Lettre d'information n°34. Eté 1999 L'Ukraine, reconstruction d'une m
L'Ukraine est à l'honneur, cette année, au festival "Est-Ouest" de Die (26). Entretien avec Pierre Goetschel, réalisateur du documentaire "Un Voyage musical au fil d'une mémoire".
Pierre Goetschel : Je ne voulais pas qu'elle soit strictement ethnomusicologique, mais plus cinématographique, avec l'idée de trouver des personnes et des situations vivantes. Alors, pourquoi la musique et la mémoire, thème de la démarche, pour évoquer l'histoire de l'Ukraine parce que c'est un pays qui, par son histoire, a une mémoire presque tronquée, très difficile à mobiliser, dans la parole et dans l'histoire officielle qui n'existe pas ou peu.
A mon sens, un moyen très efficace de convoquer cette mémoire c'était justement la musique et plus précisément la musique traditionnelle. La rencontre avec des groupes d'origines culturelles différentes s'explique puisqu'en Ukraine les minorités sont nombreuses.
Pour mieux comprendre ce pays, il faut savoir que l'Ukraine a, d'une part, été particulièrement touchée par le communisme avec Staline, et d'autre part, par la deuxième guerre mondiale. C'est à dire que son peuple a toujours été un peu serf de tout le monde : serf des Russes, avant cela serf des Autrichiens, et pendant la guerre, les Allemands ont été présents en Ukraine. Il a donc subit d'une manière très négative les grands événements du XXème siècle, et les musiques traditionnelles portent la marque de tout cela.
CMTRA : Concrètement, comment avez-vous abordé ces minorités sur place ?
P.G. : Je voulais absolument que ce soit une itinérance. C'est un pays tout neuf, qui avec ses sept ans d'existence est dans une interrogation permanente sur son identité nationale, car la question du nationalisme se pose aussi là-bas, et donc la question des identités, de l'histoire et de l'origine de chacun, de façon encore plus accrue aujourd'hui, à la sortie du communisme.
Quant aux musiques traditionnelles, elles se font particulièrement l'écho de cette histoire-là. C'est-à-dire que les musiques traditionnelles ont été en partie interdites, ou alors transformées, russifiées ou stalinisées, dans les paroles des chansons ou avec l'interdiction de certains instruments...
L'Ukraine, comme tous les pays de l'Union Soviétique, a connu l'emprise des musiques traditionnelles par le régime communiste, manipulées et utilisées comme vitrines des républiques, comme folklore national. Cela a permis à beaucoup de groupes traditionnels de mener "grand train", de se balader partout dans l'Union, mais en même temps c'était la désincarnation et l'étouffement des autres cultures traditionnelles. Alors, aujourd'hui, toute cette mémoire interdite ressort, ou en tous cas, on peut aller essayer de la chercher.
En ce qui concerne mon travail, il n'était pas possible de le faire d'une manière exhaustive, parce qu'il y a énormément de minorités en Ukraine : il y a des Moldaves, des Bulgares, des Hongrois, et puis des Juifs, des Tatares... Alors, je me suis attaché à quelques groupes incarnant de manières différentes cette histoire par des musiques particulièrement fortes.
C'est à dire à ceux qui partent et à ceux qui reviennent : avec la communauté juive, qui a été une des plus grosses communautés d'Europe, que l'on appelait d'ailleurs "le Yiddish Land" en Ukraine avec les shtetels, ces petits villages qui ont été un exemple assez unique de la vie, de la communauté juive à l'intérieur d'un pays. Soit, ils ont été exterminés, soit ils sont partis en Israël, et il y a encore un mouvement d'émigration très fort aujourd'hui.
Ce qui m'intéressait, c'était d'observer les fragments, les bribes de cette mémoire et de la musique associée, la musique juive d'Europe centrale. Il est très difficile de retrouver les traces de cette musique là-bas, mais on peut dire sans doute qu'elle a imprégnée d'autres communautés. C'est le cas d' Odessa, grande ville juive au sud de l'Ukraine, une ville portuaire où là, la culture juive se diffuse partout. C'est une ville très méditerranéenne, très cosmopolite, très ouverte sur le monde, et quand on est à Odessa, on a pas tellement l'impression d'être en Ukraine, et les gens qui ont une fierté pour leur ville. Donc, là-bas je me suis amusé à rencontrer non pas les groupes officiels traditionnels, mais plutôt les petits musiciens de rue, parce que le moindre accordéoniste, saxophoniste connaît encore des chansons yiddish.
Les communautés qui reviennent sont les Tatares de Crimée, musulmans qui ont été chassés par Staline parce qu'on les avait accusé de collaboration avec les Allemands. On les a donc expédié en Asie centrale, en particulier en Ouzbékistan. Aujourd'hui, ils reviennent, je pense qu'il y a la moitié des Tatares qui sont revenus, beaucoup de mosquées sont en construction.
Par rapport aux musiques, tout le patrimoine a été pratiquement perdu, mais j'ai pu rencontrer des "vieux papis" qui connaissent ces musiques d'avant la déportation. C'était quelque chose de très fort de pouvoir comme cela recomposer un orchestre avec ce qui s'appelle en Russie les maîtres de musiques, chacun dans son instrument : maître du violon, maître de l'accordéon, maître du trombone, de la trompette...
CMTRA : Les instruments ont-ils beaucoup évolué ?
P.G. : Oui, on retrouve quand même la daïra, une percussion, certains ont disparu, entre autre les dautars, grands instruments à cordes que l'on retrouve dans toute l'Asie centrale, mais que l'on ne trouve plus en Crimée. Par contre, il y a des instruments ramenés d'Ouzbékistan, qui n'existaient pas à l'ancienne époque. Donc, c'est une culture qui est en même temps recomposée et qui a survécu. Mais la couleur de cette musique-là ressemble étrangement à celle de la musique tsigane. Je l'ai appris chez des gens qui sont des Tatares et Tsiganes par ailleurs. Mais ce ne sont pas forcément des choses qui faut leur dire à eux parce que cela ne leur fait pas plaisir, pourtant c'est la réalité.
Par ailleurs, je pense que c'est intéressant de parler d'Enver Ismailov et de son trio, programmé au festival, un trio de musique tatares qui s'ouvre sur la modernité, avec une musique qui se tourne vers le jazz, vers l'improvisation, une musique qui traverse complètement les âges.
CMTRA : Et la Bandoura, que l'on dit être "la voix de l'Ukraine", qu'en est-il ?
P.G. : La bandoura est vraiment l'instrument emblématique du destin de la nation ukrainienne, comme tout le monde le dit là-bas. C'était un instrument d'une confrérie, celle des bandouristes, qui étaient tous aveugles, et qui ont été tous massacrés dans une conférence d'ethnomusicologie organisée par Staline, qui n'avait d'autre but que de les faire tous disparaître. Les bandouristes étaient des musiciens du voyage directement issus de la tradition des Cosaques puisqu'ils étaient en fait les bardes des Cosaques. Il n'en reste pratiquement plus.
Ensuite, il y a eu les faux bandouristes, une musique typiquement traditionnelle et recomposée pour le folklore des républiques. J'ai quand même pu rencontrer un des derniers bandouristes qui incarne directement cette tradition-là, un des derniers d'une poignée de réscapés. Alors, aujourd'hui, la bandoura est devenue l'instrument de la représentation nationale. On peut dire qu' il arrive parfois qu'il soit récupéré à des fins de représentation nationaliste, mais je pense qu'il ne faut pas en faire une généralité.
CMTRA : Les derniers bandouristes que vous avez rencontré ont-ils gardé une philosophie rattachée à la véritable confrérie ?
P.G. : Ils réinventent en fait une culture, en sautant par dessus l'époque soviétique. C'est à dire que c'est une culture puisée directement 5 siècles avant. Il y a un retour dans le passé très fort et très impressionnant, et les gens que j'ai rencontré qui sont plutôt des personnages très étonnants sortant de l'imaginaire.
Par contre à Die, Roman Grinkiv sera présent, c'est un jeune garçon qui a ouvert l'instrument vers un côté beaucoup plus contemporain.
En général, il y a des musiciens qui sont vraiment des "figures de proue", qui servent de fer de lance, je n'irais pas jusqu'à dire que cela créée un mouvement musical, car les choses sont encore très fragiles. Aujourd'hui, tout le monde est dans un discours de "renaissance", mais en même temps, il faut un certain temps pour digérer l'histoire, on ne peut pas changer cela en dix ans. Il faut comprendre que ces gens ont été éduqués dans cette histoire-là, et on ne peut pas recracher 40 ans de son histoire. Ce qui est très important dans cette démarche, c'est d'aller à la rencontre de personnes, d'individus et de sensibilités particulières.
CMTRA : Quels autres instruments ont une signification sociale très forte, est-ce que la musique est très présente dans les foyers ?
P.G. : Il y a deux instruments que l'on retrouve partout, dans toutes les communautés : le violon, instrument voyageur et l'accordéon qui incarne tout le côté russifié de la musique. Il faut par ailleurs parler des ensembles vocaux, les choeurs, qui ne sont pas la musique des minorités, mais les choeurs ukrainiens qui ont été le vecteur de la propagande de la gloire et de la vaillance des paysans, des kolkhozes d'Ukraine centrale. Je ne me suis pas trop intéressé à cela, on ne peut pas parler de tout...
Ainsi, je n'ai pas parlé des Utsuls, petit peuple des montagnes qui vit dans les Carpates, et qui a une musique très proche des musiques tsiganes. Ce sont des forestiers, des montagnards, des paysans, et ils ont pratiquement tous un ou plusieurs violons dans leur foyer. Pour eux, les musiques sacrées et les musiques profanes sont complètement mêlées, on commence à l'intérieur de l'église et on finit la fête à 5 heures du matin avec sa vodka ! Pour ce peuple, effectivement, la musique est omniprésente.
Autrement, on peut dire que les chants ont servi la propagande, la musique a servi d'entretien d'une certaine mémoire, d'une transmission qui ne pouvait pas se faire d'une autre manière, en ce sens la musique a joué un rôle clandestin, dans les familles déjà et dans la communauté.
Aujourd'hui, les pays s'ouvrent, mais les gens sont très attachés à retrouver des valeurs un peu traditionnelles, ce qui contient aussi le risque des nationalismes, des particularismes culturels, qui font dresser les gens les uns contre les autres. C'est pour cela qu'il faut être prudent. Mais, quand la musique est proche des gens et proche de leur histoire, elle est une manière de se réapproprier sa propre histoire qui a été complètement transformée. C'est un peu cela l'enjeu, si enjeu il y a autour des musiques traditionnelles.
Pierre Goetschel : Producteur de l'émission "Nuits magnétiques" sur France Culture - réalisateur de documentaires cinématographiques.
Propos recueillis par Catherine Chantrenne
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