Entretien avec Michel Plisson
Quelles sont les origines du tango ?
Le tango est une musique métisse
comme toutes les musiques traditionnelles
et populaires d’Amérique latine,
qui ont intégrées les éléments amérindiens,
africains et européens. Les
argentins disent souvent que le tango
vient des gauchos. Mais ce n’est pas si
simple car le tango a mis au moins
deux siècles à se constituer. Le tango
est une construction historique.
D’abord, la présence des Noirs a été
nécessaire, dans le Rio de la Plata,
comme dans d’autres villes d'Amérique
latine et pour d’autres musiques.
L’abolition de l’esclavage a engendré
l'afflux des Noirs vers les villes. C'est
ainsi qu'à Buenos Aires et Montevideo,
il y avait de nombreux descendants
d’esclaves au XIXe siècle qui
venaient de trafics avec le Brésil, ou
directement d’Afrique. Les Noirs qui
étaient organisés en confréries, défilaient
dans l'espace public, notamment
lors de la période de Carnaval. Cette
tradition est ancienne et se retrouve
dans tout l'Empire lusophone espagnol,
issue des combats "moros y
christianos", une tradition festive qui
remonte au 13e siècle. Mais on
retrouve aussi cette inscription dans
l’espace public avec les confréries
-tantôt rejetée ou approuvée par
l'Eglise catholique-, les confréries de
tambours, liées d’une manière complexe
à l’Eglise catholique. Ala fin de
XIXe siècle, des centaines de milliers
d'immigrants d'origine européenne,
italiens pour la plupart, s'installent
dans l'espace urbain du Rio de la Plata.
Parallèlement, des échanges commerciaux
intenses se poursuivaient entre
Cuba, et le long de la côte atlantique de
l'Amérique latine. Buenos Aires et
Montevideo, villes portuaires, reçoivent
de multiples influences culturelles;
Buenos Aires devient un formidable
«melting pot» ; des confrontations
ethniques, religieuses, culturelles,
sociales, économiques, se mettent
en place... Au début du XXe
siècle, à Buenos Aires, on peut croiser
des immigrés russes qui se pressent à
l'office de l'Eglise orthodoxe, des
maçons napolitains sur les chantiers,
des turcs fumant le narguilé sur le trottoir,
et des colporteurs noirs. C'est un
vrai "melting pot" que rien ne réunit
culturellement, même pas la langue.
D'où vient le bandonéon ?
Le bandonéon vient d’Allemagne.
C’est l’histoire des instruments à
anches libres dont les origines se trouvent
dans l'orgue à bouche chinois, qui
a été décrit par le père Amiot au
XVIIIe siècle. Le principe en est une
lamelle qui frotte librement enserrée
dans une autre partie métallique. Ce
n’est ni une anche simple, ni une anche
double, mais une anche battante. C'est
ainsi que se développeront en Allemagne,
l’harmonica, le concertina,
l’accordéon et le bandonéon, surtout
dans la première moitié du 19e siècle.
Un certain Heinrich Band perfectionne
l'instrument qui devient assez populaire
en Allemagne et en Pologne
notamment pour la musique liturgique
mais aussi pour la musique populaire.
Cet instrument a beaucoup transformé
le tango, en même temps que la société
"porteña" se transforme elle-même.
En quoi le tango est-il une
musique métisse ?
D’un plan musical, le tango a
emprunté à plusieurs cultures : en ce
qui concerne le rythme, le tango doit
beaucoup aux pratiques musicales
afro-américaine. Pour la mélodie,
l’Espagne a au moins au début eut une
influence décisive, notamment issue
de la zarzuela (équivalent de l'opérette)
; ce «genero chico», comme on
dit en Argentine, était joué par des
troupes de théâtre qui jouaient dans les
grandes villes de l'Atlantique. Elles
passaient par Cuba, et descendaient
toute la côte atlantique, en s'arrêtant
dans les grands ports. Ces zarzuelas
ont fortement influencé les musiques
d'Amérique latine en général, et sont
introduites dans les premières mélodies
du tango. Mais il faut ajouter aussi
une musique plus ancienne présente
dans le Rio de la Plata, celle des Payadores,
ces poètes qui racontent des histoires
et qui improvisent sur des
strophes octosyllabiques formant parfois
des ensembles de 10 strophes
(décimas), tradition que l'on retrouve
dans toute l'Amérique latine. On dit
que le tango est joué par des italiens
qui jouent des airs espagnols, basés sur
des rythmes de musique afro-américaine,
avec un instrument allemand.
Mais comme tous les genres musicaux,
le Jazz, la musique afro-brésilienne,
une musique évolue de son
propre mouvement, notamment en
fonction des enjeux symboliques et
sociaux qu’elle représente. Les enjeux
symboliques des populations de Buenos
Aires en 1920-1930 n’étaient pas
les mêmes qu’en 1890. En 1890, le
pays est encore à conquérir, les terres
sont relativement vierges, et les
indiens viennent juste d’être exterminés
ou livrés à l'exploitation des
blancs. En 1930, les Italiens qui arrivent
à Buenos Aires et Montevideo ne
trouvent pas tous du travail. Il y a du
chômage, les terres ont déjà été distribuées
et on commence à regretter le
pays. La nostalgie se fait sentir. Beaucoup
d'italiens venus en Argentine
pour trouver du travail n'y restent
chaque année que quelques mois: on
les appelle les golondrinas (les hirondelles).
Le tango va donc se charger
d’enjeux sociologiques et devenir la
musique des argentins de Buenos
Aires (porteños) et de Montevideo.
Petit à petit il va éclipser tous les autres
genres musicaux. Au moment de l’arrivée
de Perón, qui représente et initie
une nouvelle ère politique, c’est l’âge
d’or du tango : on trouve plus de 500
orchestres à Buenos Aires dans les
années 1940, qui chacun comptent de
10 à 15 musiciens. En 1955, au
moment où le péronisme est battu par
le coup d'État militaire, le tango reflue.
Comment le tango est-il apparu en
France ?
C’est casuel. Les magasins Gath et
Chavez de Buenos Aires veulent développer
la production de disques. Ils
envoient à Paris, en 1907, les époux
Gobbi et Angel Villodo (l'auteur du
célèbre "El Choclo"), pour enregistrer.
Ils furent très actifs durant leur séjour
en France. Ils jouèrent les professeurs
des cours de danse. Par ailleurs, on
parle souvent de marins de la frégate
argentine Zarmiento qui desservent à
Marseille des partitions imprimées
comme "la Morocha", ou "El Choclo".
On parle également de la traite des
blanches (relatées par Albert Londres)
et des intellectuels argentins, qui diffusèrent
cette musique.
Le tango était donc nouveau en Europe?
En réalité, le mot tango circulait déjà en Europe,
notamment en Espagne depuis une cinquantaine
d’années. On parlait de zarzuela, de tango americano,
qui étaient en réalité des habaneras. Rien à
voir avec le tango porteño. Le mot et la musique
ont circulé. Les salons parisiens s’emparèrent du
tango. Lorsque les aristocrates argentins arrivaient
à Paris pour y vivre, les parisiens les questionnaient
souvent sur l'existence de cette danse. Ils
se rappelaient en avoir entendu parlé comme une
danse de bas-fond, mais c'est en rentrant à Buenos
Aires, qu’ils commencent à s’y intéresser. Il y
a un effet de mode qui existe. Paris est un reflet
extérieur important en Amérique latine. Si une
danse est à la mode, elle aura du succès dans son
pays d'origine. En Argentine, le tango commence
ainsi à monter les échelons sociaux: il y aura différents
types de salons correspondant aux diverses
classes sociales. Le tango va toucher les élites puis
redescendre. C’est un processus d’échange entre
classes sociales qui se produit, mais qui bientôt
va devenir national. C’est un facteur d’identité. Il
y a un phénomène de « criollisation ». Notons que
ce terme a un sens différent aux Antilles et en
Amérique du Sud. En Argentine les criollos ce sont
ceux qui sont nés sur le sol américain. À Buenos
Aires, c‘est la deuxième génération d’Italiens. Ils
cherchent à s’identifier comme argentins. Ce sera
le cas grâce au tango. En 1920, le tango devient
argentin : il est de plus en plus joué et dansé; il sert
de ciment identitaire à tous ces étrangers, qui n’ont
plus de repères culturels. Carlos Gardel, qui pouvait
chanter au début de sa carrière, des fox-trot, du
fado, des quadrilles, ne chantera plus que des tangos
et milongas. C'est à cette période que le tango
porteño devient hégémonique en Argentine.
Comment le tango évolue-t-il aujourd'hui en
Argentine et en France ?
La personnalité d'Astor Piazzolla, qui a révolutionné
la forme, l'harmonie, la mélodie du tango,
est si forte qu'il est difficile pour les musiciens plus
jeunes de trouver des voies nouvelles. Pour faire
simple, on peut considérer qu'il y a aujourd'hui
grossièrement deux tendances. Notons d'abord que
pendant des générations, le tango comme danse
et comme musique avait perdu de sa suprématie.
Le tango n'était plus aussi joué et dansé qu'avant:
il y a ainsi une volonté d'une partie des jeunes
musiciens de se réapproprier le tango de l'Age d'or.
Ce courant est représenté notamment par
l'orchestre "El Arranque", et le contrebassiste
Ignacio Varchauvsky. Dans le film "Si sos Brujo",
de Carolina Real, on voit une scène émouvante
où Ignacio va visiter le bandonéoniste Emilio Balcarce
pour tenter de le convaincre de reconstituer
un orchestre. D'excellents orchestres constitués de
jeunes musiciens qui appartiennent à cette tendance
voient le jour actuellement en Argentine. L'autre tendance,
c'est le courant que l'on peut appeler postpiazzolien,
qui tente de faire évoluer le langage
tango. Parmi ceux-ci on peut citer le bandonéoniste
Nestor Marconi.
Et en ce qui concerne la danse ?
Pour la danse, je pense qu'il y a une évolution, non
dans les pas de danse, mais dans la manière de se
les approprier. C’est une danse sociale. Avant,
quand on commençait à faire du tango dans les
années 80, les gens étaient fascinés par la scène, le
show, surtout en dehors de l'Argentine, et
essayaient d’imiter ce tango chorégraphique.
Maintenant, c’est plus une danse de quartiers qui
créé du lien. Il faut noter que lorsque le tango est
tombé en disgrâce, dans les années 50, il a toujours
continué à être dansé dans les quartiers populaires,
dans les clubs italiens, espagnols, ce qui s'est énormément
développé aujourd'hui. C'est un retour
vers le tango plus populaire, que spectaculaire,
comme on a pu le remarquer dans plusieurs festivals
de tango, comme le dernier festival au théâtre
de Chaillot à Paris. Notons pour terminer, que si on
assiste à un retour en force du tango dans le Rio de
la Plata (Montevideo et Buenos Aires), d'autres
musiques et danses liées historiquement au tango
et aux pratiques du Carnaval retrouvent également
un engouement populaire de première force,
notamment la murga et le candombe, et en général
un intérêt pour les origines afro-américaines de
toutes les musiques et danses.