Par Laurier Turgeon
CELAT, Université Laval,
Québec, Canada
L’introduction récente du mot
« métissage » dans le lexique
des sciences humaines exprime
une volonté de situer le métissage au
coeur de tout processus culturel, tant du
monde occidental lui-même que sur
ses franges coloniales. Très présent
dans le discours scientifique, il y a
aujourd’hui une volonté de valoriser le
métissage, voire de métisser la culture.
Ce goût nouveau pour l’hétérogène
s’exprime dans la cuisine, mais
aussi dans l’art, la musique et la littérature.
Les artistes et les oeuvres métissés
sont vénérés par les critiques et les
armateurs d’art, tant en Amérique du
Nord et en Australie qu’en Europe.
Plusieurs grandes expositions internationales
d’art contemporain ont
exploité le thème du métissage ces
dernières années. La « world musique »
est devenu synonyme de métissage
dans le domaine de la musique. Le
métissage s’exprime avec encore plus
de force dans la littérature contemporaine
par ce que certains appellent une
« esthésie migrante », soit une
nouvelle esthétique fondée sur la mouvance
énonciative qui définit le mode
même de la constitution du sujet. Le
soi se met en lieu et place de l’autre
pour se construire à partir de lui. Par
une sorte d’acculturation volontaire,
ces écrivains s’inscrivent non seulement
dans une autre culture, mais
sacrifient leur langue maternelle pour
écrire dans celle de leur culture
d’adoption.
Si le métissage est maintenant
valorisé, esthétisé, idéalisé
même dans nos sociétés
contemporaines, il n'en a pas toujours
été ainsi. Le mot métis possède son
histoire qui est marquée négativement
jusqu'à la deuxième moitié du XXe
siècle. Il apparaît dans le contexte
colonial pour désigner les enfants de
sang-mêlé, au statut incertain, pris
dans une tension entre colonisateur et
colonisé. Il renferme alors une connotation
très péjorative parce que l'expression
d'une transgression fondamentale
entre l'Occident et son Autre.
Pendant très longtemps donc, il renvoie
aux domaines de la biologie, du
corps, et de la sexualité honteuse entre
espèces différentes.
Depuis une vingtaine d’années,
le mot métissage a été repris
essentiellement pour lutter
contre les purismes et les fondamentalismes
de toutes sortes. Il se veut un
moyen de caractériser et favoriser la
multiplication des contacts, des
échanges et des mélanges dans le
monde contemporain. On entend rarement
le mot métis, en tant que sujet,
mais beaucoup celui de métissage qui
renvoie à un processus culturel. Le
métissage est devenu une métaphore
pour dire le monde postmoderne.
L’expression « métissage culturel »
définit par défaut un phénomène
omniprésent, de nature multiple et
fragmentaire, qui se présente comme
un universel dans le monde contemporain,
celui de la mondialisation. Le
mélange est partout, représenterait-il
un nouveau patrimoine entrain de
devenir hégémonique?
Autrefois employé pour
condamner les mélanges ethniques
dans les colonies, le
métissage se manifeste maintenant à
grande échelle dans les déplacements
de populations des pays anciennement
colonisés vers des métropoles devenues
multiethniques et multiculturelles.
Mais ces groupes déterritorialisés ne
demeurent-ils pas des isolats, comme
l'évoque le mot « diaspora » qui leur
est souvent accolé? Faut-il rappeler
que les déplacements transnationaux
de populations ne touchent qu’une
partie infime de la population mondiale.
Les masses sédentaires, qui
représentent la vaste majorité de la
population de la planète, n’ont bien
souvent même pas accès à l’internet.
S’agit-il réellement d’un mélange harmonieux,
ou bien d’une nouvelle
forme de colonisation, intériorisée? Il
se manifeste à l’échelle des nations, à
l’intérieur desquelles des cultures
métissées, issues de ces populations
déplacées, ont pu voir le jour, telles
que les Chicanos aux États-Unis, les
Beurs en France, ou les Jamaïciens au
Canada. Mais ces cultures métissées
n’ont-elles pas pour corollaire de nouvelles
formes de ségrégation, de fractionnement
? Le métissage se manifeste
à l’échelle individuelle, dans le
cas des mariages mixtes ou de l’adoption,
mais à quel moment le « mélange
des couleurs » devient-il un mélange
culturel? Le métissage est aussi apparemment
partout dans les nouvelles
formes de communication, dans le
« réseau », le « filet », le « tissu » des
échanges d’information. Mais ces fils
enchevêtrés, cet « emmêlement »,
conduisent-ils réellement au mélange,
ou servent-ils à une consolidation, une
réification du même?
Le multiculturel, implicitement
discriminatoire, se pare de l’esthétique
de l’hétérogène, mode
de vie élitiste qui aime les emprunts, le
mélange des genres, mais à condition
que cette diversité bariolée n’altère pas
en profondeur des valeurs curieusement
rémanentes, persistantes. Par
exemple, l’Équateur, comme beaucoup
d’autres pays de l’Amérique
latine, a construit son idéologie nationale
sur le métissage qui a été un
moyen efficace pour les élites locales
d’écarter le pouvoir métropolitain
espagnol puis, du même coup, de marginaliser
tous ceux qui n’étaient pas
métissés, c’est-à-dire les indigènes et les
noirs. La version plus contemporaine du
nationalisme métis de l’Équateur
enferme les indigènes et les noirs -près
de la moitié de la population- dans un
multiculturalisme néo-libéral qui
prône la tolérance et l’intégration mais
qui, en même temps, entretient leur
exclusion en les identifiant comme
« autre ». Même lorsqu’on accorde à
ces communautés culturelles des
droits -l’usage de leur langue par
exemple-, il s’agit de la reconnaissance
d’une particularité ethnique qui
tend à accentuer leur différence et à
renfoncer les hiérarchies sociales en
place. La reconnaissance de la différence
par son incorporation à l’intérieur
de l’état postcolonial contribue à
faire des particularismes culturels une
forme universelle de la domination
culturelle postmoderne.
Bref, il faut rester critique envers
la notion de métissage présentée
trop souvent et facilement
comme une idéologie salvatrice. Elle
est maintenant en passe de devenir une
esthétique universelle, acceptée et partagée
par tous, voire imposée aux
autres. L’hybridité est célébrée par les
critiques d’art et elle devient un bien de
consommation de masse. La diversité
culturelle se vend, elle est désormais
au service du capitalisme mondial et
de la mondialisation. Je veux ici mettre
en garde et souligner que le métissage
ne produit pas toujours du beau et il
n’est pas forcément libérateur. Le
métissage devient souvent un discours
intégrateur, mais qui n’a que peu
d’existence dans la vie sociale et économique.
Par exemple, le Canada qui
s’annonce comme bilingue et multiculturel
est, en réalité, un pays dominé
par une langue, l’anglais, et une culture,
anglo-américaine; les minorités
linguistiques et culturelles n’ont
qu’une existence folklorique. Les
sociétés pharmaceutiques fabriquent
de plus en plus de médicaments tirés
de pratiques médicinales amérindiennes,
mais sans compenser ni
même reconnaître les porteurs autochtones
de ces traditions. Le Musée du
quai Branly se présente comme un lieu
où dialoguent les cultures. Mais quand
voit-on des amérindiens dialoguer
avec des français? Les musées ne sontils
pas des lieux de « vernissage » plutôt
que de métissage? Force nous est
de constater que le métissage résulte
bien souvent d’une stratégie d’appropriation
plutôt que d’un échange réciproque.
Tout compte fait, ne faut-il pas
reconnaître que le métissage est un
phénomène politique que l’on ne peut
pas réduire à une théorie culturelle?
Laurier TURGEON
Du même auteur :
Patrimoine métissés,
contextes coloniaux et postcoloniaux, Paris, Éditions
de la Maison des sciences de l’homme, 2003
[Plus d'informations sur Laurier TURGEON->http://www.er.uqam.ca/nobel/soietaut/turgeon.htm]