Entretien avec Juan José Mosalini
À travers ton parcours, quelle évolution
as-tu observé dans le tango ?
Cela fait près de 50 ans que je pratique le
métier de bandonéoniste. En Argentine
d’abord, j'ai eu la chance de vivre la période
des grands orchestres de tango et de jouer
dans plusieurs : celui d’Osvaldo Pugliese, de
Leopoldo Federico, Horacio Salgàn… Apartir
des années 70, il y a eu une chute des activités
liées au tango, due aux événements liés
à la dictature qui ont créé des difficultés sur le
plan économique et culturel. Beaucoup d'orchestres
ont disparu à partir des années 1970.
Je suis parti de l'Argentine en 1977, et je suis
arrivé en France avec de nombreux projets. A
mon avis, il faut séparer deux choses : ce qui
s’est passé dans le Rio de la Plata, sur le terrain
naturel de cette musique, et le développement
du tango dans le monde entier, avec
parfois des liens très particuliers pour certains
pays, comme la France. La France a une relation
avec le tango qui date presque depuis sa
naissance, car il est arrivé quasiment au début
du 20e siècle, même s’il y a eu des hauts et
des bas, des périodes difficiles dues aux deux
guerres mondiales. Quand j'ai crée mon
Grand Orchestre de tango en France, on ne
connaissait presque pas le tango, sauf dans le
milieu des musiciens. Ce genre de formation
a permis de redécouvrir la grande époque du
tango, celle des années 1940-55 et les gens
se sont aperçu qu'il existait une grande
richesse dans le cadre de la chanson, de la
musique instrumentale et dans la danse, bien
entendu. Maintenant le tango est un peu partout.
L'activité aujourd’hui, fait de lui une
musique vivante, une musique qui a traversé
ses frontières naturelles, et qui est devenue
pratiquement universelle. Astor Piazzolla a
joué un rôle très important par la qualité de
ses oeuvres et par l’intérêt qu’il a produit dans
l’univers classique : Guidon kremer, Yo-Yo
Ma, entre autre. Aujourd'hui, il existe beaucoup
d'orchestres, symphoniques et autres,
qui s'intéressent à ce tango-là, très écrit et
codifié. Cette codification a permis une réappropriation
peut-être plus aisée que dans
d'autres démarches de musiques populaires
comme le jazz ou le flamenco. En parlant de
jazz, effectivement aujourd'hui, le tango a une
histoire similaire. Ces deux musiques sont
nées dans la même période. Il y a beaucoup de
musiciens, qui ne sont pas nécessairement
argentins ou uruguayens, qui peuvent jouer du
tango parce qu'ils le connaissent, ont fait un
travail, une démarche ou ont appris des éléments
de style. Je le constate, car j’enseigne
en France depuis longtemps. Je suis un
témoin direct de l'intérêt autour du bandonéon,
instrument riche avec lequel on peut
interpréter diverses musiques et pas seulement
du tango ! Il existe de nombreux
ensembles en Europe, qui sont de très bons
interprètes. Il y a de plus en plus de jeunes
compositeurs. C'est très florissant ! Avec les
jeunes interprètes et compositeurs, qui arrivent,
il y a une grande production, une continuité.
Pour moi, le futur du tango est garanti.
Évidemment, il faut découvrir et sortir de
l'ombre certains artistes qui sont en train de se
produire avec beaucoup de sacrifices. Mais ils
vont prendre la place, c'est une démarche
naturelle.
Je vais revenir sur ton parcours d'enseignant,
pourquoi avoir monté les modules
et les ateliers de tango à l'Ecole Nationale
de musique de Gennevilliers?
Cela remonte aux années 1987. J'avais participé
peu avant à une commission du Ministère
de la Culture pour la création d'un certificat
d'aptitude à l’enseignement de l’accordéon
et du bandonéon. L’accordéon, au début
des années 1980, n’avait toujours pas le
même statut que les autres instruments : il n’y
avait pas de CA. Mes amis, plusieurs accordéonistes,
à cette initiative, ont décidé de proposer
le bandonéon comme instrument de la
famille. On m’a donc demandé de faire partie
de cette commission de travail. Pendant un an,
j’ai créé le répertoire musical et littéraire
autour de l’instrument pour le futur enseignant
de bandonéon. C’est ainsi que sont nés
les CA accordéon et bandonéon. Ensuite,
grâce à la publicité dans les conservatoires et
les écoles de musiques, Bernard Cavanna, qui
venait d’être nommé directeur de l’école
Nationale de Musique de Gennevilliers Edgar
Varèse, m’a proposé d’ouvrir un cours de bandonéon.
J’ai accepté. C’est devenu le premier
lieu officiel d’enseignement de cet instrument.
Petit à petit, le bouche à oreille a fonctionné.
Je reçois des élèves qui viennent de
toute l’Europe. Cet enseignement, je le partage
avec César Strocio. Puis, j’ai commencé
à élargir mes activités avec des cours de
musique d’ensemble où j’enseigne les éléments
de styles et les codes d’interprétation
de cette musique. Chaque instrument a ses
particularités. J’ai ainsi formé des ensembles
avec des élèves dont un «Orchestre Typique ».
Suite à quelques activités en concert, mon
entourage m’a encouragé à poursuivre le travail
de cette formation, en lui donnant un
caractère professionnel. Avec ce statut, cet
orchestre est né en 1991. Aujourd’hui il sort
un double album, enregistré en live, chez
Harmonia Mundi, le chant du Monde.
Comment se transmet cette musique ?
Comment fais-tu pour transmettre le
tango aux jeunes musiciens ?
Il faut encourager les musiciens intéressés par
le tango à entrer dans le discours musical.
D’abord il faut aimer cette musique, écouter,
jouer, travailler avec des gens qui ont des
choses à dire et à faire passer. C’est le rôle et
la responsbilité des musiciens qui «sont» cette
culture, qui vont te dire «non pas par là , c’est
plutôt comme cela», «regarde comment je
joue», «voilà comment il faut articuler, faire
les accents, comment il faut improviser…».
Bien sûr, il y a une part de tradition orale
importante, parce que le texte n’est jamais, à
mon sens, porteur de tous les éléments nécessaires
« pour faire la musique ». On peut
l’écrire, mais il y a une partie qui revient à
l’artiste. La question de l’interprétation est
fondamentale, sinon la musique serait juste
une reproduction mécanique, avec un crescendo,
decrescendo, mezzo forte, forte…
Tout ça dans l’absolu ne veut rien dire. Dans
un certain contexte, une nuance aujourd’hui,
sera différente demain.
Justement, penses-tu qu’il y a un engouement
particulier pour le tango aujourd’hui,
en France ou dans des pays en particulier,
ou qu’il s’agit d’un énième retour,
comme le tango en a connu au 20e siècle ?
Je pense qu’aujourd’hui c’est beaucoup plus
facile de rentrer dans l’activité du tango, parce
que les moyens de communication nous permettent
de découvrir, de diffuser cette
musique plus facilement qu’auparavant. On
peut connaître le tango, les interprètes de tous
les horizons. Même si la télévision, les multinationales
liées à la reproduction discographique
et aux radios sont des éléments hostiles,
le tissu associatif, les conservatoires et
acteurs du réseau tango font beaucoup pour sa
diffusion. Qu’est ce que ça produit comme
résultat ? C’est presque une projection géométrique,
un "phénomène crescendo", par
rapport à la quantité et à la qualité : il y a de
tout, des modes, des phénomènes autour du
tango, qui peuvent plaire ou ne pas plaire. Ce
n’est pas grave, cela va vers un seul et même
mouvement. Les publics avec le temps, décident
de ce qui va durer. Astor Piazzolla n’a
pas connu, de son vivant, le succès actuel de
sa musique. Aujourd’hui une partie de ses
oeuvres sont classiques. Il n’avait jamais imaginé
cela. Justice est faite. Il y a aussi des
artistes qui sont complètement oubliés, c’est
aussi le prix à payer. L’équilibre dans l’absolu,
n’existe pas. C’est relatif. Il faut le savoir,
c’est très important car il y a des artistes qui
commencent à souffrir trop tôt, et en conséquence
ils se découragent. Si la deuxième ou
troisième année, ça ne marche pas, ils changent
déjà d’activités. Mais il faut persévérer.
Parfois, il y a la chance, mais celui qui a
quelque chose à dire, qui a un projet, doit absolument
insister parce que tôt ou tard, ça paye.
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