CMTRA : Louis Soret, nous avons pu te voir récemment sur Arte, dans un film “La route des troubadours”, qui t'a emmené jusqu'en Inde avec quelques camarades musiciens de pays très divers, dont Lyon pour trois d'entre vous. Quelle est l'histoire de cette aventure ?
Louis Soret : Ce film raconte le périple du groupe Troubadours-United, fondé autour de Peter Pannke, chercheur, écrivain et musicien berlinois. Lui vivait en Inde depuis quinze ans, nous nous sommes rencontrés, et nous avons mis sur pied un projet, créer un groupe qui puisse interpréter de la musique indienne et de la musique médiévale européenne. C'était le premier but de ce groupe qui s'appelait alors Tutti Shruti Band, ou quelque chose comme ça. C'était assez ambitieux. Des musiciens nous ont rejoint, un percussionniste italien, un oudiste italien, un batteur indien, un guitariste indien, un contrebassiste italien de musique contemporaine, et cet orchestre s'est produit en Allemagne et en Inde dans les années 90. Au tournant des années 2000, le projet s'est précisé autour de l'idée de retracer musicalement l'itinéraire d'un “minnesänger”, un troubadour allemand du XIIIe siècle, Heinrich von Morungen. Ce troubadour a laissé des textes et des musiques, une trentaine de chansons, et il est surtout célèbre, selon la légende historique, pour avoir fait un voyage jusqu'en Inde. Il serait allé jusqu'à Madras, où il aurait vu les reliques de Saint-Thomas, enterrées là -bas. Lui-même est enterré à Leipzig, dans la cathédrale Saint-Thomas, pas très loin de Monsieur Jean-Sébastien Bach. Suite à ce projet, un groupe s'est constitué, avec le même oudiste mandoliniste italien, un joueur de lyre éthiopien, deux acteurs de commedia dell'arte, une danseuse américaine spécialiste de la danse orientale et du katak, un percussionniste allemand et un oudiste syrien. Cet orchestre a “performé”, comme on dit, au festival de théâtre et danse de Lahore, au Pakistan, dans les années 97. Le projet final, Troubadours-United, est né de cette dernière rencontre.
Actuellement, le groupe se compose d'un clarinettiste turc, Barbaros Erköse, très grand musicien d'origine gitane, qui pratique la tradition, le jazz, le classique, la variété, Iyad Haimour, au kanoun et au oud, dans la tradition damascène, un percussionniste indien, Ananda Mallik, son frère Premkumar Mallik, au chant et à l'harmonium, Peter Pannke, qui joue le setar iranien, qui chante et qui est le directeur artistique du groupe, Liza Ferenbach à la tampura, et moi-même, toujours qualifié de multi-instrumentiste. Alain Chaléard se joint à nous à l'occasion, aux percussions.
Cet ensemble s'est produit dans des festivals intéressants, comme le festival “Respect”, à Prague, le festival “Estival Trobar”, près d'Egletons, en Corrèze, qui a pour objectif de rechercher les origines du trobar, le discours courtois, apparu en France, en Occitanie.
L'essentiel du répertoire, c'est de la musique traditionnelle qui essaye de rendre compte d'un itinéraire, de l'Europe à l'Inde jusqu'à Madras. Il y a des pièces afghanes, syriennes, arabes, turques, grecques, allemandes et françaises de l'époque médiévale.
Dans le film, au tout début, il est fait état de lieux propices, favorables à l'expression des chansons de troubadour, en tout cas qui servent de décors aux scènes décrites, ce sont les jardins, et plus précisément le jardin d'amour. Ce lieu a-t-il un sens ?
C'est une théorie très intéressante de mon ami Peter Pannke. Son idée est qu'il y a quelque chose dans le jardin et la lyrique poétique ou musicale qui est du domaine de l'allégorie. C'est très clairement lié à l'organisation du jardin tel qu'on le conçoit dans la Carte du Tendre. Ces lieux allégoriques du jardin sont les étapes de la conquête amoureuse, ou de la sollicitation amoureuse. On retrouve cette évocation dans la musique persane, dans la musique turque, dans la musique andalouse, où ces choses-là sont très nettement dites, et dans la tradition indienne, bien entendu. Krishna apparaît ou se manifeste toujours dans des milieux de nature, dans une organisation naturelle, pas la nature “naturelle”, plutôt des endroits où la nature a été organisée par l'homme pour favoriser soit la concentration, ou au contraire la distraction. Ce qui est donné à la vue, c'est un itinéraire qui permet l'accession à une esthétique, et, dans le jardin, on trouve cette organisation-là . Il existe aussi des sites naturels ou humains qui sont propices à l'inspiration.
Je crois par exemple que l'apparition des jardins labyrinthiques au XVIe et XVIIe siècles n'est pas un hasard. Le jardin à la française tel qu'il est dessiné ensuite dans la période classique rend compte presque directement, d'une manière figurative, de la musique du moment, de Lulli par exemple, avec la symétrie et la rectitude des massifs.
Toujours à l'écoute du commentaire du film sur les jardins, m'est revenu en mémoire une chanson de la tradition orale française recueillie au XIXe, et dont le premier couplet commence par «La belle est au jardin d'amour, assise sur le bord d'une fontaine...». Et au moment où je pense à cette chanson, à l'image apparaît une fontaine dans la cour d'un palais andalou. Y aurait-il un rapport ?
De toute façon, dans le jardin andalou, la fontaine est placée au centre, c'est l'élément essentiel, et les allées croisées mènent à cette fontaine-là . D'autre part, chez les Arabes, on sait que le son de la fontaine est un élément indispensable. Dans un enregistrement de musique arménienne, le musicien a demandé à être placé près d'une fontaine pour trouver l'inspiration, le bon sillon pour le maqam, pour entrer mieux dans un certain mode. En dehors du fait que la fontaine, c'est l'humidité, la douceur, le côté féminin, elle symbolise l'opulence, la richesse et la fécondité. On peut trouver dans l'inspiration arabe, de toute façon, toujours une allusion, une métaphore autour de la fontaine.
On peut penser que la filiation existe entre les répertoires de tradition orale en France, les chansons de troubadour, et donc la culture arabo-andalouse. Mais est-il permis de rêver, est-ce le rêve que vous développez dans le film, que la filiation est encore plus ancienne, plus lointaine, plus longue, jusqu'en Inde ?
Peter dit assez fréquemment que « pour aller de Berlin à Madras, il n'y a pas de mer à traverser, pas d'océan Pacifique ou Atlantique ». On peut considérer l'Europe comme une simple extension de l'Asie. La filiation est déjà possible géographiquement. Maintenant, il est certain que la littérature courtoise, la poésie des troubadours a des liens très forts avec la poésie arabe du début, antéislamique, jusqu'aux XIe et XIIe siècles. Les thèmes, les formes nous indiquent qu'il y a eu une influence très forte. L'apparition des troubadours et de la poésie courtoise dans la musique médiévale n'est pas une création spontanée, ça n'est pas possible. Les contacts ont été très forts, parfois violents, mais aussi extrêmement profonds. Il y a des livres très érudits sur la question qui nous montrent que l'influence venue d'Orient a été très forte.
J'ai très souvent pensé que les musiciens de musique médiévale en Europe oublient ces influences orientales. J'ai personnellement fait le chemin inverse. Je suis venu à la musique médiévale après vingt-cinq ans de séjours à l'étranger, après avoir passé deux ans dans un orchestre de musique andalouse. Le troubadour qui voyage, qui raconte des histoires, qui tient compte de l'actualité, qui est tenu parfois de composer très vite une chanson à la gloire de la personne qui l'a invitée, c'est une réalité contemporaine dans de nombreux pays.
L'écoute de la modalité m'a été très précieuse. C'est de là que viennent les musiciens de Troubadours-United, et c'est, je crois, ce qui nous a vraiment rassemblés. Les tentatives antérieures du groupe visaient à amener des formes musicales traditionnelles ou anciennes dans des formes actuelles. Et ça n'était pas encore ça. Dans le disque, qui a été fait en même tant que le film, j'ai utilisé le saxophone soprano comme si je jouais du taragot. Ça n'est pas un retour aux sources, c'est la remise en action d'une écoute parfois oubliée. Il faut savoir que sur terre actuellement, il y a trois ou quatre milliards d'individus qui n'écoutent que de la musique modale. La modalité a un avantage, elle s'adresse à une région de l'esprit qui n'est ni l'intellect, ni le bulbe rachidien, mais plutôt un endroit au niveau du cœur, et elle a toujours ses chances.
Propos recueillis par J.B.
Retrouvez Louis Soret dans la [lettre n°26->article1099]
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La route des troubadours
CD publié par ENJA en Allemagne sous la référence : ENJ-9436 2 (Troubadours united «road of the troubadours 3»)
distribué par Harmonia Mundi en France
La route des troubadours, film d'Elfi Mikesc, bientôt en DVD