La Guillotière, des mondes de musiques
Après quatre années de « terrain », le projet « Mémoires musicales de la Guillotière » touche à sa fin. Fondé sur l’exploration sonore de ce quartier de Lyon à la recherche de la diversité des pratiques musicales de ses habitants, il a donné lieu à des recherches historiques et à des collectes musicales ainsi qu’à de nombreuses rencontres interculturelles.
Cet été sortira le coffret Atlas sonore « La Guillotière, des mondes de musiques » qui, par différents biais et à travers différents regards, donne à entendre des musiques qui composent ce quartier. Il rassemble un film, des diaporamas photos, un documentaire sonore ainsi qu’un livret décrivant les différentes étapes de ce projet.
Ce dossier spécial est l’occasion de prendre un peu de distance quant à ce type de démarche et d’interroger l’ensemble de la chaîne qui, de la collecte à la création, permet d’identifier et de rendre accessible des éléments méconnus du patrimoine artistique et culturel. Trois regards, celui de l’histoire des collectes en Rhône-Alpes (entretien avec Eric Montbel), celui de la réalisation d’outils de médiation (entretien avec Grégory Mouret) et enfin celui du recul théorique et philosophique, (intervention de Denis Cerclet) composent ce dossier thématique. Entretien avec Eric Montbel, co-fondateur et co-directeur du CMTRA durant plus de dix ans. Il enseigne aujourd'hui
l'ethnomusicologie à l'Université de Provence (Musicologie-Aix-en-Provence) et à la Cité de la Musique de Marseille.
CMTRA : Peux-tu retracer l’histoire
du collectage au Centre des
Musiques Traditionnelles, en commençant
peut-être par la démarche
du mouvement revivaliste ?
E.M : J’ai commencé à faire du « collectage
», comme on disait, en 1976
et surtout à partir de 78, avec le groupe
Le Grand rouge c’est-à-dire Olivier
Durif, Christian Oller et Pierre Imbert.
On avait 20 ans, nous habitions à
Lyon, mais paradoxalement nous
allions collecter assez loin, en
Auvergne, en Limousin, là où vivaient
encore les grands maîtres des pratiques
instrumentales, les joueurs de cornemuse,
de vielle, de violon, d’accordéon
; et puis assez vite on s’est intéressé
aux répertoires des chanteurs et
chanteuses. Dès le départ, nous voulions
à la fois « recueillir et pratiquer », dans
une sorte d’utopie très productrice.
Pour nous c’était la perspective d’une
nouvelle musique de tradition orale,
avec une esthétique très dépouillée,
très « roots ». Je pense que ce raccourci
n’est pas artificiel : c’est le
besoin d’une esthétique rugueuse et en
même temps accessible, de musiques
non écrites, qui nous a amené vers ces
instruments et ces répertoires. A
l’époque on les qualifiait de « folkloriques
», ces musiques étaient complètement
méprisées, non seulement par
la génération qui nous précédait mais
aussi par les gens de notre propre
génération, ceux qui avaient choisi le
Rock, le Punk, et qui voyait cela
comme une opposition. Maintenant
avec le recul, je pense que ces
musiques ont beaucoup de choses en
commun dans la radicalité, la
recherche de sonorités, la violence parfois…
Sauf que nous on était très écolos,
on faisait du Punk-Folk, nous
étions attirés par une nouvelle culture
« non-urbaine », et poussés par un
besoin de « rural ». Ce qui bien sûr est
un trait essentiellement urbain, super-urbain
même ! C’était peut-être un peu
naïf mais en même temps ça a porté
ses fruits, puisqu’on a découvert beaucoup
de musiciens très âgés, mais qui
jouaient très bien et que personne
n’avait approché ni enregistré. L’ethnomusicologie
« officielle » de la
France (Musée des ATP) s’en désintéressait.
Et nous, de façon très empirique,
nous avons mis à jour des traditions
entières, qui ont été révélées et
étudiées. Très vite on est rentré en correspondance
avec d’autres gens qui
faisaient la même chose au même
moment dans le Centre de la France.
C’est ce qui nous a amené à créer l’Association
des Musiciens Routiniers.
On s’est finalement retrouvé une trentaine
à « collecter » en Centre France
et dans une partie de sud de la France.
L’idée de colletage était toujours en
lien avec ce souci de pratique, de
publication et d’apprentissage. C’était
déjà une chaîne : recueillir, transmettre
et finalement participer à la création de
musiques nouvelles. On gardait toujours
en tête la grande leçon que ces
vieux ours que nous allions écouter et
enregistrer nous transmettaient, celle
de l’individualisme et de l’invention :
non pas correspondre à un pseudo
modèle « traditionnel », mais innover
et mettre en avant sa propre personnalité
musicale.
Pendant une dizaine d’années, autour
de cette activité de collectage, nous
avons créé des groupes professionnels
et publié pas mal de chose, on a fondé
la revue « Plein jeu », puis « Modal »,
une collection de disques, des expos,
des stages, etc…. L’Association des
Musiciens Routiniers est ensuite devenue
la FAMT puis la FAMDT, et on a
eu l’idée de créer des structures beaucoup
plus régionales, ce qui, avec le
recul, fut un choix discutable à mon
avis… C’est comme ça que sont nés
les « Centres », des structures semi-institutionnelles
qui permettent une
visibilité politique, sans laisser de côté
l’artistique mais en l’accompagnant.
J’ai été chargé de concevoir une étude
de faisabilité d’un Centre de Musiques
Traditionnelles en Rhône-Alpes que
l’on a finalement créé l’année suivante
avec Jean Blanchard. C’était en 1990.
Comment ont été pensés ces Centres,
à partir de quelle structuration ? Y
a-t-il eu une volonté de préserver
cette « chaîne du collectage »?
Ces centres ont été conçus autour de
quatre axes, tels qu’on les défendait à
l’époque : « recueillir, conserver,
transmettre et créer ». C’est le principe
même des CMT partout où ils ont été
créés. À partir de là nous nous sommes
orientés d’avantage vers l’enquête systématique
dans les départements administratifs
: c’est là qu’intervient le
financeur comme initiateur de la
recherche, problématique bien connue
des chercheurs. C’est comme ça que
sont apparus ces fameux Atlas
Sonores, la collection de cassettes puis
de disques de publication des enquêtes
accessibles au grand public. L’idée
était de faire des « photographies
sonores », des recensements des sons
qu’on pouvait entendre et enregistrer
dans des localités très réduites, des
pays culturels comme Les baronnies,
le Vercors, le pays de Rive-de-Gier,
etc…… Pour les recherches, je me
suis appuyé sur des collecteurs locaux
comme Sylvestre Ducaroy en Bresse,
Jacky Bardot dans la Loire, bref des
personnes-relais qui avaient déjà commencé
ce travail.
L’idée de recherches sur les musiques
traditionnelles était très clairement
ouverte d’une part aux sons quels
qu’ils soient, aux sons écologiques,
aux bruits, aux paysages sonores,
rejoignant la démarche des musiques
contemporaines. Et l’objectivité du
son, ce fut aussi cette confirmation de
la présence de musiciens d’origine
étrangère sur ces territoires, à l’opposé
d’une image folklorique de musiques
traditionnelles « pures », « authentiques
», « immuables »… On essayait
de capter l’ensemble des mémoires
sonores présentes dans ces pays.
D’autre part à l’issue de chaque
enquête, il fallait travailler à une
réduction du fruit de ces recherches
pour pouvoir publier : il y avait des
dizaines et des dizaines d’heures d’enregistrement.
Donc choix dicté par
l’intérêt esthétique ou sociologique du
son, le reste étant « rangé » dans une
armoire métallique puisqu’à l’époque,
nous n’avions aucun moyen de numériser
et de mettre à disposition l’ensemble
des enregistrements.
Ensuite il y a eu le passage aux
musiques urbaines,aux musiques de
l’immigration ?
Oui. Ça s’est fait très naturellement.
On s’est intéressé aux musiques
urbaines parce que le collectage en
région conduisait à observer l’état des
musiques de tradition orale dans les
villes. On s’était rapproché un peu de
cette démarche en travaillant en milieu
néo-rural, à Rive-de-Gier, avec Jacky
Bardot. On s’était rendu compte qu’il
y avait là des traditions urbaines extrêmement
vivantes, auxquelles peu de
gens s’intéressaient : les fanfares, les
chants de mineurs, les Joutes, etc... En
1995 je crois j’ai rencontré Richard
Monségu qui a l’époque était chercheur
en science sociales à la Fac, et
qui avait cette particularité incroyable
d’être à la fois musicien et vraiment
préoccupé d’enquête, dans la logique
de Bourdieu d’une certaine façon. J’ai
été absolument stupéfait de voir le travail
qu’il faisait auprès des musiciens
du Maghreb à Lyon, musiciens qui
étaient beaucoup moins appréciés
qu’ils peuvent l’être maintenant. Leurs
musiques étaient très marginales.
Il m’a présenté beaucoup de grands
musiciens comme Omar El Maghrebi
ou Mohamed Madhi par exemple, des
gens qui travaillaient la journée chez
Berliet ou ailleurs, des compositeurs,
luthiers, interprètes... Là j’ai vu l’incroyable
réalité de ce foisonnement
musical à Lyon, Saint-Étienne et Grenoble,
toutes ces « musiques arabes »
d’une grande diversité, aussi bien
populaires que savantes, ces chants
kabyles de contestation politique, ou
de critique de mœurs comme le Raï.
On a réuni un certain nombre de ces
musiques dans un disque et on a
essayé de faire un accompagnement de
certains artistes pour les professionnaliser,
les accompagner dans une visibilité
et les aider à se débarrasser des
problèmes administratifs, grâce au travail
de Robert Caro. Donc l’artistique
a vite rejoint l’accompagnement
social… Dans toute cette démarche,
on était aidés et encouragés par le FAS
Ensuite nous avons mené un travail
similaire avec l’aide de Grégory
Ramos, qui connaissait bien les
milieux espagnols de la banlieue sud
de Lyon, Saint-Priest, Vénissieux,
Saint-Fons. Nous avons enquêté
auprès des musiciens de flamenco,
gitans ou non-gitans et là aussi nous
avons découvert un monde incroyable.
La démarche fut la même, concrétisée
par un disque , des concerts, etc…
Ensuite il restait les musiques inclassables,
qu’elles soient asiatiques, africaines,
ou d’Europe centrale, ce qui a
donné lieu à un disque que j’ai nommé
« Lyon Orientale » par commodité. Il
réunissait des musiques vietnamiennes,
kurdes, arméniennes…
Autant de musiques présentes dans les
villes de la région.
L’une des leçons c’est que toutes ces
musiques issues des différentes migrations,
subissent des transformations en
France : Soit elles se folklorisent dans
une volonté d’être restituées telles
quelles, « comme dans le rêve du pays
d’origine » et de façon plus radicale
encore, mises à l’abri de toute transformation,
chargées de nostalgie, de
revendication identitaire : ce qui en
soit est une modification « en négatif »
puisqu’on les soustrait à une évolution
naturelle, celle qui aurait eu lieu dans
le pays d’origine. Soit au contraire,
elles tendent vers une évolution faite
de fusions. Il y a là des phénomènes
très intéressants, comme ceux de la
translation d’une génération à l’autre,
les processus de déculturation et reculturation…
et tout ça se produit là, sous
nos yeux.
A ce moment-là, les Atlas ont pris la
forme de compilations, et sont devenus
des outils d’accompagnement
plus que des restitutions d’enquêtes
de terrain ?
Oui, on a laissé de côté la publication
des enregistrements in-vivo et des paysages
sonores et nous avons conduit
les musiciens en Studio : tout à coup
nous avions en face de nous des musiciens
« pros » ou néo-professionnels.
Du coup ils avaient une exigence par
rapport à la qualité du son, et pour
l’image qu’ils renvoyaient d’eux-mêmes.
On a donc mis en place une
sorte de système d’échange avec eux,
en leur proposant un produit musical
propre, un « cd-démo », dans une
volonté d’accompagnement artistique.
La présence à Saint-Fons, où le
CMTRA était implanté alors, d’un studio
de qualité et de Pascal Cacouault,
l’ingénieur du son que l’on connaît
maintenant, furent une chance. On a
dû faire une trentaine de disques
ensemble…
Ensuite est venu le temps des enquêtes
sur des quartiers de Lyon et là, j’ai préféré
passer le relais. Je pense que le travail
était trop aride, moins satisfaisant
pour moi musicalement. C’est peut-être
plus difficile d’aller enquêter dans
des quartiers, à partir d’une entrée territoriale,
parce qu’on est confronté à
un contenu artistique beaucoup moins
fort. Le travail est plus proche de l’enquête
sociologique que d’un travail
artistique.
Malgré les changements de perspectives,
vois-tu une continuité philosophique
et de parti pris dans
démarche du Centre et dans
pertinence de son action ?
Tu vois, depuis 1975, je me bagarre
tout le temps contre une certaine
conception de « modernité / postmodernité
» : on nous a souvent dit que
ce que nous faisions n’était pas actuel,
« moderne » : « faîtes du rock !
« faîtes du jazz ! », etc… ce qui est très
rigolo car ces musiques sont elles aussi
en train de folkloriser. Ce sont les
nigauds qui opposent les genres, car
modernité est là justement, dans l’intérêt
pour ces traditions orales, pour
leur évolution et leur mélange. Si
abordes l’histoire de la musique occidentale
au 20ème siècle, tu vois à quel
point ces musiques sont fondamentales,
impliquées dans toutes les esthétiques.
Elles ont fondé en partie
musique contemporaine, le blues,
rock, le hip-hop, le reggae… C’est fou
de ne pas voir la modernité de tout
et qu’on ait encore à se battre pour
défendre l’extrême actualité de ces
musiques. Une structure comme
CMTRA est là pour porter cette
modernité, « de Schaeffner à Schaeffer
». Ce n’est pas du tout du folklore
ou de l’archaïsme, c’est un lieu parmi
d’autres où se jouent les musiques
nouvelles, et il ne faut pas lâcher ça.
Ce qui est important et qui m’a toujours
motivé dans la démarche
Centre, c’est le lien entre la recherche,
la création, la diffusion, l’enseignement…
On ne peut pas dissocier ces
différents aspects, ni dans l’épistémologie
de la discipline, ni dans son avenir.
Le plus difficile dans ce processus
c’est peut-être de participer ou de donner
une visibilité à la création, aux
musiques au moment où elles s’expriment…
Et pourtant c’est fondamental
si ce n’est pas nous qui le faisons, c’est
le marchandage libéral qui s’en
charge, et sa loi du succès, c’est-à-dire
réduction, conformité, culture TF1.
Ce qui se joue ici est bien plus exaltant,
non ? On est passés en Europe,
vis-à-vis des musiques traditionnelles /
musiques du monde, vers 1900, d’une
prise de conscience et d’une curiosité
– une sorte d’attention craintive,
disons Debussy-Musée de l’Homme
pour faire court- à un début de compréhension
et donc de respect, dans
l’après-guerre : diffusion par le disque,
puis les concerts. Notre génération,
entre 1980 et 2000, a contribué à la
pratique directe de ces musiques, et à
la prise en compte des populations
étrangères sur le sol européen. La quatrième
étape, celle d’aujourd’hui, c’est
l’appropriation de ces instruments, et
des « musiques des autres » par notre
propre société, musiques qui contribueront
à la création. Et au bouleversement
de la notion d’identité : bienvenue
à l’idée que l’identité n’existe
pas.
1 « Musiciens du Maghreb à Lyon,
Grenoble, St-Etienne ».
CD CMTRA 11.
2 Fond d’action sociale devenu l’Acsé
3 « Flamenco à Lyon, St-Priest,
Vénissieux, St Fons… »
CD CMTRA 14