Par Fabrice Contri, Professeur d’ethnomusicologie au CNSMD de Lyon
Le terrain
En Inde, chanter apparaît rarement
banal. Sans doute la légèreté conduit elle
sur les chemins de la délivrance
(moksha). Car si elle est une source
d’oubli, elle permet aussi l'envol.
Chanter, c'est jouer avec la pesanteur :
on prend appui sur le mot, on s'y enracine
mais la musique, en son élan,
possède aussi quelque chose de l’oiseau,
cet être si cher aux mystiques de
l’Inde comme à tous ceux du monde.
Il y a en cela un peu de Newton et de
Mermoz en chaque parole chantée, de
Nandi et de Garuda dirait peut-être
une métaphore indienne...
Les villes de l'Inde contemporaine
assaillent le visiteur : parce qu'elles
s'agitent, brûlent, pétaradent en tout
sens, parce que les buildings se hérissent
chaque jour avec un peu plus de
vigueur, elles semblent s'offrir immédiatement,
sans pudeur, comme si les
pancartes anglophones au-dessus des
vitrines venaient tout afficher, suffisaient
à tout expliquer. Mais il faut
aussi savoir se faufiler dans le lacis de
certaines ruelles, dans les cours
sombres de modestes maisons, dans le
cœur des temples placardés de couleurs.
D'autres paysages, d'autres
visions, d'autres voix surgissent soudain.
Le réel se transforme, une voix
secrète, du recoin, du détour se fait
entendre par-delà le quotidien. Et c'est
aussi cela l'art de chanter. L'employé
de banque se révèle alors parfois
poète, chantre, musicien ; l’étudiant en
mathématiques devient joueur de tablâ ;
le clavier de l'harmonium sonne sous
les doigts agiles de l'informaticien...
L’enregistrement
Tout CD apparaît comme un compromis.
C’est un impératif lié au principe
même de l’enregistrement : la situation
de son écoute ne peut que différer du
contexte qui l’a vu naître. C’est là le
pêcher de la distance qu’il s’agisse de
l’espace ou du temps.
Le présent enregistrement se veut tout
d’abord le témoignage d’une enquête
ethnomusicologique sur une ville –
Kochi au Kerala – et une communauté.
Les musiciens enregistrés ne
sont pas des professionnels dans le
sens où ils ne vivent pas de leurs activités
musicales. Leur troupe participe
cependant régulièrement à de nombreuses
cérémonies et festivals dans
les temples du Sud et du Centre de
l’Inde. Leur répertoire consiste principalement
à chanter la harikathâ, un
genre poético-musical dans lequel un
narrateur raconte à une assemblée de
fidèles, qui lui répond, la vie des
grands saints de l’hindouisme mais
aussi parfois d’autres religions. C’est
donc une activité socio-religieuse
avant d'être un art.
Ménager le plaisir d’une écoute "Ã
l’occidentale", essentiellement esthétique,
mais aussi préserver l’esprit et
l’inspiration originels de la harikathâ a
été l’une des priorités de tous ceux qui
ont participé à la réalisation de ce
disque. En ce qui concerne les musiciens,
les plus confirmés ont ainsi été
retenus pour l’enregistrement, mais
certains membres de l’assemblée des
fidèles ont également participé aux
chœurs afin que la dimension artistique
ne trahisse pas les conditions et
les intentions initiales. En outre, deux
passages parlés, en langue vernaculaire,
ont été conservés dans le CD.
Bien que la signification propre des
mots ne sera pas comprise par la majorité
des auditeurs occidentaux - qui
ignorent des langues comme le
marathe ou le konkanî - ces passages
révèleront sans aucun doute toute la
musicalité et l’émotion de la parole du
récitant. Car le récit, savoir ravir son
auditoire par le truchement du verbe,
constitue la part essentiel de la harikathâ.
Le livret
C’est ici que le livret peut constituer
un complément d’écoute pertinent. La
collection des Archives Internationales
de Musique Populaire (AIMP, label
VDE) lui accorde une place importante,
comme la majorité de celles spécialisées
dans les publications ethnomusicologiques.
Dans le cas présent,
nous espérons avoir répondu le plus
fidèlement possible aux désirs des
musiciens. La parole a ainsi souvent
été offerte à Umesh Kamath, leader de
la troupe, en le citant à maintes
reprises afin que le message qu’il a
désiré transmettre, en acceptant d’être
"mis en CD", puisse être transmis.
Bien qu’empreints d’une immense
tolérance, les sujets de certains poèmes
peuvent surprendre l’auditeur non
averti comme par exemple celui où il
est fait référence à l’emmurement
volontaire, à l’âge de 21 ans, de Jñânesvara,
l’un des principaux saints
poètes du Mahârâshtra que chante la
communauté konkanî de Kochi. S’il se
veut naturellement pédagogique, le
livret, sans démagogie, cherche à révéler
la réalité des musiciens, acteurs
fondamentaux du projet discographique.
Ainsi l’accent a-t-il été davantage
mis sur la dimension philosophique
et éthique que sur l’aspect
purement musical.
L’un des principaux dangers du CD
nous semble être le nivellement :
rendre uniformes et équivalents des
phénomènes sonores aussi différents
qu’un katajak inuit, une improvisation
sur le setâr en Iran, une sonate de Beethoven...
Certes, la musique sonnera
différemment dans chaque cas mais
quelles images l’auditeur percevra-t-il
durant "son" écoute ? La volonté de
tolérance et d’équanimité ne doit pas
pour autant, comme cela arrive pourtant,
gommer les différences. S’il est
important que l’auditeur puisse façonner
son "propre" imaginaire, cette
"propriété" ne semble pas pouvoir
ignorer totalement les écarts qui nourrissent
la diversité humaine et musicale
qui fascine tant d’ethnomusicologues
et, plus largement, de "voyageurs".
Les personnes enregistrées dans ce CD
chantent avant tout leur ferveur, leur
humanisme et leur émerveillement
face à la Création. Certes la musique
constitue pour eux aussi un mode
d’expression esthétique, mais elle
n’existerait pas sans cette intention
première : elle n’est que l’émanation
d’une exaltation intérieure, et non sa
source. Le compromis de l’enregistrement
ne peut masquer de tels phénomènes.
L’équipe
Qu’il me soit donné de remercier ici,
pour leur confiance et leur enthousiasme,
tous ceux qui ont permis à ce
CD de voir le jour, notamment Laurent
Aubert (Musée d’ethnographie de
Genève, directeur de la collection
AIMP) et Renaud Millet-Lacombe
(Ingénieur du son, Studio HUSH
sound, Genève). Qu’il me soit aussi
permis d’espérer que les collaborations
entamées il y a quelques années
déjà entre la ville de Lyon (CNSMDL,
Opéra, Muséum d'Histoire naturelle...)
et nos amis genevois (notamment des
Ateliers d’ethnomusicologie) puissent
croître encore dans les prochaines
années.
1 - Nandi : taureau, monture de Shiva.
Garuda : oiseau, Verbe-ailé, monture de
Vishnu.