Chant du Somaliland
CMTRA : Sarah, tu viens du Somaliland…
?
Oui, je suis née là-bas. C’est un pays
situé au nord-ouest de la Somalie.
C’était une colonie anglaise jusqu’en
1960 et ensuite il a été rattaché à la
Somalie italienne. Après il y a eu une
dictature, une guerre et beaucoup de
morts. On a fait un groupe pour combattre
les dictateurs, le SNM : Somalie
National Mouvement. C’était un
groupe qui défendait les droits des
gens parce qu’on vivait avec la peur
d’être tué tout le temps, surtout les
intellectuels, les médecins… On est
parti en Ethiopie et on a fait la guerre
contre le dictateur Siad Barre qui est
mort maintenant. Nous on a eu l’indépendance
avant le reste de la Somalie,
le 18 mai 1991. Maintenant on est
autonome, on a plus la guerre et tout
va mieux, il y a la paix et la démocratie,
un président, un gouvernement,
des députés… Ça évolue vite ! En
habitant ici, on peut se rendre compte
comment les choses changent là-bas.
Achaque fois qu’on y va, on voit que
ça va mieux, même si les Nations
Unies ne nous reconnaissent pas
encore.
Quand es-tu partie ?
Je suis partie en 1992 parce que la
situation n’était pas stable à ce
moment-là. Pendant la guerre, je chantais
et je soignais les blessés. Parfois
il n’y avait pas de médicaments alors
je chantais pour que les soldats s’endorment…
Comme les psychologues,
tu sais, parfois ils soignent avec les
paroles… On n’avait pas d’autres
moyens. On prenait des morceaux de
tissus pour faire les pansements et le
lendemain, on les lavait et on les réutilisait.
Avant je chantais parce que je
pleurais tout le temps, parce qu’il n’y
avait pas de moyens pour résoudre les
problèmes et maintenant, quand je
chante, si je pleure c’est que je suis
bien. La vie est trop courte, les gens
qui ont vécu la guerre le savent.
Maintenant j’habite ici et quand je pars
là-bas, j’ai envie de revenir. Les gens
me respectent et moi je les respecte.
J’ai quatre enfants qui sont nés ici,
trois autres qui sont nés là-bas. La
moitié de ma vie est ici. Mais ça ne
veut pas dire que j’oublie mon pays.
La France m’a accueillie quand j’en
avais vraiment besoin. Elle m’a tendu
la main et ça, je ne peux pas l’oublier.
Aujourd’hui tu chantes de plus en
plus souvent en public ?
J’ai aussi un autre métier parce que
quand on a des enfants, il faut un travail
stable. Je suis contente, je gagne
mon salaire, je paye mes impôts,
j’élève mes enfants, mais mon vrai
métier c’est de chanter même si c’est
difficile parce qu’ici, l’artistique, c’est
comme une machine.
Pour nous, le chant, c’est pas quelque
chose qu’on apprend, c’est un don que
Dieu vous donne. Ici on veut tout
apprendre. Moi j’ai hérité le chant de
mon grand-père qui était chanteur.
Mais c’était compliqué parce qu’une
fille qui chante chez nous, c’est très
mal vu. Je me suis cachée pour chanter,
je disais à ma mère que je vendais
les billets au théâtre mais en fait je
chantais, je faisais des pièces de
théâtre, des comédies musicales, on
partait loin… Je devais tout le temps
inventer quelque chose. Après, quand
il y a eu la guerre c’était différent. Il
fallait que je donne le moral à nos
soldats. Là, mes parents m’ont laissée
chanter.
Qu’est-ce tu chantes ?
Je chante la langue somalienne. Il y a
des chansons traditionnelles et
d’autres plus modernes, qui ont été
composées. Il y a par exemple le
harrami, les chants botor, les chansons
des nomades. La nuit, ils chantent pour
que les filles sortent de chez elles.
Quand une fille entend une voix qui lui
plaît, elle reprend son chant et part
avec lui. Il y a les chants de femmes,
qui parlent d’amour, les chansons qui
se dansent. Certains chants parlent de
situations actuelles. Il y a une chanson
qui raconte l’histoire d’un homme
qui est parti loin, en Arabie saoudite
pour travailler. Les hommes partaient
parfois pendant des années et les
femmes restaient à la maison. Certaines
ne supportaient pas et prenaient
un amant. Alors comme le téléphone
coûtait cher, ils n’appelaient qu’une
fois par mois. Dans la chanson,
l’homme dit : « allo allo ? » et il entend
la voix de l’amant… Certaines chansons
parlent de la guerre, des blessés et
des personnes qui sont mortes pour
nous défendre, pour qu’on ne les
oublie pas.
Quand je chante, c’est pour raconter
que si on est là, si on fait la fête, si on
a réussi à avoir notre pays, c’est grâce
à eux. C’est aussi pour dire à mon pays
que je ne suis pas parti pour voyager,
que je ne suis pas parti pour être en
vacances, pour abandonner ma famille
mais parce que je ne pouvais plus supporter
que les dictateurs tuent les
enfants, les médecins… C’est pour ça
que j’ai quitté mon pays.
Parfois vous avez des choses enfermées
dans votre valise mais c’est pas
une valise de vêtements, c’est une
valise de vie. En chantant, j’ouvre ma
valise petit à petit. C’est une valise
trop riche, qu’on fait évoluer dans un
pays, avec une langue qu’on ne
connaît pas.
Quand je chante en France, j’essaye
d’expliquer un peu les chansons,
même si je ne connais pas encore bien
les richesses de la langue française…
J’essaye d’expliquer avec ma manière
à moi.
Maintenant tu ne chantes plus
seule…
Non, il y a Viwanu qui m’accompagne.
Il est percussionniste et guitariste et il
vient de l’autre côté de l’Afrique, du
Togo. Culturellement, ça n’a rien à
voir, c’est très très différent, mais à
travers la musique on arrive à communiquer.
Les artistes, ils se comprennent
parce que c’est une manière de
vivre… Tout le monde peut communiquer
avec la musique. C’est la seule
chose qui réunit les gens, les politiciens,
les militaires, les vieillards. Avec
Viwanu, on arrange les chansons, il joue
la guitare ou la percussion et moi je
joue du durban, une percussion du
Somaliland. Dans notre culture il n’y a
pas de guitare mais Viwanu respecte
vraiment mes chansons. C’est pas une
musique en dehors de mes morceaux,
il répond aux paroles que je chante,
avec sa musique. Bientôt, on va
enregistrer un cd pour faire connaître
ce que l’on fait.
Propos recueillis par Y.E.