El Hadj N'Diaye
Blues wolof
CMTRA : Quel est votre parcours
musical ?
J’ai commencé la musique après mon
baccalauréat lorsque mon frère, qui
étudiait en URSS, m’a envoyé une
guitare. À partir de ce moment, j’ai
commencé à jouer avec mes amis qui
m’ont beaucoup encouragé à présenter
les chansons que j’avais déjà commencé
à composer à la télé et à la
radio. En 1989, une première cassette
est sortie au Sénégal, “Weet” qui signifie
la solitude. Il y avait aussi une
chanson enfantine qui s’appelait
“Golo rigolo”, “golo”, c’est le singe,
on l’utilise beaucoup pour caricaturer
chez nous, Golo agent de police, Golo
le paresseux… Deux ans après j’ai sorti
une deuxième cassette qui s’intitule
« Yoon wi », c’est-à-dire le chemin, la
voie. J’avais écrit une chanson, « Les
tortionnaires » à la suite de deux rapports
d’Amnestie International sur des
cas de torture dans le sud du Sénégal.
Après quoi j’ai été obligé de partir au
Canada, car cette chanson dérangeait
beaucoup. Il y avait une seule chaîne
de radio, la chaîne nationale, qui ne
passait plus ma musique. Je suis resté
6 mois au Canada où j’ai enregistré
« Xaré», le combat. Je suis revenu
avec une chanson contre la corruption
qui s’appelait « les dégueulasses ».
Vous avez dirigé une entité d’une
ONG ?
J’ai dirigé pendant dix ans les activités
artistiques et culturelles de l’ONG
Environnement, Développement et
Action (ENDA), ONG grâce à
laquelle je n’ai pas été étouffé. C’est
justement lorsque je suis rentré du
Canada que j’ai commencé mes
activités pour le tiers-monde.
Quelle est la situation aujourd’hui
pour les musiciens au Sénégal ?
Depuis quelques années, beaucoup de
nouvelles radios sont apparues au
Sénégal. Deux ou trois nouvelles
chaînes de télévision également consacrent
une large partie de leur temps à
la diffusion d’émissions culturelles.
Mais jusqu’à présent, le « mbalax »,
(la musique de Youss N’Dour, par
exemple) est la forme de musique la
plus diffusée. Cette musique tourne du
matin au soir sur toutes les radios.
Cette musique est fondée sur la percussion,
mais elle est difficile à danser
car on a l’impression qu’elle est jouée
à l’envers. Du coup, seuls les Sénégalais
savent la danser. Le 1er temps
n’est pas marqué par la grosse-caisse
habituelle mais par le mbeung, percussion
sénégalaise.
Qu’est ce que le blues wolof ?
C’est une appellation que des gens ont
créé, notamment les journalistes. Lorsqu’une
musique est nouvelle, les journalistes
essayent de la qualifier en
fonction des genres musicaux déjà
connus. Pour moi, c’est une musique
d’écoute, une musique douce moins
centrée sur la percussion que le mbalax.
Déjà, je pars de l’idée que l’artiste
a un rôle social. La musique mbalax,
contrairement à ma musique, est une
musique laudative. Créée par des
Griots, sorte de caste au Sénégal, cette
musique chante les louanges de telle
ou telle personne moyennant, bien sûr,
une contribution financière. Moi je fais
de la musique à thème, c’est dans ce
sens que j’ai écrit « les dégueulasses »,
ou « les tortionnaires ». En fait, il s’agit
de thèmes, de poèmes posés sur des
notes de guitare.
Quelle place attribues-tu à la
guitare ?
La guitare est la base de mes compositions.
Tous les instruments du groupe
prennent appui et se basent sur les
arrangements que j’ai composé à la
guitare. Dans le groupe avec lequel
j’évolue en Europe, il y a la kora et le
ngoni qui ont des timbres spécifiques
qui se marient très bien avec la guitare.
Je joue également avec un percussionniste
hindou. Cela donne une forme de
fusion que j’aime.
Quel lien vous avez avec la
musique traditionnelle sénégalaise ?
On utilise certains instruments
traditionnels comme la kora, mais on
y ajoute une touche personnelle. C’està-
dire que ce n’est plus de la chanson
laudative, mais plutôt des thèmes avec
une portée sociale, on aborde aussi des
thèmes du quotidien. On sensibilise les
gens par la parole, nous sommes de
culture orale donc la parole a une
grande importance chez nous. J’ai
composé, il y a une vingtaine d’année,
une chanson intitulée « Bonjour, comment
ça va, comment va la santé ? »
devenue un véritable hymne national,
car on l’utilise dans toutes les
campagnes médicales.
Tu prévois de sortir un nouvel
album?
Je prépare le 3ème album pour le mois
de février. Cela fait six ans que je n’ai
pas sorti d’album. Les thèmes abordés
sont ceux dont je parle habituellement,
notamment l’immigration clandestine.
Le problème des noyades de tous ces
jeunes qui n’ont pas d’autres alternatives
que de se jeter à la mer est un
véritable drame social. Il faut parler
aussi du peuple qui continue à être
martyrisé sans cesse malgré une alternance
qui nous avait donné beaucoup
d’espoirs. J’ai composé des chansons
également sur l’annulation de la dette.
Par ailleurs, je ne travaille plus à
ENDA depuis deux ans, mais j’ai
réinstallé le studio d’enregistrement
que nous avions là-bas. Ainsi, les
jeunes peuvent enregistrer une
maquette et se faire connaître. De plus
en plus de jeunes font la même
musique que moi. On gagnerait beaucoup
à essayer d’organiser un peu plus
le secteur artistique au Sénégal car
nous sommes des grands consommateurs
de musique.
Quand tu abordes ces thèmes-là
aujourd’hui, comment es-tu reçu ?
Assez souvent, ils l’encaissent, mais je
ne suis pas le bienvenu. Je travaille
beaucoup plus dans les quartiers populaires,
dans des associations. On
essaye d’y faire des choses concrètes.
Il y a un choix important à faire : soit
faire des chansons laudatives gagner
beaucoup et vite, plaire à tout le
monde ; soit dire les choses que l’on
ressent, avec sincérité. C’est le choix
que j’ai fait. Les chansons laudatives
n’ont aucune portée sociale ! Quel
intérêt de dire que telle personne est
très gentille, très belle, alors que l’on
sait que le palu tue plus que le sida,
ou qu’en Afrique des gens pillent les
ressources… La musique doit en parler.
Nous sommes dans un pays où 50% de
la population est analphabète. Du
coup, ces messages chantés ont une
portée importante. Ces thèmes me touchent.
Ce message que je lance dans
mon pays, je le lance aussi en Europe.
Par exemple la chanson sur la dette, je
l’ai écrite en wolof et en français. Le
message est adressé au monde entier :
je veux juste un peu plus d’équité, un
peu plus de coeur.
Propos recueillis par Camille Cohen