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Les outils de la mémoire, Laurent Aubert

par Laurent Aubert

La sauvegarde des patrimoines musicaux a toujours été une des principales motivations des collecteurs et des ethnomusicologues. Qu’ils travaillent sur leur propre culture ou sur des domaines lointains, ils sont souvent animés par le désir de préserver d’anciennes pratiques, d’anciens répertoires, menacés par les transformations de leur environnement. Une telle démarche trouve sa justification dans le fait que de nombreuses traditions musicales sont effectivement en train de disparaître sous nos yeux – ou plutôt sous nos oreilles – et qu’il est nécessaire et urgent d’en collecter les dernières traces, ne serait-ce que pour en conserver la mémoire.

L’« ethnomusicologie d’urgence », préconisée notamment par Gilbert Rouget 1 , demeure à cet égard une question d’une actualité brûlante, ne serait-ce qu’en raison de la rapidité des changements suscités par la modernité, en particulier sous les effets de la mondialisation et des pressions économiques qu’elle engendre. Il suffit parfois d’une seule génération pour que le souvenir de pratiques ancestrales chargées d’histoire s’efface des mémoires.

Mais grâce aux enregistrements, nous avons la possibilité d’aborder les musiques de tradition orale avec une relative profondeur historique. Pour certaines d’entre elles, les plus anciens témoignages recueillis remontent en effet à la fin du XIXe siècle. Ces documents nous permettent de mesurer le point auquel l’esthétique de ces musiques s’est souvent modifiée, et aussi de constater les transformations de leurs répertoires, liées à celle de leur environnement socioculturel.

S’il est important de conserver et, éventuellement, de publier les produits d’anciens collectages, nous devons cependant être conscients du fait qu’ils fournissent une image sonore figée de musiques pour la plupart caractérisées par leur variabilité. Cette remarque est importante car elle relativise la valeur d’étalon qu’on est parfois tenté d’attribuer aux archives musicales.

Hormis la fonction un peu théorique de support de mémoire pour l’humanité, quelle peut alors être le rôle à donner à ces documents ? Les responsables d’archives musicales ont probablement tous, une fois ou l’autre, été approchés par de visiteurs désireux de découvrir un univers esthétique nouveau, un répertoire inconnu – qu’il s’agisse de simples curieux, de musiciens ou d’ethnomusicologues en quête de références, ou encore d’émigrés souhaitant renouer avec leur culture d’origine. De telles rencontres sont toujours intéressantes, souvent émouvantes même ; elles paraissent en tout cas confirmer l’importance du travail d’archivage en lui donnant une perspective pratique. Une grande partie du travail des musiciens « revivalistes », en France comme ailleurs, est d’ailleurs basée sur la consultation de documents d’archives.

Mais ceux-ci peuvent aussi faire l’objet de captations et d’utilisations détournées : de nombreux cas l’ont démontré. L’échantillonnage ou sampling d’extraits de musiques « exotiques » est par exemple devenu une pratique courante dans la world music, et ceci généralement dans le plus total irrespect des législations ; plusieurs procès ont d’ailleurs mis en lumière des exemples manifestes d’abus dans ce domaine. Mais, pour qu’elle ait lieu, une procédure judiciaire demande une connaissance du cadre légal dans lequel elle peut s’exercer, ainsi qu’un accès aux fonds utiles à sa poursuite, ce qui est rarement le cas lorsque les personnes lésées n’appartiennent pas à la société dont émane la juridiction concernée.

Il paraît évident que la production et la conservation d’archives répondent à une nécessité dans notre société, marquée par l’accélération des processus de changement. Les documents d’archives ont valeur de témoignage, et chaque enregistrement de terrain est à cet égard un témoignage unique et irremplaçable. Il ne permettra certes pas de prolonger la vie d’une tradition obsolète, mais plutôt d’en conserver une trace. Il faut cependant souligner que cette trace n’est que celle d’un moment, lui aussi unique ; elle fournit l’empreinte d’un événement musical qui s’est déroulé en un lieu et un temps précis, et qui ne se reproduira jamais à l’identique.

Il ne s’agit donc pas de considérer un document d’archive comme une sorte de modèle, d’archétype immuable et reproductible en tant que tel, mais plutôt comme une réalisation parmi d’autres d’un original qui, par définition, n’a jamais existé ; seules ses variantes permettent d’en appréhender la nature. En outre, si les archives transmettent bien une mémoire, c’est une mémoire froide, une mémoire congelée, qui ne remplacera jamais la chaleur des souvenirs qu’elle évoque…


1- Voir notamment son entretien avec Véronique Mortaigne publié dans Le Monde du 30 septembre 1997.


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