Entretien avec Patrick Mazellier autour d’un nouveau spectacle conçu autour de la Soie, thème bien souvent exploré et aujourd’hui revisité dans une création originale. CMTRA : La soie, dans le sud Rhône-
Alpes, n’est-ce pas avant tout une
histoire de mémoire ?
Ce spectacle mélange contes et
musiques sur le thème de la soie en
effet. Mais c'est également l'occasion
de travailler à la fois sur un imaginaire
exotique et lointain, les routes de la
soie, Marco Polo, Samarkande (...) et
dans le même temps, de faire un travail
sur une mémoire toute proche, de
découvrir une histoire locale qui
concerne entre autres l'Ardèche et la
Drôme. C'est celle des magnauds, des
vers à soie, de l'élevage à la transformation
dans les fabriques et les filatures.
Cette histoire a profondément
marqué la culture régionale. Des écrits
d’Olivier de Serres aux nombreuses
chansons de quête, chants des fabriqueuses,
cantique, cette mémoire de la
soie reste encore très présente en
Ardèche où l'on peut visiter des
magnaneries, des musées...
Evidemment, tout ceci est abordé de
manière très libre et ludique avec des
chansons, des poèmes en prose ou en
vers, des contes, des textes, des
musiques organisées sous la forme de
tableaux sonores même si le point de
départ est un travail ethnographique
assez précis qui s'appuie sur les
recherches de Sylvette Beraud, les
travaux de spécialiste du sujet comme
Hervé Ozil et quelques recherches
personnelles.
Dans cette création, le texte et la
parole semblent occuper une place
aussi importante que la musique et
le chant…
Du chant au conte il n'y a qu'un pas et
une bonne chanson raconte souvent
une histoire. De plus je m'intéresse
depuis longtemps à la musique de la
langue, chantée mais aussi parlée. La
conteuse Tunisienne Mounira
M'Kadmi joue un rôle très important
dans la genèse de ce spectacle, avec
son approche très vivante du texte.
La musique est parfois utilisée comme
un lien entre des textes très divers, des
contes, des textes poétiques mais il y a
aussi une lettre de l'inspecteur du travail
des enfants dans les manufactures
de l'Ardèche, un extrait du Théâtre de
l'agriculture d'Olivier de Serres. Certains
de ces textes ont été écrits par
Sylvette Beraud, d'autres sont empruntés
à différentes traditions, chinoises
par exemple. Parfois c'est l'inverse, ce
sont des textes très courts qui amènent
chansons ou musiques.
Côté langue, la langue occitane occupe
évidemment une place importante
dans les chants traditionnels, il y a
aussi une chanson en langue arabe, un
texte en français du XVIe, un poème
qui mélange français et Oc... C'est
davantage la musicalité de la langue
que sa signification qui m'intéresse.
Comment associes-tu les « musiques
traditionnelles régionales » aux
« musiques du monde » ?
Sur le plan musical, je poursuis depuis
longtemps avec Rural Café un travail
de relecture des musiques traditionnelles
régionales, des Alpes aux
Cévennes, où je tente de retrouver la
liberté des phrasés chantés, d'en finir
avec la lourdeur folklorique, de cultiver
un type d'accentuations traditionnelles
qui fait swinguer la mélodie.
Tout naturellement, j'ai rencontré les
musiques de la Méditerranée, dont les
musiques d’Italie du Sud, de Turquie,
du Maghreb... En fait, il y a dans les
musiques dites régionales des formes
musicales pertinentes qui se révèlent
être des passerelles très fortes vers les
musiques de certains pays de la
Méditerranée. Malheureusement, on
connaît très mal nos propres musiques
traditionnelles et on les a souvent
réduites à une image folklorique des
années 1930, avec une instrumentation
limitée -pas de cordes par exemple- à
un répertoire tonal restreint et récent
du début XXe…Tout ceci est un autre
débat, très franco-français, qui vient
du déficit chronique des recherches
ethnomusicologiques entreprises sur
notre territoire. Ici il ne s’agit pas vraiment
d’ethnologie mais de création
musicale et donc d’imaginaire à faire
partager. Il est cependant clair que les
accentuations des chants en langue
occitane se marient mieux avec les
percussions de la Méditerranée
qu’avec la valse bavaroise ! Il y a des
couleurs mélodiques dans le
Bacchu–ber, des rythmes de bourrées
12/8 ou mieux encore 3/3/2, des
rondes et rigodons à 6 temps qui sont
autant d’ouvertures vers une Méditerranée
imaginaire, une Europe tournée
vers le Sud, que d’ailleurs les musiciens
pratiquent depuis longtemps, au
delà des frontières, des ethnies, des
religions... C’est la force des cultures
traditionnelles bien ressenties et
digérées.
Pour cela, je suis très bien épaulé par
mes deux excellents compères du
Rural Café, Karim Ben Salah aux percussions,
virtuose de la derbouka, et
Patrick Chanal, bouzoukiste aussi à
l'aise à Dublin qu'à Istanbul. Le son
des cordes, bouzouki, violons acoustique
et électrique, alto et les percussions
assurent donc une cohérence et
une continuité musicale même si nous
utilisons des formes très variées, de la
bourrée au blues ! La teneur générale
est donc plutôt occitano-orientalisante
avec, en plus, la participation exceptionnelle
d'Huguette Betton, ma
chanteuse de langue occitane préférée
dans le très beau cantique Viergo dello
Sedo.
Vous utilisez également des
« matières sonores »…
C’est toujours passionnant de travailler
sur le son en tant que matière
brut. J’avais déjà fait un travail de ce
genre pour une cassette sur les Renveillés
d’Orcieres et j’ai tout un DAT
de concerto pour scierie hydraulique
absolument étonnant. J’ai donc sélectionné
dans des collectages, des chansons,
des dialogues ayant rapport avec
le sujet, des timbres de voix. J’ai aussi
enregistré des environnements sonores
dans la dernière filature en activité à
Beauvéne chez M. Jouanard, avec le
bruit des moulinages, des dévideuses,
bobines, la rivière toute proche qui
fournissait l’énergie hydraulique, j’ai
remixé le bruit des vers à soie qui
dévorent la feuille de murier…Après
il faut faire des choix en fonction de
l’ambiance recherchée pour chaque
tableau, des possibilités techniques,
mais le jeu en direct sur des bandesson
bouscule passé et présent et oblige
à se dépasser, amène des climats
parfois très bruitistes (on peut même
jouer free) et surtout beaucoup
d’émotion avec les voix des mamés du
sud de l’Ardèche.
Dans un contexte économique
assez morose, comment avez-vous
réussi à monter un tel spectacle ?
C’est beaucoup de travail et donc on
espère le redonner quelque fois dans
les mois à venir, dans cette formule
ou une autre, par exemple avec les 6
musiciens de Rural Café. Malheureusement,
comme il s’agit d’un spectacle
qui part d’une initiative régionale on
manque un peu de moyen pour réaliser
tous nos rêves de mise en scène hollywoodienne
et de distribution mondiale
mais ça viendra. C'est grâce à l'association
La forêt des contes en Vocance
que nous pouvons monter ce spectacle,
et il faut rendre hommage aux associations
qui, malgré la conjoncture
difficile, les maigres subventions,
continuent de produire des spectacles
originaux en milieu rural, à miser sur
un public de proximité, à soutenir des
initiatives qui valorisent les cultures
régionales et la création, dans un esprit
d'ouverture aux autres cultures.
Propos recueillis par JS.E