de pratiquer la
musique des uns et des autres à travers
notamment le projet de chorale.