Entretien avec Pierre Vidal-Naquet
Pierre, toi qui a connu le retour du tango en
France puis son développement durant ces
quinze dernières années, quel constat ferais-tu
de cette évolution ? Peut-on parler d’un phénomène
tango ?
La période des années 90 correspond à la redécouverte
du tango en France et à la création des
premières associations. Toute l’infrastructure que
l'on connaît aujourd’hui, n’existait pas. On dansait
chez les uns ou chez les autres. Au niveau musical,
on commençait à peine à découvrir le patrimoine
en écoutant de vieilles cassettes. Aujourd’hui, il n'y
a que l'embarras du choix. Dans une ville comme
Lyon, les associations proposent du tango tous les
jours de la semaine : des cours, des bals, des milongas
; elles invitent aussi des orchestres. Mais malgré
tout, il ne faut pas se tromper, le phénomène
reste assez modeste si on le compare à celui de la
salsa par exemple. Le monde du tango reste relativement
restreint. S'il est facile de se faire plaisir
très vite, le perfectionnement est long et difficile.
Le tango demande beaucoup d'exigence. D'où son
intérêt d'ailleurs.
Et d’un point de vue musical ?
Le tango en tant que danse a pratiquement disparu
dans les années soixante. Les musiciens ont
cessé de jouer pour le bal. Fort heureusement, des
musiciens comme Piazzolla, et plus tard Mosalini
ou Beytelmann, ont continué à faire vivre le tango
et à le développer mais sous une forme concertante.
Puis, dans les années quatre-vingt dix, le
tango dansé a connu un regain d'activité. Il a fallu
un certain temps pour qu'à nouveau, les musiciens
s'intéressent au bal. Des orchestres ont commencé
à se former dès qu’il y a eu suffisamment de structures
pour les inviter. Mais le nombre de bons
orchestres est encore limité. Les musiciens issus
d’une formation classique ont souvent des difficultés
à trouver le « swing » du tango. Nous, danseurs,
sommes assez exigeants car nous avons
comme référence les orchestres de l'Age d'Or
(1935-1960). De surcroît, on est habitué à des
enregistrements à l’ancienne, qui "crachouillent"
un peu. Les musiciens, surtout lorsqu'ils viennent
du classique, jouent de façon assez pure. Les danseurs
ne s'y retrouvent pas toujours. Par ailleurs,
les nouveaux groupes copient souvent ce qui se
faisait à l’âge d’or du tango. Alors, entre l'original
et la copie… Cela dit, il existe maintenant d'excellents
orchestres que nous avons beaucoup de
plaisir à écouter et qui de plus, à leur tour développent
le patrimoine. Tango de Soie essaye
d'ailleurs, à sa modeste mesure, de soutenir de
telles initiatives.
Justement, peux-tu nous parler de l’action de
Tango de Soie en faveur de la création
musicale ?
Le projet de Tango de Soie est de proposer aux
orchestres invités, de composer de nouveaux tangos.
Tous les musiciens à qui nous avons fait une
telle demande, l'ont accueillie avec enthousiasme.
Pour financer ce projet, nous organisons régulièrement
des bals de soutien à l’écriture musicale.
Grâce à ces bals, nous avons déjà pu commander
une quinzaine de tangos. De quoi faire un disque
! Mais nous ne nous en tenons pas là. Nous invitons
aussi les musiciens à parler de leur musique,
de leur instrument. L’idée est de faire en sorte
que les danseurs n’aient pas les yeux rivés uniquement
sur le parquet mais qu'ils aient aussi une
oreille du côté de la musique.
Justement, quel est le rapport entre la danse et
la musique dans le tango ?
Comment enseignes-tu aux danseurs à
« écouter » ?
A la différence d’autres danses de couple, on ne
danse pas "sur" la musique, mais plutôt "dans" la
musique. On ne se laisse pas porter par le rythme.
On joue, on improvise avec lui. Tout se passe
comme si le mouvement était un autre instrument
de la partition. Or, tous les instruments ne jouent
pas à l'unisson : il en est de même pour la danse.
Dans les cours, je cherche beaucoup à faire écouter
la musique. Je commence par des musiques
simples qui dictent plutôt le mouvement, puis je
passe à des musiques de plus en plus complexes,
qui offrent une plus grande liberté d'interprétation.
Mais cette liberté qui permet de "colorer" la danse,
ne peut être utile que si on arrive à maîtriser les
contrastes : le contraste entre la lenteur et la
vitesse, entre l'arrêt (le "corte") et le mouvement,
entre la retenue et le lâcher prise, entre le temps et
le contretemps. Le tango est une danse de l'instant
au sens où chaque mouvement résume le précédent
et annonce celui qui va suivre. Un peu comme
la mélodie. Dans la musique, la note n'a pas de
valeur en soi. Elle ne prend de sens qu'à partir des
notes précédentes et de celles qui suivent. Ces dernières
se font désirer et en même temps sont toujours
inattendues. Il doit en être de même dans le
tango dansé. L’apprentissage s’appuie sur la figuration
du mouvement dans son rapport à la
musique plus que sur la composition des figures.
On passe d'ailleurs son temps à "casser la figure"
que l'on vient d'apprendre afin de ne jamais se laisser
posséder par elle et rester dans l'improvisation.
Toute la difficulté, et encore une fois, tout l'intérêt
du tango, c'est d'effectuer cette improvisation rythmique,
à deux voire même à plus encore, lorsque
d'autres couples sont sur la piste. Ce jeu avec la
musique n'est possible que si le contact avec l'autre
du couple et avec les autres du bal n'est jamais
perdu. Finalement, l'apprentissage est multidirectionnel.
Il faut comprendre son corps, celui de
l'autre, chercher la connexion, entendre la
musique, maîtriser le mouvement, se faufiler dans
le rythme, saisir la dynamique du groupe…et
n'avoir l'air de rien. Tout un programme.