CMTRA : Ce projet de grand
orchestre arménien est né de l'his-
toire particulière de la diaspora
arménienne en France ?
Oui. À la fin des années 70 et au début
des années 80, toute une frange de la
jeune population française d'origine
arménienne a été sensibilisé à la
musique arménienne. À l'époque,
l'Arménie soviétique favorisait au
maximum ce qui était du domaine de
la culture et des musiques traditionnelles pour en faire une vitrine.
De
grandes formations musicales, des
ensembles folkloriques, des troupes de
danseurs se sont alors développées et
ont fait des tournées dans toute l'Europe. Nous, les jeunes de 18 ou 20 ans,
nous étions un peu en recherche de nos
racines et on a reçu ça comme un coup
derrière la tête... La diaspora arménienne en France était essentiellement
issue des communautés de l'Est de la
Turquie parties après le génocide et
pas de l'Arménie actuelle. Du coup
beaucoup de sonorités se bousculaient
dans nos têtes, à la fois des musiques
orientales, de la musique iranienne et
Turque et c'est vrai qu'on était un peu
à la recherche de sons « authentiques »,
d'une identité propre et elle nous a été
donnée par ces ensembles qui sont
venus d'Arménie à cette époque-là.
Cela a donné lieu à un élan musical qui
est unique au monde et spécifique à la
France, que l'on ne retrouve pas dans
les autres diasporas, ni aux Etats-unis,
ni dans le reste de l'Europe. Même en
Russie où il y a une très grosse communauté arménienne, on ne retrouve
pas cet engouement de jeunes pour ce
type de mouvements et qui ont adopté
la musique traditionnelle avec des instruments traditionnels.
Comment expliquer cela, cette spécificité française ?
Je crois que par rapport à d'autres
communautés, il nous manquait une
chose en particulier, c'est la pratique
assidue de la langue. Il n'y avait pas à
l'époque d'école au quotidien, et les
Arméniens de France avaient du mal à
organiser et à transmettre les apports
culturels et linguistiques... Peut-être
que pour nous, la musique a été le
moyen de nous raccrocher à la culture
arménienne. Si on prend par exemple
le Liban ou d'autres pays du Moyen-
Orient, il y a des écoles primaires, des
collèges et des lycées, tout un environnement dans lequel s'immerger et
l'Etat favorise cela. En France on est
relativement bien intégré, on forme
une communauté ouverte sur l'ensemble de la société mais c'est vrai
que du coup on a perdu quelque chose.
La communauté en France n'est pas
une communauté au sens ou on l'entend au Moyen-Orient par exemple, où
des quartiers entiers sont investis par
les gens d'une même origine et où la
langue, la culture se transmettent de
manière intense. C'est vrai que nos
anciens se regroupaient autour de
l'Eglise et éventuellement du foyer
communautaire, qu'il y avait une école
arménienne où nous allions une fois
par semaine mais ça n'a pas empêché
que les jeunes soient en recherche
identitaire et je pense qu'il y avait un
besoin de compensation qu'on a
trouvé dans la musique.
Vous étiez des jeunes de la troisième génération de l'exil... On
observe souvent un retour à la
culture d'origine à la troisième
génération...
Oui, disons que la première génération
débarque, la deuxième essaye de s'installer un peu et la troisième reproche
à la deuxième de pas avoir transmis...
Il y a souvent un lien très fort avec les
grands-parents et la transmission culturelle se fait souvent à travers eux,
alors que les parents sont souvent plus
occupés à se battre pour vivre dans des
conditions décentes...
Nous, tous ces jeunes d'origine arménienne, on se connaissait, on a été éle-
vés ensemble, on se retrouvait dans
des colonies et on a partagé cet espèce
d'engouement musical qui a culminé
en 1979. Cette année-là, il y a eu foisons de troupes qui sont venues d'Ar-
ménie et qui ont suscité un réel intérêt
de notre part. Ensuite, de petites structures se sont formées, des liens se sont
créés avec les musiciens. Ensuite
beaucoup d'entre-nous sont allé passer
du temps en Arménie et ont suivi des
initiations instrumentales avec des
maîtres de musique.
Nous avons eu la chance de côtoyer le nec plus ultra de la musique arménienne traditionnelle, qu'on ne rencontre pas forcément quand on habite
en Arménie, de travailler avec des
compositeurs et des musiciens arméniens, d'établir des contacts avec le
Conservatoire d'Erevan... Petit à petit
des formations se sont montées, avec
des troupes de danse. Elles se sont
étoffées et sont devenus autonomes,
pour ne travailler que la musique.
Aujourd'hui il existe encore des
troupes de danse de notoriété internationale comme l'ensemble Navassart,
Yeraz de Paris et Sassoun de Marseille), mais les formations musicales
se sont davantage développées. Plusieurs écoles de musique ont également vu le jour.
Comment est né ce projet de grand
orchestre ?
Il est né une première fois il y a vingt
ans, sous l'impulsion d'un compositeur contemporain, Khatchatour Avédissian. Nous l'avions fait venir pour
travailler avec lui. Les trois formations
musicales de Paris, de Lyon et de Marseille étaient réunies et un jour il a pro-
posé que l'on forme un grand
orchestre. Au début ça nous paraissait
complètement surréaliste et puis on a
travaillé dans cette direction et on a
monté en 1976 une première version
de ce grand orchestre avec une série de
trois concerts dans les trois villes.
Ensuite chaque groupe est reparti et a
poursuivi ses activités, même si on
continuait à se voir de temps en temps.
Et puis il y a un an et demi, voyant
l'année de l'Arménie arriver, on s'est
posé la question de reformer ce grand
orchestre. On a réussi à remobiliser les
troupes, les anciens étaient motivés,
les plus jeunes aussi. Du coup, on est
parti pour cette version 2006.
On s'est remis au travail et chacune
des formations, en plus de ses obligations, a commencé à définir un travail
commun et chacun s'est mis au bou-
lot dans son coin. Nous avons proposé
à un compositeur d'Arménie d'arran-
ger des pièces contemporaines et à un
chef d'orchestre de venir pour diriger
"cette joyeuse bande". C'est lui qui
essaye de donner corps à ces trois formations-là, Kéram, Spitak et Navasart.
Il a passé du temps dans chacune des
régions pour voir comment ça se passait et puis on se retrouvait une fois par
mois pour aboutir à une formation
cohérente qui est assez nombreuse
puisque nous sommes une quarantaine
de personnes. Une série de dates ont
été retenues, la première à Nice puis
Marseille, Paris et Lyon et enfin une à
Martigues au mois de juillet.
Quelle est la composition instrumentale et la direction musicale
choisie par ces trois formations,
Kéram,Spitak et Navassart ?
Les trois formations se ressemblent,
malgré quelques spécificités. Toutes
sont composées de l'instrumentarium
traditionnel et de chant. On trouve tout
le panel des instruments traditionnels
d'Arménie, y compris des instruments
qui ne sont plus utilisés là-bas. Il y a
donc le oud qui joue à la fois un rôle de
basse rythmique et de soliste, les doudouks, la zourna et les shevi, proches
du hautbois et de la bombarde. Du côté
des percussions, le dehol, qui se joue
avec les mains et doigts, et qu'on
retrouve dans tout le Caucase. Ensuite
il y a le tar, le santour, utilisé sous
forme de cymbalum, le kémantcha,
une viole sur pic à manche rond, le
kamani et le pampir, formes de violon-
alto et de violoncelle et le kanone, la
cithare à 72 cordes accordées trois par
trois, joué avec des onglets. Tous les
instruments sont doublés, triplés dans
le grand orchestre.
Les trois formations ont fait le choix
de rester dans la musique traditionnelle avec des instruments tradition-
nels. C'est vrai qu'on nous prend parfois pour des" puristes" de la musique
trad et qu'il aurait été plus facile pour
nous de prendre une clarinette, une
guitare, un synthé pour faire de la
musique arménienne en France, mais
c'est cette orientation-là que nous
avons choisi.
Les répertoires sont eux aussi com-
muns et ont évolué de manière similaire. Au départ on est tous parti du
même courant qui était celui que développait le compositeur ... qui a marqué son époque par une réactualisation
réussie des musiques traditionnelles.
Ensuite on a enrichi le programme par
des morceaux apportés par d'autres
auteurs comme le père Gomidas, qui a
collecté longtemps dans les villages
d'Anatolie, des troubadours comme
Sayat Nova... Aujourd'hui avec des
spécificités propres à chacune des formations, nous travaillons tout aussi
bien à partir d'adaptations contemporaines que de morceaux plus anciens,
de gens moins connus mais qui ont
marqué la musique traditionnelle
arménienne.
Le répertoire proposé par le Grand
orchestre comporte aussi bien des
rythmes de danse, des chants, des mor-
ceaux rythmés et d'autres plus
langoureuses, des chants ethnographiques, que du chant révolutionnaire,
qui fait partie aussi de la culture arménienne, des chants d'amour ou de la
vie quotidienne des paysans. On a
souvent tendance à faire des choses un
peu mélancoliques... C'est vrai que
c'est à notre image et à celle de notre
histoire mais on aime aussi faire la fête
donc on a essayé de donner les diffé-
rents aspects de la musique traditionnelle dans ce spectacle-là.
Et quelle est votre inscription dans
le cadre de l'année de l'Arménie ?
L'idée est de profiter de l'année de
l'Arménie pour faire découvrir ces
musiques au grand public, de les
redonner à la fois à l'ensemble de
notre communauté et plus largement.
C'est quand même une démarche
assez particulière puisqu'il s'agit
d'une redécouverte et d'une réappropriation par des français d'origine
arménienne qui, tout en s'inscrivant
dans la société, pratiquent encore la
musique traditionnelle, la langue, la
cuisine, leur religion, les différents
aspects de ce que nous sommes.
Propos recueillis par Yaël Epstein
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A l'occasion de l'année de
l'Arménie, les trois
ensembles de musique
traditionnelle arménienne
de Lyon, Marseille et Paris
ont formé un Grand
Orchestre Arménien qui
propose un voyage musical à
travers les traditions
musicales d'Arménie
réinvesties par la diaspora
arménienne de France.
Entretien avec Agop
Boyadjan, musicien de
l'ensemble de Décines,
Spitak.
Photo: DR
Concert :
le 31 mars, à Lyon
Bourse du Travail