Qui sifflote s'implique
Entretien avec Marc Perrone.
CMTRA : Marc Perrone, ton nouveau CD vient de sortir, avec une vingtaine de mélodies et chansons qui sont dans un univers très particulier, qui correspond à tes influences, ton imaginaire très personnel. D'où te viens cet univers unique ?
Marc Peronne : Ce disque, c'est le fruit de trois ans de travaux musicaux divers et variés, des compositions pour des films documentaires de Marcel Trillat, pour des pièces de théâtre, des mélodies que j'ai composées pour le plaisir. Mais ce disque, c'est surtout mon envie permanente de mélodies. On a tous nos albums de famille, nos albums d'images mélodiques qui nous renvoient à des sentiments, à nos histoires. Moi, je me suis très attaché depuis mes débuts à la mélodie, la chanson à réponse, les musiques traditionnelles, le folk. Alors qu'à l'époque je n'étais pas très à l'aise dans ce monde musical, ça m'a parlé tout de suite, ça m'est resté dans la tête, et je suis toujours resté très attaché à la mélodie. Je crois que c'est important, ces petits bouts de musiques qui vivent le temps qu'on les joue, qu'on les chante. Ils se mettent en veille, en mémoire, et ressortent à des moments où l'on croit qu'on les a oubliés, Ils témoignent toujours de souvenirs, et au moment où on les chante, où on les joue ou rejoue, ils font partie du moment qu'on est en train de vivre. C'est ça qui me passionne dans les mélodies.
Je suis d'origine italienne, et j'ai été bercé par des chansons napolitaines dans mon enfance. Quand mon père travaillait dans son atelier de tailleur, on écoutait la radio, et il me reste de ce temps-là des mélodies comme “Marjolaine”, “le Petit Cordonnier”, “le Jardin extraordinaire” de Trenet. Tout récemment, “Allez, venez Milord” m'est revenu. Il y a les mélodies et les textes, qui renvoient à des émotions, des images poétiques, des sensations, tout ça est très imbriqué. Les mots, les images, les mélodies créent un univers, ravivent des souvenirs, et font advenir des sensations dans le présent immédiat. Tout ça me questionne et me passionne. Les grandes balades du répertoire traditionnel sont des choses qui me parlent. On peut dire « oui, mais les princesses, les trois canards, ça ne dit plus rien aux enfants de maintenant ». Mais quand Marie-Odile Chantran chante “Par-dessous l'aile, il perd son sang”, “Avec son beau fusil d'agent”, ce sont des images de cinéma avant l'heure. La chanson, pour moi, c'est ça. Au début du parlant, le réalisateur écrivait les paroles de la chanson de leur film, et je me dis souvent que la chanson se suffit à elle-même, et c'est un peu con d'avoir dépensé autant d'argent à faire des films.
J'ai ce sentiment très fort que la chanson, la mélodie et le texte, ça raconte quand même des histoires fortes. C'est précieux, tout un imaginaire. Et c'est dans ce monde-là que j'ai eu envie d'aller pour ce disque.
Dans ce disque, on a l'impression d'entendre une majorité de mélodies en mineur, est-ce volontaire ?
Ça, c'est très personnel. Quand j'ai commencé l'accordéon, une des premières valses que j'ai appris, c'était “En avant blonde”, une magnifique mélodie mineure, et depuis j'ai toujours été fasciné par les mélodies en mineur. Ça me touche plus que le mode majeur. Et dans les mélodies en majeur, j'aime bien les mélodies qui sont un petit peu mélancoliques, cet univers entre deux eaux. Et d'un autre côté, j'aime bien faire des mélodies en mineur qui ont de l'énergie. Pour moi, le mineur n'est pas triste, mais on peut mettre plus de nuances, de sensations dans le mineur. Je ne peux pas expliquer pourquoi. Les grandes chansons de Brassens, comme “le vieux Léon”, les chansons de Brel, les chansons napolitaines, ont cette couleur, cette tendance, cette propension au mineur. C'est une culture, comme dans la chanson traditionnelle. Le répertoire en mode de Ré m'a toujours attiré. Ce chanteur québécois, Ben Benoit, dans sa chanson “Petite porcheresse” me ravi. C'est de la sensation pure.
Il y a des gens qui préfèrent le majeur « parce que c'est plus gai ». Moi, je ne ressens pas le mineur comme triste. Et en même temps, il y a un lien avec le blues, qui véhicule un vrai sentiment de spleen, à la fois un peu douloureux mais jouissif.
Tu composes depuis très longtemps pour le cinéma et pour le théâtre. Peux-tu nous éclairer sur ce mystère de la composition pour l'œuvre d'un autre, avec une dramaturgie, un univers qu'on te propose ?
Pour moi, c'est un pousse-au-crime, qu'on me propose un propos, des situations, des sentiments. C'est plus facile de travailler sur des mélodies que de partir comme ça, en l'air, à vide. Avec un texte, une situation, des mélodies me viennent, sinon je suis dans l'errance. Pour les films, il faut regarder les images, sur DVD c'est très pratique, je peux regarder tant que je veux un passage, marquer une page, une situation, comme dans un livre, se nourrir d'impressions.
Comment on transforme une œuvre qui nous est extérieure en musique ?
La musique, c'est un bain. Quand je joue sur des films muets, j'ai l'impression de rentrer dans l'image, je suis dans un carrefour de dimensions. La musique, c'est depuis toujours pluridimensionnel. En jouant devant des images, je rentre dans un autre monde, l'autre monde, les choses du passé, l'autre monde au sens “quand on est mort”, on voit des images, on est vivant, on est dans un bain, sonore, la musique nous enveloppe, comme le liquide dans lequel sont les enfants avant la naissance, c'est un bain.
La musique est dans cette dimension, ça touche tous les sens. Le bruit qu'on peut entendre, c'est du bruit, mais si on se met à l'écouter, il devient musique, c'est l'écoute qui fait la musique, et mon travail de composition sur les films, c'est d'être à l'écoute des images.
Quand Marcel Trillat m'envoyait les rushes de son film, j'ai été captivé par Patrick, ce grand bonhomme aux yeux clairs, dans son atelier qui venait d'être déménagé. On sentait qu'il était très triste et qu'il était à la fois plein d'énergie pour se battre. On lui avait volé quelque chose. Et il m'est venu la valse d'Hellemes, comment, pourquoi ? Tu rencontres le sentiment que tu crois percevoir chez l'autre, mais c'est un sentiment que tu as en toi, la perception de perte, et toute l'énergie du bonhomme. Ça te renvoie au blues, à la fois tu es défait, mais debout, fort.
Quand on ouvre ton disque, qu'on sort la galette, on découvre deux petites phrases, dont la deuxième est un calembour somptueusement approximatif, « Qui sifflote s'implique ». Pourquoi ?
La première est “Chantes toi-même, tu ne sais pas qui chantera pour toi”. Les deux vont ensemble. Effectivement, vu l'évolution sociopolitique, on ne sait pas qui chantera pour nous demain. On peut décliner pour la cuisine, “on ne sait pas qui cuisinera pour toi”, et pour bien d'autre choses. C'est juste pour donner aux gens l'envie de rechanter. Ça n'est pas la peine de prendre des cours de chant pour pouvoir chanter, il suffit de s'y mettre, de fredonner, de se laisser aller, et je trouve qu'en France, on est un peu paralysé par rapport à ça. Dès qu'il s'agit de chanter pour nos amis espagnols, italiens, anglo-saxons, avec eux, dès qu'il s'agit de chanter, ils le font. Nous sommes un peu coincés. Alors je réinstaure ça dans mes concerts, et j'essaie de faire chanter les gens. Je pense que l'accordéon peut faire chanter, surtout si on ne chante pas vraiment soi-même. Si tu susurres une mélodie, les gens partent dedans, et ça m'émeut toujours d'entendre une salle fredonner. La salle qui ne chante pas un hymne, ça me fascine, et ce mauvais jeu de mots, “qui sifflote s'implique”, j'en découvre le sens petit à petit. Chanter ou siffler, c'est une vraie implication sociale au moment où les gens sifflent en même temps que nous. Tout ça est en panne actuellement, au moment où il ne s'est jamais autant téléchargé de musique, les gens écoutent, consomment de la musique, mais en font de moins en moins eux-mêmes ensemble. Se mettre à chanter, c'est une vraie implication, comme on prend la parole, et dans ce sens-là ce jeu de mots m'amuse.
Propos recueillis par J.B.
Retrouvez Marc Perrone dans les lettres [n°40->article632] et [n°56->article116]
Concerts et stages
22 et 23 janvier
11 et 12 mars stage de musiques et danses traditionnelles de bal
avec Marc Perrone, Marie-Odile Chantran, Christian Oller et Véronique Valery
à l'EMMA de St Fons et au Hall des fêtes de St Fons
Rens. : 04 78 70 47 79
12 mars:
bal avec Marc Perrone, Marie-Odile Chantran, Christian Oller et Véronique Valery
au Hall des fêtes de St Fons
Rens. :04 78 70 47 79.