Musique en pays de feu
Entretien avec Marc Loopuyt, joueur de oud du groupe azeri Yanar Dar.
CMTRA : Marc Loopuyt, après une saga musicale qui vous a fixé en Andalousie, au Maroc, en Turquie, les traces du oud vous ont mené en Azerbaïdjan. Le concert qui aura lieu à Meyzieu est le fruit d'une série de rencontres musicales que vous avez fait là-bas. Pouvez-vous nous parler de l'origine de cette aventure musicale et humaine ?
Marc Loopuyt : J'ai fait plusieurs voyages en Azerbaïdjan, puis un séjour comme lauréat de la Fondation Villa Médicis qui m'a permis d'y rester plus de six mois et de pratiquer la musique avec les musiciens locaux. J'ai commencé à travailler avec Malik Mansurov, joueur de tar. Il m'a ensuite fait rencontrer un merveilleux chanteur, Agha Karim avec qui j'ai fait des concerts autour de la Mer Caspienne et en Azerbaïdjan. Nous avons, pendant trois ans, fait des tournées en Europe, nous avons gravé un disque et fait un concert au Théâtre de la Ville. Maintenant Agha Karim repart dans ses montagnes. Nous attendons un signe de lui, le “Vieux de la Montagne” est reparti vers la source ...
Ce concert se fera cette fois-ci avec une jeune chanteuse, Sevinj Sariyeva, qui n'est pas du grand Caucase mais du petit Caucase, du Karabagh, le fameux “jardin noir”. Le quatuor que nous formons est ainsi; Sevinj chante et joue le tambourin, car dans cette tradition le chanteur joue toujours la percussion. Nous avons le “kémantché”, qui est joué par Elchan Mansurov, un des plus grands du pays. Nous avons ensuite le joueur de “tar”, Eltchin Nagiyev, et moi-même qui joue le “oud”.
Aujourd'hui, le plus souvent, on entend des trios, nous rajoutons le oud qui est mon instrument. Il y a peu de joueurs de “oud” en Azerbaïdjan ce qui est d'autant plus bizarre que cet instrument vient d'Iran, or l'Azerbaïdjan était autrefois le nord de l'empire Perse. Mais l'histoire a fait que de symbole de la musique persane, le “oud” est devenu symbole de la musique arabe. C'est toute une histoire d'organologie qui s'explique sur cinq cent ans. En tout cas, ce qui prime dans la recherche du timbre des instruments en Azerbaïdjan, c'est la recherche de la clarté. Il y a des instruments qui sont tendus à un point tel que le son peut sembler agressif. Je trouve que la présence du oud arrondit les angles. La différence entre la musique persane d'aujourd'hui et la musique d'Azerbaïdjan est une différence d'énergie; la musique d'Azerbaïdjan est très énergique, il y a un côté Andalousie, un côte flamenco, un aspect “feu dévorant”.
Est-ce le chant qui apporte à la musique cette énergie flamboyante?
Tout. Les instruments et le chant. Azerbaïdjan veut dire “pays du feu”, déjà c'est un programme. Et le nom du groupe est “Yanar Dar” qui signifie la Montagne de Feu. Depuis des milliers d'années, les zoroastriens viennent à cet endroit. C'est un endroit où les gaz de naphte qui s'échappent du sol s'enflamment spontanément et brûlent depuis des milliers d'années. Autour de ce lieu existe toujours une tradition de soins, une manière de soigner les gens avec les mains. Pour les gens d'Azerbaïdjan “Yanar Dar” évoque donc beaucoup de choses, c'est un héritage du passé, d'autant qu'on dit que l'art du chant persan et azéri descend des prêtres zoroastriens. Il y avait une relation entre les modes musicaux et le zodiaque, ce qui donne une ouverture potentielle sur une musicothérapie. Dans ce genre d'ambiance, le diagnostic se fait en finesse sur la nature de la personne. La vieille musicothérapie orientale était fondée sur le zodiaque et son interprétation musicale.
Vous insistez souvent sur le caractère magique du chant azéri, pouvez-vous nous en dire plus?
Que ce soient Agha Karim, Sévinj ou les autres, puisqu'il s'agit d'une tradition, pour moi, en tout cas, c'est en Azerbaïdjan que l'être humain développe un art vocal qui dépasse l'imagination à un tel degré. C'est difficile à décrire avec des mots; la musique orientale à priori et la musique azérie à fortiori. Alors il est vrai qu'on parle de feu, qu'on parle de l'air; il y a ces symboles mais il y a aussi d'autres éléments. Le mode “Zamin Xara ” par exemple, qui veut dire sol de granit, et qui est en relation avec quelque chose qui est plus dense que la terre. Evidemment ces références symboliques ont plus ou moins été gommées par l'idéologie soviétique car le discours à la mode était un discours progressiste et technicien. La collusion de l'école russe avec la musique d'Azerbaïdjan dans la pédagogie a donné une forme de stakanovisme musical, avec concours de vitesse sur gammes en tous genres. C'est devenu une habitude chez les Azéris, d'être capable d'aller plus vite que vite. C'est vrai que ce n'est pas une fin en soi, mais ils sont capables d'aller vite au delà de ce qu'on pourrait imaginer.
On ne peut pas parler du chant sans parler de la poésie. Il y a eu de très grands poètes d'Azerbaïdjan comme Nizâmi, qui a fait atteindre à la poésie d'Azerbaïdjan, autant dans la forme que dans le fond, des sommets insensés. Il y a bien sûr toute la poésie amoureuse, poésie élégiaque, mais il y a aussi ce qu'on appelle “gürbet”, qui exprime la nostalgie de son pays. Le musicien-connaisseur utilise sa connaissance du zodiaque pour choisir un mode mélodique en fonction de la teneur poétique du texte. Il y a là un ensemble de moyens savants et subtils qui sont organisés et déclenchent souvent ce qu'on appelle le “tarab”, c'est-à-dire que le musicien et l'auditeur ont quelques chances de changer d'état. De toutes façons, dans le monde entier et dans tous les styles qu'on puisse imaginer en musique, l'intention de l'artiste et du public n'est autre que sortir de l'état ordinaire pour rentrer dans un état non-ordinaire, voir extraordinaire.
A quel degré et de quelle manière? C'est selon les styles ... Si vous entendez des hautbois et des tambours de danse extatique dans l'Atlas, les gens marchent sur le feu sans se faire mal. C'est bizarre, c'est une énigme pour la science. Alors soit la science le nie, soit elle l'étudie ...
J'ai assisté plusieurs fois à ce genre d'effets poético-musical dans des “majlis” poétiques en Azerbaïdjan. J'ai été invité quelquefois chez un monsieur qui s'appelle Hadj Intigam, qui organisait ce genre de soirée musicale. Il était riche à un moment, puis il ne l'a plus été. Mais il s'était engagé à une périodicité de ces réunions et il a dû vendre sa belle voiture pour pouvoir assurer sa dernière soirée. Ce soir là, il a reçu deux cent personnes et c'est vrai qu'à cinq heures du matin, on a connus des moments musicaux qui valaient bien une bagnole ...
C'est un peu l'histoire du “Salon de musique” de Satyajit Ray ...
Oui c'est vrai, sauf que là il faut imaginer des hommes habillés en costumes trois pièces, papack et moustaches, on est plutôt dans l'ambiance post-soviétique, mais le thème est bien le même.
Je vends ma voiture, j'assure ma soirée, après on verra ... Il y a des esprits comme cela dans le Caucase. Les esprits sont souvent très feu, c'est à dire peu diplomates mais avec un magnifique sens de l'honneur, c'est très caucasien. D'ailleurs si on considère le sens de l'honneur des hommes en remontant de cent ans, on aura autre chose qu'aujourd'hui. Il est vrai que les gens sortaient toujours avec le poignard et pouvaient avoir à laver leur honneur en chemin. C'est ce que j'ai connu dans les récits de l'Atlas au Maroc; dans les montagnes là-haut, on ne plaisantait pas avec cela. Les musiciens du Souss dans la région d'Agadir, ils portent encore d'un côté l'instrument et de l'autre le poignard. C'est un autre monde... On pourrait faire une analogie entre les formes musicales, la guitare espagnole par exemple, à écouter en 1920, 1940, 1960, 1980. Ce qui est intéressant, c'est le thème de l'énergie. Dans les premiers enregistrements, ils avaient tous un poignard quelque part, si on parle du sens de l'honneur, du mode de relation des êtres entre eux. En musique traditionnelle, dans les modes d'attaque du son et les modes d'indépendance humaine, il y a une relation flagrante. L'ingérence de l'Etat me semble ramollir le son en général et l'homme en particulier.
Le répertoire que vous jouez est-il dansé, ou est-ce une musique essentiellement méditative?
Le répertoire qu'on joue s'appelle “mugham”, ce qui veut dire “modes”. C'est un mot qui vient de l'arabe “maqam”, qui signifie à la fois, le rang du musicien dans la société, c'est à dire sa distance par rapport au sultan, et le rang intérieur, le degré spirituel d'une personne. C'est un terme ambigu, car il est employé à la fois en musique et en mystique.
Globalement ce sera surtout une musique méditative. Il y a une partie qui s'appelle spécifiquement “mugham” et qui n'est pas rythmée ; c'est l'équivalent de l'“alap” des Indiens. Mais l'intérêt de l'Azerbaïdjan, c'est que la vie est toujours là; donc il y a un maillage. Quand on joue un “mugham”, il ne faut pas faire moins de dix minutes, en général c'est plutôt vingt, trente ou quarante minutes. Même si aujourd'hui il y a des formats télé ou radio à cause de la mode et puis bien sûr l'accélération du monde. Donc lorsque je parle de maillage, c'est que le musicien, qui est psychologue aussi, sent l'épuisement de l'attention. Il va donc recourir aux “rengler”, ce sont des petites pièces instrumentales dont l'origine est la danse. Le déroulement type ce sera, “daramad”, pièce instrumentale, ouverture, puis “täsnif”, pièce consistante mais rythmée. La préparation est accomplie et on peut aborder le “mugham”. Le “mugham” n'est pas rythmé mais il est très intense. Après on peut jouer un autre “reng” par exemple, pour détendre l'atmosphère; ensuite on rejouera un “täsnif”, plus léger, puis à nouveau du “mugham”, puis une danse de folie pour finir. Il n'y a pas comme dans la “nouba” un ordre imposé des séquences rythmiques. La structure de la “nouba” est très contraignante et quelque part tout y est récité. Les “täsnif”, “reng”, “daramad”, sont des compositions traditionnelles dont on ne sait pas qui les a crées et qui viennent de la nuit des temps. Le “mugham” est un récitatif traditionnel mais c'est aussi là qu'il y a le maximum d'improvisation, c'est là que Agha Karim s'amuse, et c'est là qu'il développe une étonnante technique vocale.
A l'écoute de votre disque à certains moments, on est dans le même étonnement que lorsqu'on écoute pour la première fois du chant diphonique mongol, la voix produit des effets très étranges....
Oui... Il y a quelque chose de surhumain dans ce que le chanteur arrive à faire avec sa voix... Il y a un élément qui s'appelle “tahrir”, qui est une sorte de yodel très aigu. Il existe aussi dans le style persan; mais dans l'iranien, il est aujourd'hui délivré de manière plus parcimonieuse. Dans le style azéri, ce fabuleux “tahrir”, ce yodel oriental est beaucoup plus fréquent
En tout cas, j'invite les curieux et les mélomanes à découvrir le nectar du chant et des instruments de notre ensemble “Yanar Dar”. Peut-être y retrouveront-ils ces correspondances inouïes que les anciens de la région avaient établies entre les parfums des différentes fleurs et les modes mélodiques ... Khoshgelmisiniz : bienvenus !
Propos recueillis par P.B.
Retrouvez Marc Loopuyt dans les lettres [n°41->article479] et [n°44->article442]
Contact
Marc Loopuyt http://marc-loopuyt.chez.tiscali.fr
Concerts et stages
12 février à Genève
8 mars au Cinéma les amphis à Vaux en Velin
12 mars à l'Eglise Saint-Sébastien de Meyzieu
Initiation au mugam d'Azerbaïdjan
Samedi 22 janvier et samedi 5 février à Saint-Genis-Laval
Rens. 04 78 56 55 18
Vendredi 11 mars à Meyzieu
Rens. 04 78 04 07 51
Disque
« Chants du Grand Caucase » Buda musique musiques du monde