Apprends- moi ton langage...
Chanter du Trad
Hier, une amie chanteuse, à la
fin d'un concert, a fait ce
commentaire :
J'ai aimé chanter cette version de
l'empoisonnement de Millien
(Allons au bois), j ‘avais un compte
à régler avec mon compagnon, ça
m'a soulagée.
Tout est dit...
Comment se choisissent les chansons ?
en fonction du moment et de l'humeur !
Chaque artiste a sa lecture du répertoire,
et y puise la matière qui construit
son univers particulier, définissant son
choix artistique.
Au-delà du regard patrimonial et ethnomusicologique,
c'est un très large
réservoir d'images, d'émotions, de
sentiments, de formes poétiques.
Pour une simple interprète, tout est
possible. D'autant que les mélodies,
pour peu que l'on fouille un peu, sont
absolument étonnantes et démontrent
combien narration et phrasé musical
sont parfaitement liés.
Me concernant, le choix des chansons
est très différent d'une année à l'autre,
car je change moi aussi, et ce répertoire
m'accompagne dans les sentiers
sinueux de la vie.
Les chansons choisies d'aujourd'hui,
bien que puisées aux mêmes sources,
sont très différentes de celles que je
chantais à 20 ans.
Au début, je préférais les textes clairs,
immédiatement compréhensibles : les
chansons de mal mariées, celles de
déserteur, les chansons coquines, les
chansons d'empoisonneuses, celles
décrivant des relations compliquées
entre les hommes et les femmes.
Aujourd'hui je m'émerveille des
textes qui font des « détours » et des
« tiroirs », comme ci ces années passées
à leurs côtés avaient déposé des
strates plus subtiles.
Les textes sont forts, en forme de
bombes à retardement, ils vous lâchent
leurs effets mystérieusement, au coin
d'un mot, et ce ne sont jamais les
mêmes...
Ce répertoire immense est un levier
costaud à la création artistique.
J'imagine des « scénari » en collant,
découpant, superposant, au gré des
histoires et des envies polyphoniques.
Au final, le sens peut s'être retourné,
distordu, mais l'outil incontournable
qui me pousse est bien le répertoire
de la tradition populaire.
Je ne revendique nullement le lien
avec une identité régionale, je revendique
surtout la rencontre avec ces
chansons, avec ceux qui les ont « passées
».
Il y a les « codes de langage » qui, lorsqu'on
les connaît, éclairent le sens. Je
pense à ces extraits de « Passion de
Jésus-Christ » dans les chansons de
dépit amoureux (La nuit passée-
Ardèche) surlignant l'intensité des
sentiments (Je vois la mer couler, Et la
terre trembler...), je souris à ces histoires
ou l'on emmène les filles en
bateau (filles qui, comme par hasard,
changent de couleur au milieu de la
mer ou de la rivière), à toutes ces bergères
qui ne sont que des femmes disponibles
(ne nous arrêtons pas au premier
degré !), je m'émeut à l'écoute
des chansons d'infanticide qui nous en
apprennent beaucoup sur la difficulté
de vivre.
Et il y a les autres, sans cohérence
apparente (Papillon sur la chandelle)
qui livrent simplement des images
dont le sens change à chaque fois
qu'on les interprète.
Les conteurs m'ont beaucoup appris
sur la compréhension des textes (Jean
Porcherot notamment) car conter et
chanter, c'est toujours raconter.
La magie, c'est de découvrir de nouvelles
versions qui font rêver.
Dans ce monde si bien ciselé, j'y suis,
j'y reste, avec gourmandise.
Evelyne Girardon
Chanteuse, musicienne et comédienne,
Evelyne Girardon privilégie le travail sur les
répertoires polyphoniques et la tradition
populaire francophone. Elle a fait partie des
groupes La Bamboche, Roulez Fillette.
Dernier disque : Répertoire, double CD,
L'Autre distribution
Retrouvez Evelyne Girardon dans les lettres d'information [n°25->article1108], [n°56->article97], [n°48->article381], [n°63->article522]
Chanter, ça parle sans qu'il y ait
besoin de dire.
C'est le cas du
chant « traditionnel » qui dit
des histoires (pas toujours) sur
d'autres registres que celui du réalisme.
On n'est pas dans la recherche
du détail, la scène racontée crûment
avec précision. « Ça » raconte... C'est
un répertoire qui ne marche pas sur le
mode descriptif et psychologique, il
marche plutôt par images, par évocation,
par sublimation.
Le réel dans ces
chants n'est pas exposé mécaniquement
ni directement, il est transposé
dans une forme. Je le rapprocherais de
la sculpture romane populaire, elle
apparaît dépersonnalisée mais en réalité,
elle va droit à l'essentiel, sans passer
par le réalisme de la figuration. Ce
type d'expression m'intéresse beaucoup.
Comme par exemple, dans ce chant de
moisson, en occitan de Gascogne :
L'esparveròt que n'a nau plumas
(bis)
Devath la huelha dau laurèr
l'esparveròt vola leugèr
[Le petit épervier a neuf plumes
Sous le feuillage du laurier
le petit épervier vole avec grâce.]
Les paroles tendent vers une pure
forme, la chanson est reprise avec 8
plumes, puis 7, puis 6, puis 5 ...
jusqu'à ce qu'il n'en reste plus. Dans
le vol, sous le feuillage, je ressens la
plénitude possible.
En ce qui concerne mon répertoire, je
chante surtout en occitan, mais je tiens
aussi à la présence d'autres langues : le
français, le catalan, l'espagnol.
L'usage de l'occitan (dans diverses
formes dialectales) est perçu par le
public comme porteur d'une certaine
altérité, même en Pays d'Oc où la
langue s'est minorisée. Le polymorphisme
linguistique rompt les mécanismes
restrictifs de la langue unique
et fait que les textes traditionnels ne
paraissent pas spécialement d'un autre
temps ; ils sont normaux dans cette
pluralité. J'ajoute que bien souvent je
modifie un peu les paroles, je restaure
un petit peu l'oeuvre (avec précaution
car elle est souvent déjà sublime), je
supprime les « francismes »; je présume
que tout le monde procède ainsi.
Mon répertoire ne contient pas que du
« traditionnel » ; il y a aussi de la poésie
écrite : troubadours, poètes d'oc de
diverses époques (par exemple Godolin,
17ème) et quelques menues choses
que j'ai pu écrire.
Ce qui compte pour moi, c'est que
cette poésie populaire parle des
thèmes qui me semblent importants :
la jeunesse, la vieillesse, la vie, la
mort, l'amour, le dessous de la ceinture,
l'homme, la femme, la petite
braise de la violence qu'il y a dans
l'humain, la beauté, le pouvoir exercé
par l'un sur l'autre, le manque, le fait
de pouvoir rire de tout ou presque,
l'autodérision, la nécessité du calembour
...
Il faut qu'un récital soit un
ensemble tantôt grave, tantôt cocasse
et déjanté, mais jamais un aimable
amusement inoffensif.
Et ça existe, ça, dans les
répertoires traditionnels, comme chez
les poètes qui ont signé leurs oeuvres.
Je ne dédaigne pas les allusions claires
quand elles ne prennent pas un ton
lourd et scabreux. Voici le premier
couplet (les autres étant à l'avenant)
d'un chant que j'ai recueilli en Gascogne:
Maria, ma aimia, qu'atz un bèth
plapèr (bis)
e lo plapèr lo vòste e lo huret lo men
se volèvatz mia qu'evse i hureterem
[Marie ma mie vous avez un beau
clapier
et le clapier le vôtre
et le furet le mien
si vous vouliez mie
nous vous y furèterions ...]
(traduction littérale)
Ces textes évidemment sont magnifiés
par le chant. Toutefois, j'estime utile
d'y associer quelques présentations
parlées, pour en présenter le sens aux
non occitanophones et ça et là, y ajouter
une brève impression que je peux
avoir sur le moment.
Peire Boissière
Collecteur et conteur du Haut-Agenais,
Peire Boissière est aussi un chanteur remarquable
soucieux des timbres, des techniques
vocales et du phrasé lié à la langue.
Il est spécialisé dans les répertoires occitans.
Formations : Solo, Cap Nègre
Dernier disque : Passat Deman, Trio Capnegre
(l'autre distribution).
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Mises en forme et propos recueillis par P.B.