Passer le Mur du Son...
Bienvenue au nouveau voisin

Entretien avec Martial Pardo *
Martial Pardo, nouveau directeur de
l'Ecole Nationale de Musique de Villeurbanne, nous arrive tout droit de
la Région de Basse-Normandie, où, en plus de multiples activités en
faveur du jazz, il a mené une action en profondeur de prise en compte
des mémoires musicales issues des immigrations. Une part du résultat de
cette action figure dans l'excellente publication "Le tour du monde en
vingt-cinq voisins", livre/CD paru chez Actes Sud, malheureusement
épuisé, dont nous avions rendu compte dans ces pages. Son arrivée en
Rhône-Alpes ne peut que réjouir les acteurs et artistes passionnés par
les questions d'interculturalité et de mémoire musicale partagée.
Quelques extraits de son intarissable témoignage sur le sujet.
CMTRA : Martial Pardo, comment est né le projet "Le tour du monde en vingt-cinq voisins"?
Martial Pardo : Après avoir mis en place une école associative
de jazz en Basse-Normandie, et constaté la difficulté à partager cette
musique elle-même issue de l'histoire de l'esclavagisme, et donc d'une
émigration forcée, avec les gens issus d'immigrations récentes, j'ai été
un peu mal à l'aise par rapport à ça. J'ai donc créé deux ou trois ans
après une association directement orientée vers les musiques du monde
dans la région.
À l'époque déjà , il n'y avait rien de plus banal que de parler
de musiques du monde, mais notre particularité était de nous intéresser
tout de suite aux musiciens éventuellement présents à côté de nous, dans
le voisinage, ce qui est une autre affaire. Cela a démarré comme ça, Ã
deux seulement (Mahjouba Mounaïm et moi-même) on s'est lancé un peu dans
le vide. Jusque-là , à part une fête des communautés Ã
Hérouville-St-Clair qui depuis une quinzaine d'années rassemblait les
associations, avec quelques prestations musicales et de la cuisine, des
échanges culturels, politiques etc., on ne connaissait que très très peu
de groupes, sinon deux ou trois, toujours les mêmes, qui passaient le
"mur du son" en plein air. Mais ces groupes, que l'on a rencontrés, nous
disaient qu'aller une fois par an dans une fête au nom de l'aide aux
pays du tiers monde, c'était très bien, mais qu'eux étaient toujours
méconnus sans nom et sans visage, ici même.
A partir de là s'est développé un travail de relation direct et
quotidien. Le fait d'être ancré dans la région a été très utile, on a
été à la rencontre de tous les musiciens des communautés, sans passer
forcément par les associations officielles parce qu'on sait que ce sont
des relais précieux mais qui peuvent être marqués par des enjeux
politiques, issus de la situation dans les pays d'origine, toutes choses
inévitables et intéressantes, mais qui peuvent être parfois gênantes.Et
on s'est lancé dans l'inconnu en programmant une première Nuit des
Cultures au Théâtre de Caen. La première année on a réuni une douzaine
de formations, on était déjà extrêmement surpris, avec des trouvailles
vraiment superbes, ça a été un choc pour le public extrêmement nombreux,
il y a 6 ans de cela (deux à trois mille personnes dans le hall du
théâtre).
Les années suivantes cela s'est reproduit avec un fort
renouvellement, la seconde année avec 18 groupes, la troisième 24, et
ensuite on s'est calmé un peu parce que cela faisait une soirée très
lourde à gérer. Le théâtre nous offrait sa régie, sa communication, et
nous apportions tout le contenu, la méthode et la médiation pour cette
longue soirée. Le principe de ces spectacles c'était l'entrée libre pour
le public, les musiciens étaient toujours défrayés pour des passages de
15 Ã 20 minutes et en plus le public avait une plaquette pour que ce ne
soit pas un spectacle exotique parmi tant d'autres, mais qu'il
comprenne un peu l'enjeu de la soirée : découvrir des gens qui vivent
avec nous, nos concitoyens, nos co-citadins, et qui passent "le mur du
son" ce jour là , parfois pour la première fois depuis 70 ans
d'immigration polonaise, de russes blancs, ou 60 ans d'immigration
italienne. Cette plaquette expliquait qui est cette personne, comment
elle s'appelle, l'instrument qu'elle joue, comment elle est arrivée là ,
tous les éléments que la personne voulait bien nous donner.
D'ailleurs ils nous les donnaient très rapidement, parce que
les gens ont très envie de raconter quand ils ont été trop longtemps
sous-entendus, je n'avais pas besoin de donner beaucoup de préalables,
de précautions oratoires, pour que le récit s'enclenche puis on leur
demandait quelle partie de leur récit pouvait être donnée au public. Et
c'est suite à cette pléthore de contacts et de récits qu'on est arrivé Ã
ce livre puisque la secrétaire du théâtre qui tapait nos plaquettes ne
savait plus comment faire rentrer toutes les informations et en
rigolant, un jour, gentiment excédée, elle a dit, "autant faire un
livre"... On s'est dit oui, pourquoi pas, et c'est parti comme ça.
Cette vitrine, ce temps fort, ne pouvait avoir lieu sans un travail
d'inventaire très important, quasi quotidien, et nous avons imaginé un
cadre pour ce travail, l'association Nadir, Maison des Cultures du Monde
en Basse Normandie. Très vite se sont mis en place des ateliers de
musique, de danse et de langue avec ces personnes-là , d'une trentaine de
communautés (de la Chine au Congo, du Maroc à la Pologne...), au départ
3 ou 4 ateliers, en commençant par les Normands, puis jusqu'à 15
ateliers au centre ville et dans les quartiers. Mon préalable, c'était
de dire "pas l'un sans l'autre", et je suis allé voir mes copains, les
piliers de la musique normande, dont Pierre Boissel ainsi que Frank
Lermier, qui est là depuis le début, qui nous a aidé pour la première
Nuit des Cultures, car il avait déjà fait un peu ce travail, et il nous a
donné quelques contacts... Pour lui comme pour les autres, je crois
qu'on n'avait rien inventé mais ce qui était un peu différent c'est
l'entêtement, le suivi et la profondeur de relation.
Solliciter
un Khmer que l'on a rencontré un petit peu par hasard pour une soirée
oui, mais rester en contact et lui proposer d'autres choses, passer d'un
musicien à trois, aller voir ses copains d'Alençon et revenir à 5, puis
rajouter de la danse, d'année en année, dans une relation confiante,
qui se développe, lui proposer d'autres types de concert, des
interventions dans les écoles, un enregistrement sur France Musique, et
puis des liens quotidiens, des repas ensemble et des tas de discussions,
ça ne s'était pas fait jusque là .
On est donc passé de trois groupes un peu connus à 50 groupes,
avec un renouvellement de ces Nuits des Cultures de plus de 60% par an.
Les gens nous disaient c'est super ce que vous faites mais au bout d'un
an ou deux vous aurez fait le tour. En fait, cela se renouvelait
toujours et avec une qualité toujours maintenue : des professionnels
solides (avec toutes les réserves qu'on peut mettre sur ce mot là parce
qu'ils ne l'étaient pas toujours dans leur pays d'origine), mais aussi
avec par exemple une vieille dame russe comme on l'entend sur le CD, qui
n'est évidemment pas professionnelle mais qui a chanté pour le plaisir,
et qui était une des dernières avec ses 76 ans a pouvoir nous chanter
une chanson, un standard chanté par les Russes blancs arrivant à l'usine
sidérurgique de Colombelles et à pouvoir nous raconter tout ça. Donc
c'est soit une qualité musicale évidente, soit un témoignage humain par
la musique qui mérite de dresser l'oreille pendant 5-10 minutes, y
compris dans un théâtre devant 2000 personnes sans que ça fasse pour
autant kermesse...
Alors chemin faisant, avec beaucoup d'activités, des ateliers,
des concerts, des relations très fortes avec toutes les structures
environnantes culturelles qui nous disaient ne pas savoir faire ce
travail là et donc comptaient sur nous, on s'est retrouvé médiateurs sur
de nombreux projets de programmation, pour des expos dans les
bibliothèques, des actions dans les quartiers, le Théâtre, les
conservatoires, les écoles, l'IUFM, le CEFEDEM, le CNFPT sur 50
localités dans la région. Je crois vraiment que tout ce qui pouvait
bouger a bougé. C'est un peu comme si il y avait deux réseaux, deux
maillages qui s'ignoraient jusque-là , et qui d'un seul coup étaient en
court-circuit. Cela provoque des réactions en chaîne sans fin et cela a
donné l'impression, un peu comme le travail que vous faites, d'un coup
de baguette magique. Tout d'un coup "arrivent" plein de musiciens qui
étaient là , on ne savait pas où.
Donc, le livre "Le Tour du Monde en 25 voisins" n'est ni un
livre d'histoire, ni un livre de sociologie, de musicologie, mais un
petit peu de tout ça, en commençant avec des relations de voisinage, et
de reconnaissance de talents, avec derrière chaque instrument une
personne, derrière la personne une culture, une expérience humaine, un
déracinement et aussi un morceau d'histoire de la région et du monde :
un vieux retraité italien, accordéoniste, nous amène à Mussolini, à la
Résistance ici, par le biais de la musique. Il y avait déjà des ouvrages
superbes sur les instruments et sur l'immigration, mais la contrainte
d'aborder celle-ci par le biais de la musique et des musiciens présents
et vivants ici offrait, une entrée très étroite, d'autant plus pleine de
sens.Le deuxième volet de ce bouquin, c'est une expo qui a été faite en
novembre-décembre, une espèce de galerie sonore mais très différente
puisqu'elle rassemblait les instruments prêtés puis joués par les
musiciens de la région.
CMTRA : Martial
Pardo, vous êtes depuis quelques mois le Directeur de l'Ecole Nationale
de Musique de Villeurbanne, qui depuis de longues années possède en son
sein un Département de Musiques Traditionnelles. Vous venez de
l'expliquer, une de vos préoccupations est la prise en compte des
expressions de musiques du monde, mais portées par des voisins qui,
issus de l'immigration, ont amené avec eux leur culture. Quelles
orientations, pour un avenir plus ou moins lointain, souhaitez-vous voir
prendre à l'enseignement des musiques traditionnelles dans le cadre de
cette école dont vous avez la responsabilité ?
M.P. : Je suis très heureux d'être à Villeurbanne, car,
effectivement, j'ai un parcours très diversifié au point de vue musical :
ce qui a fini par m'intéresser c'est plus ce qui se passe non pas dans
le mélange mais entre les esthétiques qui se côtoient, qui se frottent,
qui se fécondent ou qui se repoussent éventuellement dans nos villes.
Je crois qu'il y a une sorte de profil de méta-musicien, je ne
sais pas comment on peut dire, de musicien des musiques, et là commence
peut-être la réflexion sur une civilisation musicale en devenir.
Qu'est-ce qui se passe entre, à côté ? Et donc venir à l'ENM de
Villeurbanne, où la palette de départements, d'esthétiques est une des
plus riches de France, on peut dire la plus riche, avec musiques
traditionnelles, chanson, jazz, rock et musiques amplifiées, musiques
anciennes, évidemment département classique etc, électro-acoustique,
c'est une chance, c'est un défi.
La première rencontre avec le département de musiques
traditionnelles m'a montré que c'est un département très
intercontinental, presque un continent de continents! Il en manque
beaucoup évidemment mais avoir côte-à -côte la danse africaine, la
percussion guinéenne, le luth oriental, la musique sud-américaine, les
percussions afro-cubaines, la derbouka, les tablas, etc..., c'est déjÃ
très très riche.
Je remarque simplement que pour l'instant il n'y a pas de
musiques des pays de France, si on peut le dire comme ça, et c'est
sûrement un peu dommage. Dans l'esprit du travail que j'ai mené jusque
là , j'ai toujours défendu l'idée du "pas l'un sans l'autre". C'est
justement le côtoiement qui est intéressant. Une question m'est venue
tout de suite : "Comment vit ce département par rapport à son
environnement proche ?" J'ai suggéré qu'on travaille dans cette
direction-là , qu'on amarre plus ce merveilleux département à une réalité
voisine, plus formellement qu'il ne l'était déjà . Et alors se sont mis
en place, sous la responsabilité de Marc Loopuyt, des Salons de Musique
mensuels : chaque mois l'école invite des musiciens des différentes
communautés liées à l'immigration villeurbannaise.
On a commencé par le flamenco avec La Fragua, qui est basée
dans le quartier du Tonkin, second concert, les Arméniens de
Villeurbanne, puis les Pakistanais. L'idée de départ, c'est quand même
de commencer à Villeurbanne, non pas par ostracisme (ce serait quand
même paradoxal dans ce domaine, de mettre des frontières là où elles ont
déjà sauté), mais parce que je pense que l'agglomération est tellement
riche que si on puise dans ce qui est déjà connu, on va avoir
certainement des gens très intéressants de Saint-Fons, d'Oullins, de
tels quartiers de Lyon etc, mais cela risquerait de nous éviter de faire
le travail qui reste à faire là où on est implanté, et de passer à côté
de personnes très intéressantes qui n'ont pas encore trouvé les moyens
de se faire connaître. Le but est que des élèves, des professeurs
puissent, s'ils le veulent, rencontrer ces savoir-faire qui nous
dépassent, et dont nous sommes nous-même élèves finalement.Une idée très
simple, qui dans ma bouche est tout sauf démagogique, c'est que pour
moi le conservatoire c'est la ville, l'école de musique c'est un noyau,
un centre de ressources qui a des offres très très fortes, très
précises, et des choses à défendre, des valeurs à faire progresser, Ã
assouplir, à revitaliser et à offrir, mais qui a aussi à apprendre de
l'extérieur.
On peut dire que, symboliquement, c'est comme si il y avait des
classes de conservatoire ou d'école qui sont dans tels immeubles et
qu'on ne le savait pas, que des choses se transmettent ou sont en train
de se perdre... Ces musiques s'expriment souvent en périphérie de la
cité, dans le circuit fermé de la communauté. Ce qui manque c'est aussi
un lieu central de reconnaissance. C'est pourquoi les Salons de Musique
aboutiront le 23 juin à une Nuit des Cultures au TNP, basée sur les
richesses villeurbannaises. Dans le cadre des fêtes villeurbannaises,
cette soirée au TNP sera un complément de cette manifestation de plein
air qu'est la Folia, quelque chose qui vient compléter, qui vient offrir
des conditions professionnelles à un certain nombre de ces artistes.
Nous prenons un risque, parce que c'est un travail qui n'a
commencé vraiment que depuis janvier (je suis arrivé à Villeurbanne en
septembre dernier), mais c'est le genre de risque que je suis prêt Ã
prendre parce que c'est un beau défi pour une ville et son école de
musique, et parce que je sais que je peux m'appuyer dans un premier
temps sur des personnes comme Marc Loopuyt ou des organismes comme le
Centre Culturel Oecuménique et le Centre Culturel et de la Vie
Associative qui sont là pour apporter une aide que finalement je n'avais
pas dans ma région d'origine. Là , il y a des gens qui ont déjà fait ce
travail à leur manière et puis je sais que dans un second temps (non pas
par importance mais sur un critère de proximité), le CMTRA est là ,
qu'ISM est là également, qu'il y a tout un travail qui se fait et que
c'est une dynamique qui ne pourrait pas exister et se développer sans
cette mise en réseau.
* Matial Pardo, directeur de l'École Nationale de Musique de
Villeurbanne.
Propos recueillis par J.B.